mardi 24 juin 2008

Mobilisation syndicale des sans-papiers en France

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juin 2008 - Page 3

Mobilisation syndicale des sans-papiers en France

Délocalisés de l’intérieur


Tour à tour abordée sous l’angle moral, humanitaire, religieux, culturel, sécuritaire, etc., la question des sans-papiers de France se pose à nouveau sur son socle : le travail. Depuis 2006, des étrangers salariés illégalement ont fait grève pour réclamer leur régularisation. En avril, le mouvement, épaulé par des syndicalistes, a pris de l’ampleur. Exploités clandestinement par des employeurs qui les savent sans défense, les sans-papiers apparaissent désormais comme des travailleurs décidés à lutter pour leurs droits.


Par Olivier Piot
Journaliste.

Arborant des badges « CGT », « Droits devant ! », le défilé parisien du 1er Mai affichait cette année une allure inédite. Près de cinq mille travailleurs sans papiers ont animé le cortège des traditionnelles bannières syndicales et politiques. Maliens, Sénégalais, Ivoiriens... On avait jusqu’ici l’habitude de croiser ces visages noirs d’Afrique dans des mobilisations spécifiques aux étrangers vivant dans notre pays. Or voilà qu’ils s’invitent à la plus symbolique des manifestations de la classe ouvrière française.

Qui sont donc ces milliers d’hommes et de femmes qui réclament leur régularisation et dont près de sept cents, soutenus par la Confédération générale du travail (CGT), ont déclenché des grèves dans une douzaine d’entreprises d’Ile-de-France, le 15 avril 2008, puis dans vingt-trois autres sites le 20 mai ? Employés dans des secteurs comme l’hôtellerie, la restauration, le bâtiment, la sécurité, le nettoyage, l’agriculture ou les services à la personne, ils sont cuisiniers, ferrailleurs, manœuvres, agents d’entretien, saisonniers... Avec ce dénominateur commun d’être des travailleurs salariés (ils disposent de contrats ou de feuilles de paie) s’acquittant de leurs impôts et de leurs cotisations salariales. En commun aussi la méthode : « Les patrons ne contrôlent pas à l’embauche, témoigne un travailleur malien du bâtiment. Il suffit de présenter les papiers d’un cousin ou d’un ami, voire des faux papiers achetés entre 300 et 500 euros. »

Combien sont-ils dans cette situation ? « Ne serait-ce que pour des raisons évidentes de survie, une très grande majorité d’étrangers travaillent, d’une manière ou d’une autre. Les quelques centaines de travailleurs grévistes d’Ile-de-France ne sont donc que l’avant-poste de centaines de milliers d’autres », explique M. Jean-Claude Amara, responsable de l’association Droits devant ! A en croire certaines associations — comme le Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti), le Comité inter-mouvements auprès des évacués (Cimade) ou encore Uni(e)s contre une immigration jetable (UCIJ) —, on compterait en France, en 2008, de trois cent mille à six cent mille travailleurs sans papiers.

Si les salaires déclarés par ces travailleurs (entre 1 000 et 1 400 euros par mois) avoisinent le salaire minimum interprofessionnel de croissance (smic), ils masquent un nombre incalculable d’heures supplémentaires non payées. Au point que certains sans-papiers estiment travailler pour... 3,80 euros de l’heure pendant des semaines pouvant atteindre soixante heures (1) ! « Le patronat sait bien que ces travailleurs sont obligés d’accepter des conditions de travail que les Français refuseraient, souligne Gérard Filoche, inspecteur du travail. Heures non payées, licenciements abusifs, sans paiement des congés et des indemnités, travail le week-end ou la nuit : nous sommes dans des secteurs où le droit du travail est totalement bafoué. »

Restaurants, chantiers,
postes de vigile

La délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal (Dilti) estime que la proportion des infractions constatées au titre de l’« emploi d’étrangers sans titre de travail » a presque doublé en France entre 2004 et 2006 (14,8 %, contre 8,4 %). Selon une enquête de l’Acoss-Urssaf (2) sur l’hôtellerie-restauration, des cas de travail illégal ont été constatés dans 25 % des sept mille cent vingt-trois restaurants étudiés, et la proportion passe à 61 % en Ile-de-France (3). « Nous sommes dans une pure logique de flexibilité et de rentabilité, conclut Filoche. Et la mondialisation n’y est cette fois pour rien car les secteurs concernés sont tenus par des groupes français qui investissent sur le territoire national, sans concurrence internationale. »

