Le risque de perdre leur permis de séjour incite encore trop les extra-Européennes victimes de violences conjugales à ne pas les dénoncer. Un changement légal est réclamé.
Doublement victimes, les extra-Européennes subissant des violences conjugales le sont face à leur mari violent et, en tant qu'étrangères, face aux autorités qui cherchent à limiter le nombre d'immigrés. Présenté hier, le rapport de l'Observatoire romand du droit d'asile et des étrangers (ODAE) sur cette problématique critique l'application de la loi censée protéger les migrantes face à leur conjoint. Malgré des progrès dans la jurisprudence, l'interprétation qu'en fait l'administration met la Suisse en contradiction avec les conventions internationales, puisqu'elle faillit à son devoir de protection, dénonce l'ODAE. Il réclame donc un changement législatif, car beaucoup de femmes – un phénomène difficile à quantifier – se résignent à retourner auprès de leur époux, de peur de perdre leur permis de séjour.
La problématique est bien connue et une lutte de plusieurs années avait abouti à une amélioration de la loi sur les étrangers en 2008. Mais, au vu de la pratique, les espoirs ont été déçus, lit-on dans le rapport.
Selon l'article 50 de la loi, le conjoint ou la conjointe d'origine extra-européenne qui se sépare avant trois ans de vie commune a droit au renouvellement de son permis de séjour en cas de violences conjugales et si la réintégration dans son pays d'origine est «fortement compromise».
En Suisse, 20 à 25% des femmes – de tout âge et de tout milieu social – sont victimes de violences conjugales au cours de leur vie, et 22 d'entre elles meurent chaque année des suites d'une agression dans leur couple. Décryptage avec Eva Kiss, responsable de la permanence permis de séjour au Centre de contact Suisses-immigrés à Genève.
Ces femmes sont doublement victimes. Pourquoi?
Eva Kiss: D'abord comme toute femme victime de violences conjugales: isolées, elles subissent le contrôle de leur mari sur leur vie, sont souvent empêchées d'avoir une activité économique et donc privées de ressources financières, à quoi s'ajoute la dépendance affective. Il y a aussi le sentiment de culpabilité. Souvent, le mari les manipule pour qu'elles se sentent responsables de l'échec de la relation et de le mettre dans une situation difficile, pénale ou financière. C'est donc très difficile de partir. Et il y a toujours l'espoir, car l'homme violent passe par des phases, et quand la situation s'améliore n'importe quelle femme souhaite que cela dure. Ces difficultés sont d'autant plus grandes pour les étrangères, surtout au début de leur relation. Elles n'ont ni famille, ni amis, ni réseau vers qui se tourner, raison pour laquelle les étrangères sont surreprésentées dans les foyers d'accueil pour femmes battues. A tout cela s'ajoute alors la peur de perdre le permis de séjour en cas de séparation. C'est une épée de Damoclès qui les incite à rester dans le contexte de violence.
L'Etat devient-il complice, voire responsable de la violence conjugale, selon vous?
Oui, car il n'assume pas son devoir de protection. Au contraire, il dissuade les femmes de quitter leur conjoint. Il fait subir une forme de violence institutionnelle, aussi parce que les autorités mettent en doute la violence, tout doit être prouvé et il n'y a pas, d'emblée, un droit à être protégée et à se reconstruire sans que cela ait d'éventuelles conséquences sur la stabilité de leur vie en Suisse. Ces victimes sont de fait discriminées en raison de leur origine, ce qui est contraire aux conventions internationales que la Suisse a ratifiées.
Le cadre légal et la pratique des autorités se sont améliorés, mais l'Etat faillit toujours à son devoir de protection, selon le rapport. Pouvez-vous préciser?
