mercredi 24 août 2005

La Suisse, terre de migration


La Tribune de Genève donne la parole à Philippe Wanner, directeur du Forum pour l'étude des migrations en Suisse dans un très intéressant article de fond.
Laissons la plume à Chantal Savioz:

Interview

Non, la Suisse, pas plus que ses pays voisins, ne doit se préparer à un flux massif de travailleurs tchèques, lettons ou polonais. Et la votation sur la libre circulation des personnes, le 25 septembre prochain, ne changera rien à l'affaire. Quant aux craintes symbolisées par le désormais célèbre «plombier polonais», elles relèvent «du pur fantasme», si l'on en croit le démographe Philippe Wanner, directeur du Forum suisse pour l'étude des migrations et de la population.

Le spécialiste se base sur les tout récents chiffres fournis par les associations européennes, démontrant que ni les Polonais, ni les Hongrois, ni les Lettons ou autres Chypriotes ne se sont précipités hors de leurs pays, depuis mai 2004, date à laquelle l'UE leur a ouvert les portes. «Selon certaines projections, l'immigration des nouveaux membres de l'UE en direction des anciens membres était estimée à 3% de la population. Nous savons aujourd'hui qu'en une année, elle est demeurée nettement inférieure à 1%.»

Si l'on en croit le scientifique Philippe Wanner, la prospérité économique bien davantage que toutes autres considérations politiques motive un projet migratoire. Ce qui signifie que la main-d'œuvre des pays de l'Est intéressée par la Suisse, s'y trouve probablement déjà. Et l'issue de la votation au soir du 25 septembre n'aura que peu d'incidences sur la question.

Le concept de «libre circulation» est aujourd'hui sur toutes les lèvres. S'il devait être accepté cet accord changerait-il quelque chose dans l'immigration de notre pays?

En terme de démographie, non. Selon des simulations de l'Office fédéral de la statistique ou de fondation comme Avenir Suisse, la libre circulation pourrait faire augmenter la population étrangère (1,5 million environ) d'un millier de personnes par an. Guère plus.

Ce chiffre devra sans doute être revu à la baisse. De toutes récentes données montrent qu'il n'y a quasiment pas eu de déplacements des gens de l'Est vers les pays de l'Ouest en 2004, au moment de l'élargissement de l'UE. La conjoncture actuelle ne permet guère d'assurer au plombier polonais un meilleur niveau de vie en France que dans son pays. Le profil d'un migrant entreprenant est identique à celui d'un entrepreneur dynamique dont une économie émergente a besoin. Il a donc souvent avantage à demeurer dans son pays.

Si les populations migrent si peu, pourquoi l'Union européenne insiste-t-elle tant sur l'ouverture des frontières, la libre circulation?

La prospérité économique est liée à la diminution des frontières. En terme économique, la frontière a un coût. Son passage implique des droits douaniers, d'impositions, etc. Dans une même entité, il y a plus d'opportunités de croissance que s'il existe une multitude de blocages régionaux. Voyez, les délocalisations d'entreprises.

Par ailleurs, des pays comme l'Italie et l'Espagne n'assurent plus aujourd'hui le renouvellement des populations. Si elle veut être forte, l'Europe vieillissante a tout avantage à assimiler les pays de l'Est. Sans eux, elle ne peut tout simplement pas se faire.

Vous établissez un lien étroit entre prospérité économique et immigration. Ces paramètres sont-ils indissociables?
Ils sont en effet liés. En 1910, période de prospérité dans notre pays avec le développement de l'horlogerie ou du textile, le taux d'étrangers avoisine les 15%. Au moment de la crise en 1930, il chute brutalement à 8%. Idem après la Deuxième Guerre mondiale. A partir des années 60, alors que le taux de croissance avoisine les 5%, la population suisse côtoie 17,2% d'étrangers. Puis la crise pétrolière va provoquer une nouvelle cassure. En 1980, le pourcentage d'étrangers n'était que de 14,8.

Aujourd'hui, la Suisse compte plus de 20% d'étrangers. Est-ce à dire qu'elle se trouve dans une phase de grande prospérité économique?
L'économie ne va pas si mal. Cela dit, si le taux d'étrangers dans ce pays est actuellement l'un des plus importants en Europe (après le Luxembourg), c'est en raison de sa position centrale en Europe, de ses nombreuses organisations internationales, et essentiellement à une politique de naturalisation très conservatrice.

La population a très récemment rejeté la nouvelle loi sur les naturalisations, prévoyant l'octroi systématique de la nationalité à la troisième génération. Le peuple a refusé. La Suisse vit encore sous le régime du droit du sang, par opposition au droit du sol.

Les conflits politiques influencent-ils eux aussi les flux migratoires?

Extrêmement peu. Entre les Hongrois en 1956, les Tchèques en 68, les boat people vietnamiens en 80 et les Ex-Yougoslaves en 90, on ne parle que de quelques dizaines de milliers de personnes.

Aujourd'hui encore en Suisse, moins de 50 000 personnes relèvent du domaine de l'asile. Ce qui représente un étranger sur 30 en Suisse. Une proportion quasi marginale. Le paradoxe veut que le sujet inspire nombre de campagnes politiques, et fait donc énormément parler de lui.
Crise économique et xénophobie

Les mouvements migratoires en direction de la Suisse sont dictés par l'état de son économie. Une crise, brusque ou relative, provoque quasi automatiquement une crispation sur les frontières et tarit le flux migratoire.

Autrement dit, le nombre d'étrangers baisse. Le fléchissement économique du début des années 90 a ainsi stabilisé le nombre d'étrangers dans notre pays aux alentours de 20%. A l'instar des autres pays européens, la Suisse a connu simultanément une remontée de l'extrême droite, particulièrement virulente à l'égard des migrants. Cette période, selon le docteur en démographie Philippe Wanner, est loin d'être isolée.

Ainsi autour du krach boursier de 1930, les étrangers quittent la Suisse (voir infographie) . A la même époque paraissent aux quatre coins du pays des écrits et documents xénophobes. Les étrangers, Italiens en tête, reviendront en force après la Deuxième Guerre mondiale.

Ce sont les trente glorieuses, moment où tous les secteurs de l'économie embauchent à tour de bras. La crise pétrolière des années 70 freine brutalement cette progression. Même rejetée par le peuple, l'initiative Schwarzenbach va dicter aux autorités une politique nettement plus restrictive en matière d'immigration.

Intégration insuffisante

Selon Philippe Wanner, les crispations actuelles ou lors des précédentes crises, sont dues, pour l'essentiel, à un défaut d'intégration. «Le permis saisonnier octroyé aux Italiens dans les années 60 ne favorisait en aucun cas l'intégration.

Etaient recrutés des célibataires qui demeuraient trop peu de temps (deux ans au maximum) pour pouvoir s'exprimer dans la langue du pays», souligne encore le directeur du Forum suisse pour l'étude des migrations et de la population.

L'intégration, dont la réussite repose sur l'équilibre entre l'apport d'une population étrangère et son adaptation aux règles locales, demeure encore une lointaine perspective d'avenir en Suisse. «Celle-ci s'avère problématique dans notre pays, car durant plus de 150 ans, elle est demeurée dans le giron des communes. Ce n'est que depuis 2001 qu'il existe une loi fédérale sur l'intégration», rappelle le spécialiste, tout en soulignant qu'à l'échelle de la Confédération, les moyens disponibles sont encore trop faibles.

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