Pour M. Amara, cette « exploitation honteuse » sévit dans l’« hypocrisie générale » : « L’Etat perçoit les impôts des sans-papiers, les caisses touchent leurs cotisations salariales et les patrons utilisent leurs bras en toute connaissance de cause. » Dès le début du mouvement, de nombreux employeurs placés sous les feux de la rampe ont pourtant déclaré ignorer que certains de leurs salariés avaient des faux papiers. « C’est possible çà et là pour quelques petits patrons isolés, reconnaît M. Patrick Soulinac, responsable de l’union locale CGT des 7e et 8e arrondissements de Lyon. Mais la très grande majorité le sait très bien. Nous avons ici des dossiers où l’on voit un même travailleur avec des feuilles de paie où apparaissent jusqu’à quatre noms différents... »

De son côté, Mme Francine Blanche, secrétaire confédérale à la CGT, estime que la portée de ce mouvement dépasse la notion d’« esclavage moderne ». Les travailleurs sans papiers, explique-t-elle, sont les « délocalisés d’entreprises non délocalisables (4) ». La formulation a le mérite de souligner que les « avantages compétitifs » ne sont pas l’apanage de pays où se pratiquent des bas salaires (lire « Les ouvriers roumains font reculer Renault »). Puisqu’il n’est guère envisageable de délocaliser un restaurant, un chantier ou un poste de vigile, le patronat recrée sur place les conditions d’un marché du travail au rabais en recrutant des salariés fragilisés par leur « statut » de sans-papiers. Cette logique de « délocalisation sur place » s’apparente à un travail dissimulé qui caractérise une frange non négligeable du salariat français.

Mieux, le recours à ces « délocalisés de l’intérieur » progresse et se diversifie. Car une nouvelle mécanique est déjà à l’œuvre : la prestation transnationale de services (PTS). Cette forme de contractualisation consiste à utiliser en France des travailleurs salariés par des entreprises étrangères qui les détachent dans le cadre d’une mission. Dans son enquête sur les conditions de travail dans le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP), Nicolas Jounin cite le cas d’entreprises étrangères (polonaises, portugaises, etc.) qui envoient de la main-d’œuvre travailler en France (5). La sociopolitologue Béatrice Mésini signale le cas d’ouvriers équatoriens, régularisés en Espagne et « missionnés » en France comme saisonniers agricoles (6). Cette forme de « sous-traitance transnationale » présente de nombreux « avantages » : les salaires sont versés par l’employeur étranger, qui paie dans son pays des cotisations sociales généralement moins élevées qu’en France. Et cette main-d’œuvre « détachée » n’a pas besoin de papiers français pour travailler dans l’Hexagone.

Si ces évolutions de fond traversent certains secteurs de l’économie française depuis plusieurs années déjà, pourquoi la mobilisation des sans-papiers n’intervient-elle qu’en 2008 ? « C’est une question de maturité, commente Violaine Carrère, chargée d’études au Gisti. Après la lutte des étrangers déboutés du droit d’asile, au milieu des années 1980, nous avons vécu les occupations d’églises (Saint-Bernard...) à la fin des années 1990. Ces deux mouvements ont permis de rompre avec l’image de l’étranger “clandestin” pour aller vers la notion de “sans-papiers”, au même titre que les “sans-logement” ou les “sans-travail”. »

A l’été 2006, le mouvement conduit par le Réseau éducation sans frontières (RESF) a permis aux étrangers de « ne plus être perçus comme des silhouettes inquiétantes et anonymes. La lutte contre l’expulsion des enfants dans les écoles a donné des visages, des noms et des parcours aux étrangers ». Avec la mobilisation des travailleurs sans papiers, « les Français réalisent tout à coup que l’étranger travaille et s’acquitte de ses obligations de salarié ».

Un autre facteur explique cette transformation de la lutte des immigrés pour leurs droits. « A l’été 2006, les nouveaux textes du gouvernement ont changé la donne », souligne M. Raymond Chauveau, secrétaire général de l’union locale CGT de Massy (Essonne) et initiateur du mouvement. En supprimant en 1974 le droit au titre de séjour sur la base du travail, l’Etat français a incité les étrangers à chercher une régularisation par le recours au droit d’asile, aux profils familiaux (1978) ou au statut d’étudiant (1993). En réintroduisant, voilà deux ans, la possibilité d’obtenir un titre de séjour sur la base du travail (la loi « relative à l’immigration et à l’intégration » du 24 juillet 2006), M. Nicolas Sarkozy comptait subordonner ce droit à sa doctrine d’« immigration choisie ». Il a donc aussitôt fixé à vingt-six mille le quota de reconduites à la frontière pour 2008 (soit un millier de plus qu’en 2007) et annoncé l’augmentation des places en centres de rétention.

