Lu dans l'Echo Magazine
Les musulmans de Suisse sont-ils la cinquième colonne d'une invasion intégriste programmée ou n'aspirent-ils qu'à vivre en bons citoyens, respectueux de l'Etat de droit? Face aux fantasmes, les faits, têtus et hélas pas assez entendus.
L'islam fait peur. Depuis la «vague verte», les mouvements islamistes enhardis par la révolution iranienne en 1979, et surtout les attentats du 11 septembre 2001, le souvenir de plus de 1300 ans d'incompréhensions, de rivalités théologiques et de guerres a été ravivé dans la conscience collective occidentale (mais aussi dans les autres aires de civilisation) et la hante au point d'obérer les fructueux échanges passés entre le monde islamique et l'Europe.
Passé conflictuel
Cette réalité historique, globalement négative, personne ne peut la nier. Sauf qu'à force de ressasser cette antienne, on souffre de myopie et on reproduit la logique stérile de l'affrontement entre des civilisations perçues comme des blocs uniformes et immuables. C'est la thèse du «clash des civilisations» de Samuel Huntington (1927-2008). Selon ce fameux politologue étatsunien, le monde actuel s'expliquerait par un affrontement entre des ensembles continentaux définis par des critères culturels et religieux. Cette vision structure le débat de fond sur la place de l'islam en Suisse, car elle postule que la foi des musulmans serait incompatible avec les valeurs démocratiques dont l'Europe s'est fait le parangon. Vraiment?
«Il y a un problème lorsque l'on parle de l'islam de façon générale», explique Stéphane Lathion, enseignant et président du GRIS, le Groupe de recherche sur l'islam en Suisse. «On se heurte toujours à une vision abstraite, culturaliste et théorique qui essentialise les musulmans en les considérant comme tous pareils. Bien entendu, il faut comprendre les réactions des gens lorsqu'ils voient des images violentes associées à cette religion. Mais il faut aller au-delà d'une première lecture émotionnelle afin de ne pas laisser les préjugés prendre souche.»
Myopie intellectuelle
Démystifier: voilà ce qui fait défaut dans le débat ayant trait à l'islam. Bien entendu, cela ne revient pas à nier le cancer intégriste qui ronge le monde musulman. Ni l'angélisme ni la diabolisation ne sont bonnes conseillères. Dressons d'abord ce constat infaillible: cette religion n'est pas un bloc homogène qui avancerait d'un seul tenant, hier à la pointe du cimeterre, aujourd'hui de façon larvée, à la conquête du continent des héritiers de Charles Martel, le roi de France qui stoppa l'avancée musulmane à Poitiers en l'an 732.
Qui sont en effet les musulmans de Suisse? Des Arabes sunnites intégristes, des terroristes en puissance, des agents voilés d'un «complot islamique mondial»? Ces clichés indisposent Bashkim Iseni, spécialiste de la diaspora balkanique en Suisse: «La majorité des musulmans sont des Européens originaires des Balkans (voir encadré p. 20), notamment des albanophones, qui pratiquent un islam confiné à la sphère privée. Ils ne considèrent pas la religion comme le vecteur primordial de leur identité». Autrement dit, c'est l'exact contraire du portrait-robot du musulman barbu qui suscite au mieux le soupçon, au pire la crainte et le rejet.
«L'extrémisme religieux ne correspond pas à l'écrasante majorité des pratiquants quotidiens de l'islam», ajoute Hugues Hiltpold, conseiller national radical genevois, très attentif aux questions de laïcité et de paix religieuse. Ueli Leuenberger, président des Verts suisse et ancien directeur de l'Université populaire albanaise (UPA) à Genève, renchérit: «L'islam en Suisse ne correspond pas à l'image que l'on en a. Des gens entretiennent avec cette religion un rapport quasi pathologique qui confine au déni de réalité. Il est évident que l'islam balkanique est attaché à la modernité. Le problème, c'est qu'on ne veut pas voir cette population immigrée ni sa relation tout à fait paisible avec sa religion».
