Les régularisations de personnes sans statut légal autorisées par Berne répondent à des critères peu précis. Et les pratiques cantonales sont très différentes. Des voix s’élèvent pour mettre fin à l’arbitraire.
Certains sont là depuis de nombreuses années, ont un travail, sont parfaitement intégrés et finissent par être régularisés. D’autres pas. Le sort des sans-papiers dépend aujourd’hui souvent du bon vouloir des cantons. Vaud et Genève font par exemple régulièrement recours à la législation leur permettant d’invoquer des «cas de rigueur» auprès de la Confédération et d’obtenir ainsi des permis de séjour; mais d’autres ne bougent pas. A cela s’ajoute le fait que les critères de l’Office fédéral des migrations (ODM) restent flous et laissent une large marge d’appréciation. Bienvenue dans le monde arbitraire des cas de rigueur.
Un monde dans lequel deux étrangers sans statut légal avec exactement le même parcours peuvent, dans un canton, obtenir un permis B, et dans un autre, être expulsés de force dans leur pays d’origine. A Berne, des voix s’élèvent pour tenter d’imposer des changements. Entre 90 000 et 250 000 personnes sans statut légal vivraient actuellement en Suisse. Comme nouvelle ministre de Justice et Police, la socialiste Simonetta Sommaruga va rapidement devoir se frotter au casse-tête, pour lequel aucune solution satisfaisante n’a été trouvée jusqu’ici.
Le cas de Musa Selimi à Genève (lire ci-contre) démontre à quel point la situation peut se révéler kafkaïenne. Menacé d’expulsion, avec sa famille, après avoir séjourné pendant près de vingt ans en Suisse, il n’a pu échapper à son renvoi qu’à la toute dernière minute. Dans ce cas précis, l’ODM a justifié son revirement en soulignant que, dans sa demande de réexamen, le canton de Genève a indiqué «plusieurs nouveaux éléments dont des raisons de santé». Mais le soutien de personnalités et la médiatisation de l’affaire ont certainement aussi pesé dans la balance.
Contrairement à l’Italie ou à l’Espagne, la Suisse ne recourt pas aux régularisations collectives, mais procède à une analyse «au cas par cas» et prévoit, dans ce domaine, trois types de dérogations aux conditions d’admission. Une personne sans statut légal peut par exemple recevoir une autorisation de séjour lorsqu’elle arrive à se faire considérer comme un «cas individuel d’une extrême gravité» (art. 30 de la loi sur les étrangers). Une notion que tente de préciser l’art. 31 de l’ordonnance relative à l’admission, au séjour et à l’exercice d’une activité lucrative (OASA).
Deuxième catégorie: les personnes admises à titre provisoire. Après cinq ans, elles peuvent demander à ce que leur cas soit étudié de «manière approfondie» en vue de l’octroi d’une autorisation de séjour, en fonction de leur niveau d’intégration, de leur situation familiale et de l’exigibilité de leur retour dans leur pays de provenance (art. 84 de la LEtr).
Enfin, il y a le fameux article 14 de la loi sur l’asile. Il prévoit que «les requérants d’asile peuvent, sur demande du canton, recevoir une autorisation de séjour, s’ils séjournent en Suisse depuis au moins cinq ans et qu’il s’agit d’un cas de rigueur en raison de leur intégration poussée». Cette disposition, qui dépend du bon vouloir des cantons à présenter des dossiers à Berne, s’applique indépendamment de l’état de la procédure: elle vise donc aussi les requérants déboutés.
En 2009, l’ODM a traité 181 demandes de «cas d’extrême gravité». 138 émanaient du canton de Genève, 39 de Vaud, une du Jura, une de Fribourg, une de Berne et une d’Argovie. 88 ont été approuvées. Cette même année, 2682 – sur 2787 demandes – personnes bénéficiant d’une admission provisoire et depuis plus de cinq ans en Suisse ont pu être régularisées. Enfin, 429 (458 demandes) requérants d’asile depuis cinq ans en Suisse, ont obtenu un permis de séjour. Et là encore, les dossiers provenaient surtout de Vaud (77), Genève (52), Valais (44), Berne (44) et Zurich (36).
