Déçus par la «révolution du jasmin», ces jeunes sans travail ont saisi la première occasion de quitter leur pays pour l'Europe.
Le port, le centre d'accueil, l'aéroport. Il n'y a pas plus de trois kilomètres entre les trois lieux où se joue le dernier épisode de la révolution tunisienne, sur la petite île italienne de Lampedusa, à mi-chemin entre la Tunisie et la Sicile.
En une semaine, la minicapitale endormie dans le calme hivernal a vu débarquer plusieurs milliers de réfugiés. La plupart sont arrivés sur la plage, près du port, à bord de bateaux de pêche. Ils ont aussitôt été conduits par la police dans le centre de réfugiés, fermé quand la Tunisie et la Libye ont bloqué les vagues de candidats à l'émigration, et rouvert pour l'occasion. Tous sont en train d'embarquer dans des avions du gouvernement, décollant régulièrement de l'aéroport enclavé au centre-ville.
Cimetière naval
Mardi, les discussions entre l'Italie, l'Europe et le gouvernement tunisien semblaient avoir porté leurs fruits. Depuis lundi, plus aucun bateau en provenance de Tunisie n'était signalé. Peut-être les propriétaires ont-ils eu vent du sort qui les attendait. À quai, trois rafiots à coque bleue de sept ou huit mètres se balancent, le pont jonché de matelas et de couvertures en acrylique. Un écriteau signale «Navire mis sous séquestre». Ils attendent de rejoindre une vingtaine de leurs semblables, jetés à terre les uns sur les autres un peu plus loin, formant un cimetière naval improvisé.
Ali, arrivé dimanche, pense avoir été l'un des derniers à avoir pu tenter le voyage. «Jusque-là, les militaires tunisiens ne nous empêchaient pas de partir, affirme-t-il. Au contraire, des bateaux de notre marine nous accompagnaient. Mais ensuite, ils ont bloqué les départs.»
Pourquoi est-il parti, juste au moment où naissait en Tunisie l'espoir d'une vie meilleure? Parce qu'il le pouvait. Dans le désordre de l'après-Ben Ali, une fenêtre s'est soudain ouverte. Et des milliers d'hommes ont sauté. «On a discuté entre nous. On a regardé la météo à la télévision et on a vu que la mer était calme, dit Oussama, 23 ans, mécanicien de marine. Alors on est allés dans les ports chercher des bateaux.»
Presque tous les hommes interrogés ont le même profil: entre 20 et 30 ans, ils viennent des villes et des campagnes du sud de la Tunisie, proches de la côte, Gabès, Zarzis, l'île de Djerba. Tous se disent titulaires d'un diplôme et vivotaient au gré des emplois précaires, se faisant parfois serveurs le temps d'une saison: Jihad, 22 ans, plombier, Yahya, 30 ans, commercial dans l'électronique, Wahid, 26 ans, conducteur d'engins de chantier, Soufiane, 20 ans, mécanicien auto, Salim, 23 ans, décorateur, Omar, 31 ans, maçon, Messaoud, 25 ans, moniteur d'auto-école, Iskander, 25 ans, peintre en bâtiment, Ali, 25 ans, technicien de l'industrie pétrolière… Leur passage, ils l'ont souvent payé, entre 500 et 1000 euros, empruntés à la famille, pour une traversée de plus de vingt-quatre heures, entassés sur les ponts sans pouvoir bouger. Certains disent avoir voyagé gratuitement. «Les propriétaires des bateaux nous ont pris en pitié.» Il y a même une bande d'adolescents, entre 13 et 17 ans. Eux, ils veulent «savoir lire et écrire en Italie, apprendre de grandes choses». Comme les autres, ils disent que l'insécurité règne, à cause des «trabelsiens». Le nom des Trabelsi, la belle-famille du dictateur, est devenu synonyme de mafia et de milices armées.
La motivation principale semble être d'ordre économique. L'espoir n'est pas suffisant, ils veulent du changement tout de suite. «Ils nous ont fait rêver et maintenant c'est le cauchemar», dit Rami, un grand costaud, ouvrier spécialisé dans le béton. Leur rêve, aujourd'hui, c'est l'Europe. Des rumeurs courent: «L'Allemagne va accepter mille hommes, la France deux mille…» Reda, lui, pense qu'«en France, il y a beaucoup d'argent et de liberté.» Dans leur tête, les réfugiés vivent encore à l'heure de la dictature. S'émerveillent de rencontrer des hommes en uniforme qui ne les agressent pas. «Ici les policiers sont gentils», dit Reda en désignant les carabinieri au look guerrier impeccable, lunettes de soleil design, treillis sombre ajusté et pistolet sanglé à mi-cuisse.
Un numéro dans la poche
Les réfugiés ont aussi tenu à remercier la population. Grazie Lampedusa ( «Merci Lampedusa»), proclame une banderole tenue par un petit groupe. Les Tunisiens font marcher le commerce. Déambulant en ville dans la journée, ils achètent du fromage ou du pain, s'attablent à la terrasse des cafés. «Ce sont des gens tranquilles», dit le patron d'un café-pâtisserie. Les débits de boisson ont reçu l'ordre de ne pas servir d'alcool aux réfugiés, et semblent s'y tenir. Les jeunes Tunisiens paraissent avides d'intégration, multipliant les «Buongiorno» dès qu'ils croisent un autochtone. Mais pour eux, Lampedusa n'est qu'une étape. Chacun a en poche un morceau de papier marqué d'un chiffre. Mardi matin, les hommes à gilet bleu du Haut-commissariat aux réfugiés de l'ONU appellent les numéros de 100 à 200. Aussitôt, encadrés par un service d'ordre improvisé par les réfugiés eux-mêmes, des hommes s'alignent pour monter dans le bus qui les emmène à l'aéroport, où ils embarquent immédiatement dans un Boeing 737 jaune et blanc de l'aéropostale Italienne. Ils ne savent pas exactement où ils vont. «On nous a dit qu'on partait en Sicile, peut-être à Catane», affirme un des voyageurs. Ils devraient être installés dans un autre camp. Là, dit-il, «on nous donnera des papiers.»
Pierre Prier, envoyé spécial à Lampedusa pour le Figaro
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