Ouverture balkanique
Bashkim Iseni précise: «C'est un islam qui vient de loin. La présence des Turcs dans les Balkans durant cinq siècles a joué un rôle fondamental dans son élaboration. Les Ottomans ont officialisé le rite hanéfite, le plus libéral des quatre écoles juridiques de l'islam, qui prône l'accomodement avec la réalité établie. De fait, l'islam balkanique s'est façonné dans un esprit d'ouverture et de syncrétisme. Le soufisme, la voie mystique, s'y est aussi beaucoup développé. De même que l'islam bektashi, jugé hétérodoxe, voire hérétique par d'autres musulmans, mais auquel les populations balkaniques, notamment albanophones, sont particulièrement attachées.»
Les drames du 20e siècle ont aussi joué leur rôle. «A la chute de l'Empire ottoman, les musulmans du sud-est européen sont devenus des minorités qui se sont adaptées au nouvel ordre des nations. Sous le communisme, la laïcisation, très poussée en ex-Yougoslavie, qui magnifiait la figure du scientifique et de l'ouvrier plutôt que l'imam, et l'athéisme d'Etat de l'Albanie anti-religieuse d'Enver Hodja ont rétrogradé la question de la foi dans la sphère intime.»
Depuis très longtemps déjà, l'approche du fait religieux par un musulman d'origine balkanique est donc similaire à celle d'un citoyen de confession catholique ou protestante. «Les contradictions internes à l'islam balkanique reflètent son esprit de diversité et de tolérance. La foi y est vue comme la partie d'un tout, conforme aux valeurs démocratiques et humanistes.» En Suisse, l'islam majoritaire est donc déjà «euro-compatible» avec les valeurs libérales et humanistes du Vieux-Continent. N'en déplaise à celles et ceux qui croient que cette religion y est par nature rétive. «L'islam de Suisse existe déjà. Son problème, c'est qu'il est celui de la majorité silencieuse», précise Bashkim Iseni. Une allusion au problème de la représentativité des musulmans, qui ne se reconnaissent pas forcément dans les figures institutionnelles et médiatiques qui parlent en leur nom.
Vers la réforme de l'islam
La constitution de cet islam moderne est aussi d'origine extra-européenne, note Ahmed Benani. Ce politologue et enseignant lausannois pointe le processus capital du «passage à l'Ouest de l'islam. Les musulmans arabophones établis en Europe sont interpellés par la réalité dans laquelle ils évoluent. Confrontés à l'altérité, certains sont déstabilisés, d'autres se replient sur eux-mêmes. Mais ils ne peuvent pas faire l'impasse sur le questionnement du patriarcat religieux, les rapports entre hommes et femmes, le droit des individus». Inévitable, cette adaptation à la modernité se fait sur plusieurs modes. Elle touche d'ailleurs le monde musulman dans son ensemble, mondialisation oblige. «Car les mêmes mutations se répercutent dans un univers d'économies et d'idées globalisées.»
«Assumer la diversité intra-religieuse et intra-communautaire est le défi, l'enjeu citoyen de cet islam européen», ajoute Stéphane Lathion. «Pour cela, des 'accomodements raisonnables', qui consistent à arriver à un 'consensus minimum acceptable' dans le cadre de l'Etat de droit, permettraient de favoriser le dialogue social et une meilleure intégration. Cette démarche pragmatique est d'ailleurs propre à la culture politique suisse. Elle favorise des arguments rationnels – dire oui ou non à une demande permet de fixer des limites saines – et non une démarche de confrontation.»
