mardi 16 septembre 2008

Vingt ans d'humanité dans la machine implacable de l'asile

Vingt ans d'humanité dans la machine implacable de l'asile

LE COURRIER - Paru le Mardi 16 Septembre 2008
PROPOS RECUEILLIS PAR RACHAD ARMANIOS

AUMÔNERIE - L'Aumônerie genevoise oecuménique auprès des requérants d'asile (AGORA) célèbre deux décennies de résistance contre la dégradation de la politique de l'asile.

Septembre 1988: au seuil du système froid et implacable de l'asile suisse, face aux barbelés du Centre d'enregistrement des requérants d'asile de la Confédération (CERA) derrière l'aéroport de Cointrin, les Eglises genevoises installent un bus pour apporter de la chaleur humaine aux exilés. Le véhicule de l'Aumônerie genevoise oecuménique auprès des requérants d'asile (AGORA) laisse bientôt la place à un mobile home. Lorsque le CERA déménage à La Praille, un autre bus, une roulotte et un conteneur sont successivement posés devant l'immeuble. Quand le CERA déménage à Vallorbe, fin 2000, l'aumônerie intègre une maison à Vernier et s'occupe désormais des requérants attribués au canton de Genève. Mais voilà qu'à l'heure de souffler ses vingt bougies, l'AGORA, formée de trois aumôniers payés par les Eglises et d'une trentaine de bénévoles, doit quitter ses murs pour permettre la construction d'un centre commercial Ikea.

Michel Bavarel, journaliste et président du Conseil de l'AGORA, nous reçoit dans les locaux de l'aumônerie où se décollent déjà les nombreuses coupures de presse affichées aux parois, témoins d'une histoire riche en rebondissements qui s'écrira désormais dans d'autres lieux. Le scénario, lui, ne changera pas: depuis sa genèse, l'AGORA accompagne des requérants que l'Etat tente de dissuader de rester. Les politiques se durcissent, mais l'attitude fondamentale reste la même, témoigne Michel Bavarel, coauteur d'un livre[1] qui évoque ces «années de résistance».

Comment l'AGORA est-elle née?
Michel Bavarel: En 1983, alors que je préparais pour La Liberté et Le Courrier une série d'articles sur les «nouveaux réfugiés» (Chiliens, Zaïrois...), j'ai rencontré dans un baraquement de Pré-Bois un jeune requérant. Il m'a confié qu'il lisait beaucoup la Bible, mais qu'il n'avait pas eu de contact avec les Eglises en Suisse. J'ai parlé de cette lacune à André Fol, alors responsable de la Commission tiers monde de l'Eglise catholique. Avec le pasteur Rudolf Renfer, ils ont alerté leurs Eglises pour les rendre attentives à la situation des demandeurs d'asile. De son côté, Maurice Gardiol avait déjà créé le secteur réfugiés du Centre social protestant. C'est grâce à lui qu'est née l'AGORA en 1988. Dès le début, la volonté était que la démarche soit oecuménique.

Quelle a été la tâche première?
En 1988, le CERA se situait derrière l'aéroport. Les requérants étaient accueillis par des barbelés et un interphone. Ils pouvaient attendre dehors des heures avant d'être pris en charge, par n'importe quel temps. L'AGORA a alors mis en place un bus pour faire office de salle d'attente, en offrant du thé, du café, des habits, et surtout de l'humanité. L'accueil et l'écoute, c'est le métier de base de l'AGORA, sur lequel se sont greffées toutes les autres activités. Les aumôniers rendaient visite aux requérants à l'intérieur du CERA, en donnant des informations sur leurs droits ou en faisant le lien avec des mandataires comme le CSP, ELISA, l'EPER ou Caritas.

Une action bien vue?
Tant le CERA que des chrétiens ont reproché à l'AGORA de ne pas limiter son travail à l'assistance spirituelle. Mais le quotidien d'une personne ne peut être séparé du spirituel. En 1985, les trois Eglises (catholique, protestante et catholique chrétienne) ont publié un mémorandum précisant: «Dans la suivance de Jésus-Christ, les Eglises ne pourront se situer qu'aux côtés de ceux qui ont dû fuir, aux côtés des humiliés et des persécutés.»

