vendredi 9 octobre 2009

L’islam en Suisse et dans le Canton de Vaud

- Séminaire 2009 de la Ligue vaudoise (I)

Benoît Meister
La Nation n° 1858 - 13 mars 2009

Introduction

Dans la salle des Cantons, au Buffet de la gare à Lausanne, s’est tenue mercredi dernier la première soirée du traditionnel séminaire de la Ligue vaudoise, consacré cette année à l’islam en suisse et dans le Canton de Vaud. Deux raisons justifiaient que l’on examine de près la réalité de la présence musulmane sur notre sol et les questions que celle-ci soulève. Premièrement, le constat que 30’000 musulmans séjournent aujourd’hui régulièrement dans le seul Pays de Vaud; cette masse constitue une nouvelle donne politique et religieuse qu’il s’agit de prendre très au sérieux. Deuxièmement, nous voterons à la fin de l’année, au plus tard au début de l’année prochaine, sur l’initiative populaire fédérale contre la construction de minarets; l’étude plus large de l’islam en suisse permet de prendre position sur cette initiative particulière avec la hauteur de vue nécessaire.

Avant de donner la parole aux deux conférenciers de ce premier soir, quelques considérations préliminaires ont dessiné le cadre dans lequel le séminaire devait se dérouler. Deux écueils sont à éviter, deux positions extrêmes pareillement simplificatrices. La première consisterait à refuser aux musulmans le droit de pratiquer leur religion, par là de faire barrage à une menace réelle pour les eglises chrétiennes de notre pays. La seconde serait de nier les divergences, de croire naïvement à la bonne entente entre chrétiens et musulmans, de prôner une parfaite égalité entre les uns et les autres dans l’idée qu’il existerait un terrain commun aux deux, qui ne serait autre que le credo moderne: le respect absolu des convictions religieuses d’autrui. La première position présente le défaut de se situer uniquement du point de vue religieux, et d’oublier le point de vue politique. Quant à la position idéaliste, elle oublie d’une part que l’islam comme le christianisme ont une prétention à la vérité, et d’autre part que dans le domaine de la religion et de l’absolu, les divergences profondes, quand elles se trouvent trop rapprochées, risquent toujours de se transformer en conflit.


L’islam en Suisse et en chiffres

Dans un exposé extrêmement clair, précis et documenté, Jean-François Mayer, historien et directeur de l’institut Religioscope, nous a parlé de «L’islam en suisse et en chiffres», et a démontré accessoirement qu’il était possible d’être passionnant en jonglant avec beaucoup de statistiques. Le conférencier annonce en préambule qu’il souhaite avant tout «équiper l’auditoire», selon son mot, pour la réflexion qui suivra.

Jusqu’ici, les musulmans étaient considérés par les Suisses comme une population immigrée. Notre relation avec les communautés islamiques, affirme Jean-François Mayer, est en passe de changer de nature. Il y a le fait que des Suisses se convertissent à l’islam. Surtout, la présence musulmane en suisse est en constante augmentation. Voici les chiffres: en 1970, 16’300 musulmans habitaient en suisse; en 1980, 56’600; en 1990, 152’000; en l’an 2000, 310’000; enfin en 2009, les musulmans sont entre 350’000 et 400’000. En termes de pourcentage, les musulmans représentent aujourd’hui le 5% de la population suisse, contre 0,26% en 1970. De plus, il suffit de considérer que la moitié des musulmans ont aujourd’hui moins de 25 ans et que le taux de natalité est de 2,44 enfants par couple pour réaliser que la communauté musulmane formera bientôt le 10% de la population helvétique. Enfin, il faut préciser que 12% des musulmans, en l’an 2000, détenaient un passeport suisse.

Examiner ensuite les causes de cet afflux par vagues successives permet au conférencier de donner également une idée de la diversité des communautés musulmanes qui vivent sur notre sol. Les premiers musulmans, à la fin des années 1950, sont des travailleurs saisonniers qui viennent de Turquie. Leur passage ne laisse pas de trace dans l’espace politique et religieux; logiquement, aucune structure particulière n’est mise en place pour les accueillir. Dans la seconde moitié des années 1970, le droit au regroupement familial change la donne et offre la possibilité aux premières communautés musulmanes, notamment turques, de s’installer en suisse, installation qui débouche nécessairement sur la mise en place de structures religieuses. A la même période, des musulmans du monde arabophone (d’Egypte, de Syrie, puis du Maghreb) immigrent également en Suisse, en minorité par rapport aux musulmans turcs, mais influents spirituellement et idéologiquement par le fait qu’ils proviennent de classes moyennes, qu’ils ont par conséquent une formation religieuse et une maîtrise de la langue arabe meilleures que la plus grande partie de l’immigration turque, qui appartient à la classe ouvrière. Le reste – la grande majorité – de la population musulmane nous vient des Balkans (Albanie, Kosovo, Bosnie). L’immigration balkanique a notoirement augmenté au moment de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990. On relève enfin la présence d’une minorité musulmane chiite.