Ahmed Benani rappelle une idée dans l'air, aux accents prophétiques: les «Lumières» de l'islam viendront de l'Europe. Il cite des croyants et islamologues éclairés, actuels: Mohammed Arkoun, Abdennour Bidar, Rachid Benzine et Malek Chebel. Des figures émergentes, laïques, modérées voire progressistes, qui démentent les craintes sur les musulmans. «Des personnalités qui remettent en question le magistère doctrinal des Etats musulmans et des télévangélistes genre Tariq Ramadan. Cette réforme en Europe naîtra de la confrontation-discussion entre islam implanté et islam transplanté, mais également d’une meilleure connaissance des autres traditions monothésistes et bouddhiste et, last but not least, de la sécularisation, voire de l’athéisme. Il est impératif d’intégrer dans nos réflexions et débats la mondialisation du religieux et ses effets collatéraux: le métissage culturel et donc l’enrichissement de la pensée.»
Laïcs et modernes
L'Association suisse des musulmans pour la laïcité (ASML) cherche à combler ce manque. Son président, Henri-Maxime Khedoud: «La représentation des musulmans n'appartient pas aux seuls religieux. Nous sommes des citoyens laïcs et démocrates, rien à voir avec un islam des ténèbres, des caves et des sous-sols! Les études prouvent que 90% des personnes d'origine musulmane sont non-pratiquantes, soit une variable conforme à la moyenne suisse des autres religions. Nous ne voulons pas être assimilés à des gens qui ne nous correspondent pas ni être stigmatisés en raison de notre origine».
Président de l'Union des associations musulmanes de Fribourg, Mohamed Batbout souhaite que cette meilleure représentation des croyants se fassent «dans un souci d'harmonisation, pas de mise au pas. Il faut trouver une façon de rendre cette diversité enrichissante dans l'unité. C'est autant un travail qu'un objectif permanent. Les recettes ne sont pas compliquées: éviter les préjugés, profiter de l'autre en termes positifs, valoriser les ressources culturelles de chacun et ne pas être dans une logique de rivalité». Un travail qui peut prendre du temps et qui se fait néanmoins au jour le jour.
Intégration sociale
Bashkim Iseni: «S'ils sont touchés par les débats sur l'islam, les musulmans balkaniques ne se sentent pas concernés comme les autres. Ils ne voient pas l'intérêt de s'engager sur la place publique. Jusqu'à la fin de la guerre du Kosovo, ils étaient pour ainsi dire en attente, dans le couloir. Mais comme cette question nationale est réglée, ils sont désormais dans la pièce principale de la 'maison Suisse', leur pays d'adoption, où ils veulent simplement vivre, travailler et être heureux».
«On constate ainsi l'émergence d'une nouvelle génération née en Suisse et qui en maîtrise parfaitement les cultures et les langues. Tels les imams Mustafa Molla, de la ville de Berne, Neziri Rejhan à Kreuzlingen (Thurgovie) ou encore Bekim Alimi à Wil (Argovie).» En Suisse romande, on n'observe pour l'instant pas la même tendance. «Le vrai problème est de toute façon l'intégration socio-professionnelle», recadre Bashkim Iseni. La religion n'est jamais qu'un masque jeté sur des problématiques fondamentales comme l'emploi et la reconnaissance sociale. Il y a trente ans, on considérait les immigrés italiens comme «inassimilables» en raison de leur latinité et de leur catholicité...
Ainsi, le débat actuel sur l'islam reproduit les peurs xénophobes d'hier en les parant d'un vernis culturaliste alimenté par un passé de contentieux. Autres temps, mêmes mœurs! Fait également regrettable: ce discours de la méfiance ravive la mémoire d'un christianisme identitaire – le «nous» contre «vous» – alors que l'on vit dans une ère individualiste et post-chrétienne marquée par le «supermarché des religions». Le deuil de l'antique Christianitas, la chrétienté, a pourtant été fait par les chrétiens au cours du 20e siècle grâce notamment au concile Vatican II et à la réflexion théologique menée par le monde protestant.
Au moment de voter le 29 novembre, il ne sera pas inutile de se souvenir de ce cruel paradoxe. Si le christianisme moderne, libéré du mythe d'une chrétienté homogène, est pluraliste, acquis à la laïcité et au dialogue interreligieux, pourquoi glisser dans l'urne un bulletin qui résonne comme un réflexe rétrograde?
Thibaut Kaeser
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