En vingt ans, comment la situation de l'asile en Suisse a-t-elle évolué?
Fondamentalement, l'attitude est restée la même, bien qu'elle se soit crispée. On considérait et on continue de considérer les requérants d'asile uniquement comme des fardeaux sans voir l'enrichissement humain et économique qu'ils peuvent apporter. En ne les traitant pas trop bien, on pense les dissuader de rester. C'est vain, car ces gens fuient des situations pires que ce qu'on peut leur réserver ici.

La situation s'est aggravée, dites-vous?
Quand on dénonçait les conditions de vie au CERA, on nous répondait que l'accueil n'y était que de cinq jours. Désormais, les gens restent jusqu'à deux mois. Notre bagarre actuelle concerne la zone de transit de l'aéroport, où les gens, parfois des enfants, ne voient que rarement le soleil durant six, sept semaines. Quant au cadre légal, il s'est encore durci avec la loi sur l'asile votée en 2006. Les requérants frappés d'une non-entrée en matière ou déboutés se trouvent dans des états très précaires. Une partie d'entre eux renoncent à l'aide d'urgence et disparaissent simplement dans la nature. Le système bureaucratique de l'asile est très dur, les gens sont transférés d'un endroit à l'autre sans savoir pourquoi ni pour combien de temps. Notre expérience nous a montré que L'angoisse qu'engendre l'incertitude sur leur sort se double, pour certains, de l'incompréhension de finir en semi-détention pour avoir demandé l'asile. Ceci dit, beaucoup sont reconnaissants envers la Suisse de les avoir nourris, protégés, soignés et, pour certains, délivré un permis.

La notion d'abus est-elle nouvelle?
Non. Mais on parlait auparavant de «réfugiés économiques» pour désigner les «faux réfugiés». On disait déjà qu'ils coûtaient trop cher. Même si Christoph Blocher et l'UDC ont popularisé la notion d'abus, la problématique était la même. Le drame, c'est que la politique de dissuasion de l'Etat ajoute de la souffrance à la souffrance de l'exil et apporte des traumatismes supplémentaires. D'une problématique de l'asile restreinte, on a fait un énorme problème. Après les travailleurs immigrés dans les années 1960 et l'initiative Schwarzenbach, la société s'est cherché de nouveaux boucs émissaires pour conjurer ses peurs.

L'asile, une problématique restreinte? D'autres vous rétorqueront qu'«on ne peut pas accueillir toute la misère du monde»...
Mais on est loin de l'accueillir toute. J'avais par exemple été scandalisé quand le Conseil fédéral avait refusé d'accueillir 500 réfugiés irakiens alors que le Haut-commissariat aux réfugiés demandait à la Suisse d'en prendre beaucoup plus. Pour comparaison, la Syrie a sur son sol près d'un million de réfugiés irakiens! La grande majorité des réfugiés restent dans les pays voisins, comme au Tchad en ce qui concerne le Darfour. Je souhaiterais qu'il n'y ait aucun réfugié et que l'AGORA n'ait plus de raison d'exister. Il y a certes un moyen, utopique: que les privilégiés perdent de leurs richesses. Ce sont les inégalités qui poussent les migrants du Sud à tenter leurs chances au Nord. Mais les politiques néolibérales ne vont pas dans ce sens.

Que répondez-vous à l'accusation d'angélisme?
Est angélique qui est loin des réalités. Or nous la côtoyons tous les jours. Les requérants ne sont pas tous des anges, nous le savons. Comme nous savons que la vérité est relative et rechigne à se laisser enfermer dans les questionnaires des fonctionnaires. Je plains ces derniers de devoir juger de la crédibilité de tant de parcours. Toutefois, les différentes nationalités qui se succèdent à l'AGORA suivent bien les évolutions des crises géopolitiques, ce qui tend à contredire la thèse des «faux réfugiés». Les migrants économiques, eux, se retrouvent comme sans-papiers, souvent dans l'économie domestique. On y trouve beaucoup de Latino-Américaines ou des Philippines.
Ceci dit, face à la réalité de l'asile, la question est de savoir comment agir. Faut-il ajouter de la souffrance à la souffrance par des politiques inhumaines? Ou payer le prix pour l'asile, sachant qu'on en sortira gagnants?

