samedi 16 octobre 2010

Expulsions, les chiffres de la discorde

Le nombre de renvois de délinquants étrangers pourrait tripler, selon des chiffres officiels mais contestés.

Le chat et les chiffres ... merci Gelück

Le département d’Eveline Widmer-Schlumpf a-t-il mesuré toute la portée de son annonce? On peut en douter après la récente diffusion d’estimations chiffrées relatives au nombre de renvois de délinquants étrangers qu’une acceptation de l’initiative sur le renvoi rendrait possible à l’avenir.

Selon ces chiffres, l’initiative de l’UDC, sur laquelle les Suisses se prononceront en novembre, ferait plus que tripler le nombre d’expulsions prononcées contre des délinquants étrangers. De 350 à 400 à l’heure actuelle, les renvois passeraient à 1500 si les Suisses devaient dire «oui» le 28 novembre. Une approbation du contre-projet opposé par les Chambres en guise de moyen terme conduirait au renvoi de quelque 750 à 800 condamnés étrangers.

Ces différences s’expliquent par le cercle des délinquants concernés – plus ou moins large selon le droit actuel, l’initiative ou le contre-projet – et le niveau des peines encourues justifiant une expulsion. Elles reposent également sur l’automaticité ou non du renvoi, la loi actuelle ne prévoyant en règle générale que la possibilité de retirer l’autorisation de séjour d’un ressortissant étranger condamné pour des infractions d’une certaine gravité. L’initiative, elle, ne laisse aucune marge aux autorités, qui auront le devoir de retirer l’autorisation de séjour dans les cas prévus par le texte soumis au vote populaire.

Les chiffres ont été établis en partie sur la base d’une étude de l’Association des services cantonaux de migration. «Ils étaient initialement destinés aux commissions parlementaires chargées d’examiner l’initiative et le contre-projet», explique Albrecht Dieffenbacher, chargé du dossier à l’Office fédéral des migrations (ODM). Ils ont circulé entre les parlementaires, et l’administration a finalement jugé préférable de les rendre publics maintenant, plutôt que d’être accusée de taire certains éléments d’information, justifie en substance Albrecht Dieffenbacher.

On voit aisément le parti que l’UDC peut tirer de ces estimations dans une campagne qui promet de ne pas faire dans les nuances. La publication de tels chiffres, à quelques semaines d’un scrutin populaire, donc durant une période où les autorités ont le devoir d’informer le plus objectivement possible, soulève nombre d’interrogations.

Celles-ci sont d’autant plus sérieuses que les ordres de grandeur cités par l’ODM doivent être fortement relativisés, comme le reconnaît Albrecht Dieffenbacher. Les chiffres n’indiquent que les renvois prononcés, mais ne disent encore rien de leur exécution concrète, dont on sait qu’elle est souvent compromise en pratique.

Par ailleurs, les 1500 renvois auxquels conduirait l’acceptation de l’initiative ont été estimés sans tenir compte des obstacles que constitueraient, quoi qu’en disent les initiants, certains engagements internationaux auxquels la Suisse risque de ne pas pouvoir se soustraire, en tout cas pas durablement. Parmi ceux-ci, il faut compter non seulement le principe du non-refoulement, qui interdit de renvoyer un étranger vers un pays où sa vie ou son intégrité physique seraient mises en danger, mais aussi l’accord sur la libre circulation des personnes conclu avec l’UE qui, sans interdire absolument tout renvoi d’un ressortissant européen pour des raisons de sécurité publique, le soumet néanmoins à des exigences particulièrement élevées.

Ainsi, le Tribunal fédéral a confirmé l’obligation de quitter la Suisse d’un Italien condamné pour une longue liste d’infractions, allant du brigandage à main armée au trafic de cocaïne. Mais dans un autre cas, la plus haute juridiction helvétique a estimé qu’un broker milanais devait pouvoir entrer librement en Suisse malgré une condamnation pour abus de confiance. A cette occasion, les juges, s’alignant sur la jurisprudence des autorités européennes, avaient souligné qu’une dérogation à la libre circulation des personnes ne pouvait se justifier que si une menace «actuelle, effective et d’une gravité suffisante» était portée aux «valeurs fondamentales de la société».

Denis Masmejan dans le Temps

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