En juillet 2007, l’étau se resserre. Un décret du gouvernement oblige les employeurs à signaler leurs employés sans papiers sous peine d’une amende de 15 000 euros et de cinq années de prison. Le texte crée l’émoi. Mais dans le milieu patronal, cette fois. « J’ai vu débarquer des petits patrons affolés dans les locaux de Droits devant ! », s’amuse M. Amara. De son côté, la CGT enregistre les plaintes de « milliers de sans-papiers licenciés par leurs entreprises ». Le 20 novembre 2007, la loi Hortefeux (« relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile ») annonce une liste de cent cinquante métiers dits « en tension » (ceux qui trouvent peu de candidats à l’embauche). Elle sera suivie de la fameuse circulaire de décembre 2007 qui limite à trente seulement les métiers « qualifiés » réservés aux immigrants de pays tiers (extérieurs à l’Union européenne). Enfin, une nouvelle circulaire de janvier 2008 « précise noir sur blanc que la régularisation est possible à partir de la présentation des feuilles de paie de salariés employés dans des métiers “en tension” », commente M. Chauveau.

Le gouvernement s’attendait-il à ce que le patronat, gêné par le décret de juillet 2007, présente lui-même les dossiers de son choix en préfecture ? Toujours est-il que la CGT et Droits devant ! s’engouffrent dans la brèche. En février dernier, une grève est organisée dans un restaurant de l’avenue de la Grande-Armée. Sept cuisiniers sont régularisés. Fin avril, le syndicat dépose mille dossiers de régularisation dans les préfectures d’Ile-de-France. Dix jours plus tard, près de cent grévistes obtiennent gain de cause.

Autant dire que ce mouvement embarrasse. Non seulement la majorité, qui pensait avoir bouclé le dossier de l’immigration. Mais aussi une partie de la CGT, bousculée par la mobilisation et accusée par un collectif de sans-papiers (la Coordination 75) de n’avoir déposé « que » mille dossiers de régularisation.

Car, de leur côté, les « délocalisés de l’intérieur », eux, sont déterminés. « Nous n’avons pas grand-chose à perdre, souligne un gréviste africain de l’entreprise Millenium d’Igny (Essonne). En nous mettant en grève ou en participant à des rassemblements, nous savons ce que nous risquons. Chaque sans-papiers qui sort de l’ombre s’expose et peut être expulsé à tout moment. Mais ça fait des années que nous sortons chaque jour avec la peur au ventre d’être arrêtés et renvoyés au pays. Alors, autant se battre ! »

Pour la première fois depuis trois ans, la politique menée à l’égard des étrangers se trouve malmenée. Hostile à toute forme de « régularisation massive », le gouvernement campe depuis le début du mouvement sur sa position : les dossiers seront traités « au cas par cas », au grand dam des protestataires et... de certains responsables de fédérations patronales (7). Mais une telle position deviendra vite intenable pour M. Sarkozy. « C’est une règle qui nourrit l’arbitraire le plus flou, explique M. Patrick Peugeot, responsable de la Cimade. Face aux besoins réels de l’économie française, l’Etat devra tôt ou tard choisir la régularisation sur des critères transparents. »


(1) Au 1er mai 2008, le smic s’élevait en France à 1 308,88 euros (brut et sur la base de trente-cinq heures), et le smic horaire à 8,63 euros (brut).

(2) Agence centrale des organismes de sécurité sociale - Union pour le recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales.

(3) « Travail au noir dans l’hôtellerie-restauration », Acoss-Urssaf, Paris, 16 août 2007.

(4) L’Humanité, Paris, 16 avril 2008.

(5) Chantier interdit au public, La Découverte, coll. « Texte à l’appui », Paris, 2008. Selon un rapport parlementaire (n° 206, Sénat, 2005, p. 16), « cent vingt mille salariés ont été concernés en France en 2003, avec une progression de 50 % à 80 % par an depuis quelques années » (cité par Nicolas Jounin).

(6) « Gestion de main-d’œuvre et segmentation statutaire des saisonniers migrants dans l’agriculture européenne », colloque des Journées internationales de sociologie du travail (JIST), Londres, juin 2007, actes à paraître.

(7) Le 17 avril, M. André Daguin, président de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie (UMIH), réclamait la régularisation de cinquante mille sans-papiers.

http://www.monde-diplomatique.fr/2008/06/PIOT/15962 - juin 2008

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