En novembre 2009, une jurisprudence du Tribunal fédéral a stipulé que les deux conditions pour le renouvellement du permis – démontrer les violences subies et prouver que la réintégration sociale dans le pays d'origine est fortement compromise – peuvent ne pas être cumulatives. C'est un grand pas en avant. Le problème, c'est que malgré une certaine amélioration dans la pratique cela reste une possibilité et non un automatisme. La marge d'appréciation des autorités administratives subsiste donc et l'obtention du permis de séjour sur la seule base des violences conjugales n'est pas garanti.
L'ODAE demande donc un changement légal?
Oui, pour que ces deux conditions ne puissent pas être cumulatives, comme le demande une motion de Maria Roth-Bernasconi (conseillère nationale, PS/GE).
Rendre le critère de la violence conjugale automatique, c'est ouvrir une brèche dans l'édifice très hermétique de l'immigration.
Le devoir de protection de ces femmes dévolu à l'Etat suisse passe avant les considérations de politique migratoire! Et quelles que soient les craintes, il faudra toujours apporter la preuve des violences, c'est un garde-fou. Mais il est vrai que la pratique restrictive de l'article 50 découle de cette culture de méfiance face à «l'abus» de la part des autorités.
A ce propos, ce sera toujours à des fonctionnaires d'interpréter la loi...
C'est vrai. L'arrêt du Tribunal fédéral précisait d'ailleurs que les violences doivent être «suffisamment graves». Qu'est-ce que cela veut dire? Ce ne sont pas des spécialistes de la violence conjugale qui examinent ces situations et l'arbitraire règne. Selon l'Office des migrations (ODM), s'être réfugié une fois dans un foyer suffit, parfois il faut y être allé deux fois... Les spécialistes expliquent pour leur part que les conséquences des violences conjugales sont globalement les mêmes, mais qu'une femme peut les supporter plus ou moins longtemps qu'une autre, et que cela dépend aussi de la nature de ces violences – coups, agressions verbales, pressions psychologiques, chantage... Or il y a eu beaucoup de difficultés à démontrer les violences, car les autorités mettaient et mettent encore en doute tant leur intensité que les attestations des experts (travailleurs sociaux, psychologues). Il faut toujours revenir à la charge, ce qui rallonge des procédures déjà longues. Mais on est sur la bonne voie, car les attestations des experts sont désormais mieux acceptées, même si cela varie selon les cantons.
Vous jugez aussi le critère de la réintégration problématique...
Pour la plupart des pays d'Amérique latine, on ne peut pas prouver que la réintégration est fortement compromise dès lors que les divorces y sont courants et qu'il n'y a pas, pour ces femmes, autant de risques de représailles que dans les pays maghrébins ou le Kosovo. Mais notre optique est que s'il y a des violences conjugales avec des conséquences graves, on devrait d'emblée considérer que le retour est compromis. Car ces femmes perdent l'estime d'elles-mêmes et la capacité de recommencer une nouvelle vie. En outre, en les renvoyant, on ne leur donne pas la possibilité de se reconstruire, ce qui est discriminatoire.
L'ODM s'est même, dans un cas, fondé sur l'ambassade suisse au Maroc qui avait affirmé que les crimes d'honneur n'existaient pas dans ce pays!
C'est hallucinant qu'elle n'ait pas été au courant de cette grave réalité, soulignée par des rapports onusiens. Mais surtout, assimiler cette notion de réintégration compromise à l'éventualité d'être victime d'un crime d'honneur est incroyable. Comme si sans ce risque la réintégration sera aisée! J'ai victorieusement défendu le cas d'une Egyptienne qui aurait dû rentrer alors qu'elle était divorcée et avait eu un enfant hors mariage. A ces stigmates s'ajoutait le fait que son fils ne pouvait prétendre à la nationalité égyptienne, ce qui l'excluait de l'école publique. La maman aurait dû trouver un emploi pour se débrouiller seule afin de trouver un logement, nourrir ses enfants et payer l'école privée pour son fils. C'est juste impossible!
Propos recueillis par Rachad Armanios dans le Courrier
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