Nous réalisons par là ce que nous avons souvent tendance à oublier en parlant des musulmans et de l’islam: en Suisse et dans notre Canton, l’islam est constitué de plusieurs strates identitaires différentes. Car c’est un des traits de cette religion qu’elle ne se dissocie pas, ou mal, de la culture du pays d’origine. D’où le fait que les mosquées, sur notre sol, peuvent être aussi bien turques que bosniaques, albanophones ou autres; d’où également le fait que cinquante salles de prière islamiques, par exemple, sont plus précisément albanophones. Pour les Suisses convertis à l’islam (entre 5’000 et 10’000 dans la population musulmane actuelle), ainsi que pour les musulmans nés en Suisse, se pose ainsi la question du type d’islam auquel adhérer. Il s’agit de ne pas oublier cette diversité au sein de l’islam quand on parle de la politique à adopter à l’égard de la communauté musulmane en général.

Le dernier aspect du sujet traité par notre premier conférencier est celui de l’organisation de ces communautés islamiques. Le plus souvent, les autorités ont été prises de court; la mise en place des structures religieuses a été improvisée; les salles de prière ont été, pour la plupart, construites avec les moyens du bord. On dénombre aujourd’hui cinq organisations faîtières de l’islam turc; aucune organisation albanophone n’a encore vu le jour. Il y a également des tentatives de créer des structures à l’échelle fédérale, mais aucune ne peut être actuellement considérée comme représentant la majorité des musulmans. Pour l’instant, les tentatives les plus réussies sont probablement des organisations ayant vu le jour à l’échelle de la ville ou du canton, qui apparaissent comme des structures minimales de coordination entre les différentes communautés musulmanes en vue du dialogue avec les autorités de notre pays. Ce qu’il faut retenir surtout, c’est, d’une part, que les structures existantes sont aussi nombreuses et diverses que le sont les communautés musulmanes, et, d’autre part, que beaucoup de musulmans n’appartiennent pas à ces organisations; à propos de ces dernières, on ne peut donc parler de représentativité. Jean-François Mayer conclut son exposé en soulignant que l’islam en Suisse est spécifique, à prédominance balkanique et turque, proche en cela de l’islam en Allemagne, fort différent en revanche de l’immigration musulmane en France (originaire en grande partie du Maroc et de l’Algérie), ou encore de la population islamique en Angleterre (majoritairement originaire d’Asie, avec une forte présence pakistanaise).


Etre musulman dans le Canton de Vaud

Le second exposé de la soirée a apporté un éclairage très différent du sujet qui nous occupe. Madame Chantal Khafif-Bezençon, membre du Centre islamique de Lausanne, nous a présenté un parcours autobiographique, mêlé de considérations politiques, et nous a dit la façon dont elle percevait son statut de femme vaudoise convertie à l’islam dans notre pays. D’un père lausannois et d’une mère gruyérienne, Madame Khafif-Bezençon a grandi à Bussigny. Elle se rappelle ses jeux, enfant, le long de la Venoge. Adolescente, elle suit un catéchisme catholique qui ne la satisfait pas entièrement. Elle se détourne bientôt de la religion chrétienne. La nature aux alentours de la Venoge lui suffit, pour un temps, comme preuve de l’existence de Dieu. Une rencontre avec un musulman, qui l’initie à l’islam, sera suivie d’une conversion à la religion de Mahomet, «au message unique de l’islam», souligne-telle. Elle n’a alors que dix-huit ans.

«Je suis musulmane pour moi uniquement», affirme Madame Khafif-Bezençon. elle ne nourrit aucune autre revendication que d’être l’égale des autres citoyens de ce pays. Parmi les préjugés qu’elle dénonce à l’égard des musulmans, il y a celui de la femme esclave et soumise. Il y a ensuite celui qui considère l’ensemble des musulmans comme des terroristes conquérants. C’est une loi de l’histoire, nous dit-elle, que de se fabriquer des ennemis, de stigmatiser un groupe, pour favoriser sa propre expansion. Les musulmans occupent cette place de «l’autre» repoussé, que le sociologue français Pierre Bourdieu considérait comme étant consubstantielle à l’affirmation et à la domination d’une société.

Une association entre le Pays de Vaud, «consensuel», et l’islam est souhaitable. La conférencière note par ailleurs la bienveillance des autorités fédérales à l’égard des communautés islamiques en général. Elle soutient qu’il n’y a pas de volonté de conquête dans le désir de construire des minarets; ces derniers servent avant tout de points de repère. Certes, elle se sentirait blessée si le oui à l’initiative fédérale l’emportait, qu’elle éprouverait comme une absence de reconnaissance de ce que la communauté musulmane apporte à la vie de notre pays. Un oui à l’initiative, d’ailleurs, serait vain, ne changerait rien en profondeur: la prière sera toujours possible sans minarets.

Se déclarant musulmane modérée comme beaucoup d’autres, Madame Chantal Khafif-Bezençon a exprimé à plusieurs reprises le lien fort qui l’unissait au Canton de Vaud, revenant à la Venoge, se joignant au poète Gilles pour en faire l’éloge, la présentant comme la réalité qui cristallise son sentiment d’appartenance à notre Pays.

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