La question des lieux de culte et de leur visibilité est au centre du vote du 29 novembre sur les minarets. Or elle a aussi été l'un des enjeux les plus sensibles de la coexistence entre catholiques et protestants en Suisse au cours des siècles.
«La chapelle est à nous, non pas à Monseigneur. Si votre prédicateur monte en chaire, nous lui viderons les tripes.»
En 1562, les habitants du Landeron, petite bourgade catholique sise dans le canton de Neuchâtel, réserve à leur souveraine, elle protestante, un accueil hérissé de pelles et de pioches.
Une trentaine d'années après que Zurich, Berne, Bâle, Neuchâtel, ou plus tard Genève, ont rejoint la Réforme, les tensions sont vives en Suisse entre ceux qui sont restés fidèles à Rome et les adeptes de la nouvelle foi. Comme le reste de l'Europe, les cantons helvétiques se sont en fait déchirés à plusieurs reprises autour de la question religieuse.
Et Le Landeron fait figure de laboratoire, puisqu'ailleurs aussi, en Argovie, Thurgovie, à Bâle ou dans le canton de Vaud par exemple, des populations ont dû respecter une autorité de confession différente de la leur. Souvent dans la douleur. A propos du Landeron, les historiens parlent d'ailleurs de «coexistence dans l'intolérance».
«Les mariages mixtes, les baptêmes ou les exécutions de criminels ont généré mille frictions. Aux 17e et 18e siècles, le Conseil d'Etat neuchâtelois a dû proposer des solutions pragmatiques au cas par cas. C'était encore une époque où ces situations dégénéraient et où le climat était aux guerres de religion», explique Pierre-Olivier Léchot, historien du christianisme.
Querelles de clochers
Contrairement à l'image d'Epinal d'une Suisse ayant réglé ses problèmes de cohabitation religieuse de manière pacifique et rationnelle - image qui surgit ça et là au cours de la campagne sur l'initiative anti-minarets -, l'histoire montre que rien ne va de soi dans ce domaine.
Et que la question des lieux de culte, et plus encore celle de leur signalisation, a toujours été un important point d'achoppement dans les relations interconfessionnelles. Les clochers par exemple ont suscité de nombreuses oppositions dans les cantons protestants. En 1618, Neuchâtel s'est trouvé à deux doigts d'une guerre parce que son souverain, alors catholique, a voulu y faire célébrer une messe avec sonnerie de cloches.
Secouée par deux crises majeures où la composante religieuse a joué son rôle – le Sonderbund et le Kulturkampf -, la Suisse du 19e siècle a également connu de nombreuses querelles de clochers. Dans le canton de Vaud, une loi adoptée en 1810 interdit aux catholiques de construire des lieux de culte trop visibles. Et ce n'est que depuis 1948 que l'église du Valentin, à Lausanne, peut faire sonner ses cloches.
Sur le terrain, la cohabitation a été des plus tendues jusqu'au début du 20e siècle. En 1872, le canton de Genève, affecté très fortement par le Kulturkampf en raison de l'importante minorité catholique qu'il abrite, expulse par exemple les ordres qui enseignent et s'empare des affaires ecclésiastiques. En Argovie et à Soleure, on ferme plusieurs couvents. En 1874, Berne chasse des prêtres jurassiens
Bref, la paix confessionnelle, dont la Confédération jouit depuis plus d'un siècle, s'est aussi nourrie d'une série de mesures visant à limiter les prérogatives de certaines religions et à leur imposer une certaine discrétion. A cet égard, la Constitution de 1874 est clairement discriminatoire envers les catholiques. Elle interdit notamment la création de nouveaux couvents et impose la nécessité d'obtenir une autorisation fédérale pour créer des évêchés.
Une peur chasse l'autre
Auteure d'un ouvrage sur la manière dont la Suisse a géré ses conflits entre 1798-1918, l'historienne Irène Herrmann se méfie de l'idée selon laquelle il existerait un savoir-faire helvétique naturel en matière de gestion des différends religieux. L'apaisement des tensions confessionnelles à la fin du 19e siècle s'explique d'après elle tout simplement par l'arrivée d'un nouveau péril: le bolchévisme.
«C'est un peu comme si une haine chassait l'autre. A partir du moment où on a commencé à avoir peur des bolchéviques, on a eu beaucoup moins peur des catholiques en Suisse. Apaisement confessionnel il y a donc eu, mais au prix de quelle autre dissension?» s'interroge-t-elle, notant au passage que «les problèmes religieux sont rarement religieux» mais qu'ils «sont généralement des symptômes de problèmes beaucoup plus profonds.»
D'où, selon Pierre-Olivier Léchot, l'importance du rôle régulateur de l'Etat, «qui doit, l'exemple de Neuchâtel le montre, prendre ses responsabilités pour garantir la paix confessionnelle». D'où également le fait que la paix confessionnelle ne peut jamais être considérée comme acquise. Elle est au contraire le fruit d'une «lutte de chaque instant», souligne Irène Herrmann.
Comment dès lors les deux historiens jugent-ils l'initiative soumise au peuple le 29 novembre? «Si elle devait passer, la Suisse serait en recul par rapport au mouvement assumé jusqu'à présent», juge Pierre-Olivier Léchot. Irène Herrmann, qui y voit le «reflet d'un malaise quant à la position des Suisses en Europe et dans le monde», observe elle que ce type de discours a tendance à ressurgir en période de difficultés économiques.
Carole Wälti, swissinfo.
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