Depuis la fameuse «circulaire Metzler» de 2001 et une jurisprudence du Tribunal fédéral, les conditions de régularisation ont été adaptées. Mais elles restent vagues. A partir de quel moment peut-on par exemple parler d’«intégration poussée»? Et comment définir objectivement une situation «d’extrême gravité» pour justifier un permis humanitaire?
Pour le conseiller national Antonio Hodgers (Verts/GE), ces critères peu précis dénotent clairement une «volonté politique de ne pas créer de droits individuels pour les requérants et éviter des actions en justice en cas de refus. Trop floue, notre législation crée un espace d’arbitraire administratif. Nous devons aller vers une précision de critères objectifs d’attribution ou de refus de permis», souligne-t-il.
Il ne serait pas contre le fait que certaines décisions d’expulsions soient prises plus rapidement, pour qu’en échange aucun requérant ou clandestin au casier judiciaire vierge ne soit expulsé au-delà de cinq ans. Une position qu’un Yvan Perrin (UDC/NE) arrive à faire sienne: il s’est déjà engagé en faveur d’étrangers bien intégrés et menacés de renvois.
«C’est clairement le règne de l’arbitraire. Et sachant qu’un requérant d’asile ne peut pas décider à quel canton il sera attribué, une harmonisation serait vraiment souhaitable», commente de son côté Adrian Hauser, porte-parole de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés.
Conscients du problème, Luc Barthassat (PDC/GE) et Jean-Charles Rielle (PS/GE), sont montés au front au parlement. Dans une motion déposée en septembre, ils demandent d’introduire la notion de prescription dans les conditions d’admission en Suisse. Un clandestin serait ainsi admis à titre individuel ou avec sa famille s’il peut prouver y avoir séjourné pendant au moins cinq ans – la version du socialiste – ou dix ans – celle du PDC. Pour autant qu’il ait eu un comportement irréprochable.
Mais voilà: le Conseil fédéral, contre toute forme de régularisation collective, propose de rejeter le texte. Tout en précisant vouloir explorer la piste de l’accès à l’apprentissage pour les sans-papiers, comme demandé par le parlement.
Valérie de Graffenried dans le Temps
Des cas emblématiques
Musa Selimi et sa famille ont frôlé leur expulsion à Genève. En Suisse alémanique, ce sont deux Ivoiriens, très bien intégrés et ayant suivi une scolarité, qui suscitent l’émotion.
La nouvelle est tombée le 8 septembre: Musa Selimi et sa famille, originaires du Kosovo, ont fini, après un long combat, par obtenir leur régularisation. Le père de famille, âgé de 40 ans, a passé la moitié de sa vie en Suisse, travaille depuis treize ans dans la restauration à Genève, paie ses impôts et ses charges sociales. Son épouse et ses deux enfants l’ont rejoint en 2005, illégalement. Bien intégrés, ils auraient tous dû quitter la Suisse le 5 juillet 2010, sans un ultime revirement de Berne et après un long bras de fer entre le canton et la Confédération. Dans ce cas concret, la forte mobilisation a permis de faire plier Berne.
En Suisse alémanique, deux Ivoiriens font actuellement parler d’eux: Emmanuel Gnagne et Olivier Cayo . Tous deux, requérants d’asile déboutés et donc sans statut légal, sont menacés d’expulsion alors que, depuis bientôt cinq ans en Suisse, ils se sont distingués par une bonne intégration et de très bons résultats scolaires. Olivier Cayo, venu seul à l’âge de 17 ans, est même l’auteur d’un des meilleurs travaux de maturité du canton d’Argovie. Alors qu’une épée de Damoclès pèse sur lui et qu’il fait tout pour être considéré comme un «cas de rigueur», il a commencé des études de droit à Neuchâtel. Emmanuel Gnagne, lui, est en Suisse avec sa mère et trois frères et sœurs. Après une longue procédure, leur expulsion était prévue le 28 juillet. Mais ils s’y sont opposés et, depuis, leur situation est réexaminée. Comme pour Olivier Cayo, même des élus UDC ont pris leur défense, jugeant un renvoi après une intégration réussie et un long séjour en Suisse injuste.
Valérie de Graffenried dans le Temps
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