L'AGORA place-t-elle son action aussi sur le terrain politique?
Nous sommes souvent intervenus avec des discours très fermes. En avril 1996, quand le Conseil fédéral s'apprêtait à renvoyer près de 200000Bosniaques, nous condamnions la lâcheté des autorités, leur hypocrisie et le mépris des souffrances endurées. Notre lutte, en réseau avec de multiples partenaires, est une résistance permanente pour ralentir la dégradation de la situation de l'asile, qui perd du terrain.I

Note : [1]Chronique d'un accueil controversé à Genève (1988-2008), Michel Bavarel et Jean-Pierre Zurn. L'AGORA publie un autre livre: Dessins d'exil, Anne de Vargas et Pilar De Paoli. Livres disponibles (30 francs les deux) à l'AGORA, CP 315, 1233 Bernex ou agora@agoralacroisette.ch Elle invite également le public à une soirée le 18 septembre à la Maison des Associations (Rue des Savoises 15, 20h.



Quand l'AGORA fait grève et met l'Etat face à ses responsabilités

RACHAD ARMANIOS

Quels événements de la vie de l'AGORA vous ont-ils le plus marqué?
Michel Bavarel: Face à l'afflux de réfugiés kosovars en 1998 –43000 nouvelles demandes d'asile cette année-là–, les autorités fédérales ont fait preuve d'un manque de réactivité incroyable alors que la situation était prévisible. A Genève, le CERA a très vite été surpeuplé. De même que l'ancien camp militaire en triste état (150 places) ouvert à côté de l'aéroport face à cette situation. Chaque jour, il y avait des queues interminables devant le CERA pour l'enregistrement des demandes d'asile. Un abri PC a été ouvert, aussitôt débordé. Notre conteneur devant le CERA était envahi. Le canton renvoyait la Confédération à ses responsabilités et Berne disait ne rien pouvoir faire. Il n'était pas normal que nous pallions le devoir de l'Etat. Alors qu'on avait cruellement besoin de nous, nous avons pris la difficile décision de faire grève, pendant une semaine. Sa forte médiatisation a poussé l'Office fédéral des réfugiés à enfin réagir. En 2005, l'Hospice général, qui s'occupe des requérants d'asile à Genève, a rouvert le «camp militaire». En hiver, l'AGORA y a découvert des conditions de vie déplorables. L'eau était gelée, les WC inutilisables et les douches inexistantes. Les requérants avaient grelotté toute une nuit.

Je me souviens aussi du «mur de la honte»: en 1997, vingt-trois habitants d'un immeuble voisin du CERA ont obtenu qu'un mur remplace la clôture de la terrasse. Ils se plaignaient du bruit, des regards indiscrets mais aussi de la confrontation avec la misère des exilés. A la suite de la protestation d'une autre voisine, des citoyens ont démoli ce mur.

Le déménagement du CERA à Vallorbe en 2001 est un autre moment clé de la vie de l'AGORA...
On s'est demandé ce qu'on allait faire. Après avoir passé le témoin aux aumôniers de Vallorbe, nous avons réorienté notre travail sur les requérants attribués à Genève, et sur ceux arrivant dans la zone de transit de l'aéroport et ceux internés à la prison de Frambois.


A cette époque, vous occupez les locaux de la Croisette à Vernier, qu'il vous faut bientôt quitter pour céder la place à Ikea...
C'est un autre deuil à faire. On nous offre des locaux aux Tattes. J'imagine que nous déménagerons à la fin de l'année, mais les négociations ne sont pas encore finalisées. RA

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