mardi 5 octobre 2010

De Guantanamo à Delémont, la délicate acclimatation des ex-détenus ouïgours

Accueillis il y a six mois dans le canton après avoir passé huit ans dans les geôles de la base américaine, les frères Arkin et Bahtiyar Mahmut poursuivent leur lent apprentissage de l’autonomie.

Au 196e jour de leur séjour dans le Jura, où ils sont au bénéfice d’un permis B, Arkin et Bahtiyar Mahmut, 46 et 34 ans, «sont en excellente forme physique», claironne Francis Charmillot, directeur de l’Association jurassienne d’accueil des migrants (AJAM). «Les choses se passent parfaitement normalement», dit-il.

Arkin et Bahtiyar sont Ouïgours. Pour leur plus grand malheur, ils étaient au Pakistan en 2001. Vendus par des villageois pour une récompense de 5000 dollars, ils ont été détenus durant huit ans à Guantanamo, sans y avoir été accusés ni condamnés. Déclarés «sans danger», ils ont été transférés vers la Suisse et le Jura en mars dernier (LT du 25.03.2010). Arkin et Bahtiyar ont d’abord occupé le même appartement, et depuis fin avril, par volonté d’émancipation du cadet, chacun a son propre deux-pièces, Arkin à Delémont, Bahtiyar à Courroux, à 2 kilomètres. Ils expérimentent une drôle de liberté: ils sont des hommes libres dans un pays qui n’est pas le leur, dont ils ne parlent pas la langue et ne connaissent pas les usages. Mais, tout va bien, «parfaitement normalement», selon la formule de Francis Charmillot.

Après avoir hésité, ils ont rencontré les médias, lundi à Delémont. Encadrés par le chef jurassien du service de la population, Jean-Marie Chèvre, Francis Charmillot de l’AJAM et un traducteur. Les frères ouïgours ont remercié la Suisse et les Jurassiens. Pourtant, à la question «êtes-vous heureux ici?», Bahtiyar, le cadet, qui répond seul aux questions, a un rictus. «Oui, dit-il. Il y a des difficultés, mais oui.» Les Jurassiens leur ont réservé un bon accueil. Francis Charmillot le qualifie de «remarquable». On les salue dans la rue, certains tentent de dialoguer, on leur offre du thé. «Et même des vélos.»

Pourtant, Arkin et Bahtiyar n’esquissent que des sourires crispés. Intimidés, mais pas seulement. «Ils sont encore marqués par ces années de privation de liberté», dit Jean-Marie Chèvre. «Le plus dur, c’est la langue», avoue ­Bahtiyar.

Il a effectué un stage de trois mois aux ateliers de Caritas à Delémont, à travailler dans le potager. Il voulait être «à l’air et au soleil». L’expérience s’est arrêtée, en raison de l’extrême difficulté à communiquer.

Les réfugiés ouïgours suivent quatre cours de français de deux heures par semaine: deux en groupe et deux individuels. ­Bahtiyar a dit en français: «J’ai parlé à ma mère, elle m’a dit de remercier la Suisse.»

Les rudiments de français qu’ils connaissent leur permettent de faire leurs courses. Au besoin, ils disposent d’un petit classeur avec les images des aliments qu’ils souhaitent acheter. Il ne leur est pas encore possible de tenir une conversation. «Ce sont de bons élèves», affirme le directeur de l’AJAM. Il sait d’expérience que l’apprentissage du français et de la vie en Suisse nécessite du temps. Explicitant sa formule «tout va parfaitement normalement», il précise que «leur intégration va au rythme de l’acquisition de la langue».

Que font-ils de leurs journées? «Il y a les cours de français», répond Bahtiyar, par l’intermédiaire d’un traducteur afghan qui vit à Porrentruy. Il relève que les langues ouzbèque – qu’il parle – et ouïgoure sont semblables à 70%. «Je surfe sur Internet, poursuit Bahtiyar, regarde des films ouïgours. Je sors me promener. Quand je me sens seul, je téléphone à mon frère.»

La connexion à Internet est le seul privilège auquel ont droit les frères Mahmut. Pour le reste, ils reçoivent des sommes d’argent fixées par les autorités d’aide sociale. Le Jura les refacture à Berne qui a conclu un accord financier avec les Etats-Unis.

Tout nécessite apprentissage. «Ils ne savaient pas ce qu’est un store ou un produit de nettoyage», raconte Francis Charmillot. Lorsqu’ils ont reçu leurs vélos, «il a fallu leur enseigner les règles de circulation». L’instructeur a omis de leur dire qu’il ne faut pas aller sur l’autoroute. «Deux jours après, Bahtiyar avait emprunté la Transjurane à vélo», sourit le responsable de l’AJAM.

Les frères Mahmut disent encore avoir des contacts avec les autres Ouïgours de Suisse. Ils en ont visité à Berne et Saint-Gall, d’autres sont venus chez eux.

C’était convenu au préalable: on ne parlerait pas de Guantanamo ou de l’oppression des Ouïgours en Chine. Lorsqu’un journaliste a prononcé le mot Xinjiang, Bahtiyar s’est cabré. Il a «corrigé»: «Je téléphone à mes parents chaque semaine, au Turkestan». La minorité ouïgoure n’accepte pas la dénomination de leur région imposée par la Chine (Xinjiang) et parle toujours de Turkestan.

Les photos faites, les journalistes sont repartis, se contentant des bribes servies. Arkin et ­Bahtiyar sauront-ils s’intégrer et devenir autonomes? «J’en suis persuadé», affirme Francis Charmillot. Il faudra du temps, «trois à cinq ans».

Serge Jubin dans le Temps

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