jeudi 3 mai 2007

Un policier accuse les médias de créer de l'anxiété ?


Lire absolument ce très bon interview paru dans Le Courrier...
VIOLENCE · Dans un ouvrage,Olivier Guéniat,le chef de la sûreté neuchâteloise,
dénonce l'exploitation politico-médiatique de la délinquance juvénile.
LUC-OLIVIER ÉRARD LUC-OLIVIER ÉRARD


Olivier Guéniat, 40 ans, aura bientôt passé dix ans à la tête de la sûreté neuchâteloise. Il a déjà modifié profondément les relations entre la population du canton et sa police par un franc-parler et un goût pour la pédagogie uniques dans les annales des polices suisses. L'ouvrage La délinquance des jeunes qu'il publie ces jours au Savoir suisse met en évidence la force et le danger des idées reçues en matière de sécurité publique: dénonçant l'exploitation médiatique et politique des faits divers, il utilise le langage des criminologues pour démonter les clichés simplistes stigmatisant les jeunes. Sans occulter les problèmes posés aux pratiques éducatives traditionnelles par l'évolution rapide des moeurs et des techniques. Entretien. Votre ouvrage montre que la violence chez les jeunes est plus rare, mais plus grave.
Comment expliquez-vous cela?
Il est difficile de se prononcer aussi simplement. Les statistiques de police montrent une diminution du nombre d'auteurs de délits de moins de 18 ans. Mais en ce qui concerne les délits de violence, ces statistiques de police ne sont pas de bons indicateurs: si presque tous les cambriolages sont annoncés à la police, il n'en va pas de même pour la violence: les actes dénoncés ne représentent qu'une partie du total des actes commis. Donc, si les statistiques montrent une augmentation, il est difficile de savoir si celle-ci est due à un nombre plus important des délits commis ou à d'autres facteurs, comme une augmentation du taux d'annonce à la police.
Vous dénoncez néamoins une exploitation simpliste de ces chiffres. Quel est votre but?
Volontairement ou non, l'information peut être manipulée. Et derrière celle-ci, les enjeux politiques sont importants: en créant une anxiété dans la population, on crée une demande sécuritaire. Quand le conseiller fédéral Christoph Blocher stigmatise les requérants d'asile et les albanophones comme il l'a fait lors de l'affaire du viol collectif dans les Grisons, il généralise en commettant un amalgame: la réalité des condamnations telles qu'elle apparaît dans les chiffres de l'Office fédéral de la statistique montre que sur 132 auteurs de contraintes sexuelles et d'actes d'ordre sexuel avec des enfants, trois sont requérants d'asile, 44 ont un permis C ou B. Le message était faux, mais il peut préparer l'arrivée de mauvaises lois en favorisant l'anxiété: ainsi, l'UDC propose de retirer la nationalité à un étranger naturalisé ou de renvoyer la famille d'un délinquant requérant, alors qu'on sait qu'il n'y aura aucune incidence sur la criminalité en adoptant de telles lois par ailleurs contraires au Code pénal suisse et aux conventions internationales sur les droits de l'enfant.
Vous n'épargnez pas les médias, notamment dans leur traitement des faits divers.
Effectivement. Certains événements sont montés en épingles avec de gros titres pendant des semaines. Peter Rothenbühler, le rédacteur en chef du Matin, l'a dit: ce genre de manchettes fait augmenter ses ventes. Il m'a choqué en affirmant récemment à la télévision qu'il était prêt à écrire ce que les gens veulent lire: pour moi, c'est la mort du journalisme et de la presse de qualité. L'an passé, l'affaire des animaux mutilés a généré quelque 350 articles dans la presse et s'est révélé être un mythe. On a pourtant tendu le micro à un paysan qui affirmait qu'une bête avait été blessée par un scalpel, en l'érigeant en expert. Ce contexte modifie la perception des gens, avec en plus des relais politiques très forts qui proposent à la population des choix biaisés.
Vous ne constatez pas une augmentation réelle de la violence, mais semblez très critique à l'égard d'Internet et de la télévision. Pourquoi?
Il est manifeste que les parents accusent un retard par rapport à leurs enfants sur le plan des nouveaux médias. Ils ne connaissent pas le monde d'Internet, et il faut pourtant qu'ils y accompagnent leurs enfants pour transformer les situations délicates en message éducatif. Un enfant de 10 ans ouvert sur le monde grâce à Internet à besoin d'un adulte qui contrôle un peu la situation, tout comme chacun sait dire à ses enfants: «Ne monte pas dans la voiture d'un inconnu!» Mais les parents prennent-ils ce temps? Il est évident que les mutations de la famille, le fait que père et mère doivent souvent tous deux travailler, qu'ils subissent de plus en plus de pression de toute part entraîne une baisse de la prise en charge des enfants. Quelle influence ces changements induisent-ils sur la situation des jeunes? Il en résulte une perte de contrôle des parents sur le temps libre des enfants et sur leurs fréquentations. Or c'est justement dans ce laps de temps «libre», entre la sortie de l'école et le retour à la maison, que se commettent le plus d'infractions. Comment jugez-vous du fait que les journaux mentionnent de plus en plus la nationalité des délinquants?
Nous la donnons systématiquement dans les communiqués, sans quoi nous sommes condamnés à recevoir une trentaine d'appels. Dans la plupart des affaires, la nationalité ne joue aucun rôle dans la définition intrinsèque d'un crime. De plus, lorsqu'elle est mentionnée, elle n'est pas contextualisée dans l'ensemble d'enjeux qui sont soulevés du point de vue de l'intégration, du vécu et de l'éventuel statut précaire de la communauté en question. On va inévitablement tomber dans l'amalgame. Sans parler du fait que nous avons affaire, dans les médias, à un certain type de criminalité: nous ne publions pas l'ensemble de nos affaires de moeurs ou de nos affaires économiques. Et lorsqu'on le fait, le résultat n'est pas un feuilleton de vingt articles, mais généralement une brève. L'impression que les étrangers commettent plus de crimes que les autres est donc erronée? Plutôt que de donner une explication culturelle, il faut tenir compte de l'importance d'une communauté, qui fait qu'on la retrouve plus fréquemment dans les statistiques, mais aussi d'autres éléments comme le vécu de certaines populations et les conditions sociales qu'elles connaissent.
La fonction de chef de la sûreté est d'ordinaire plutôt discrète. Pourquoi avoir cherché à la populariser?
C'était un choix délibéré. Je suis arrivé à ce poste lors d'une crise. Un conseiller d'Etat avait été viré, un juge destitué, le chef de la police judiciaire déplacé, des enquêteurs mis sous enquête. La première commission d'enquête parlementaire de l'histoire du canton avait été mise en place. Un nouveau commandant est arrivé, et il a fallu regagner la confiance de tout le monde. Le seul moyen, c'était de jouer la transparence et d'utiliser les médias pour nous faire connaître. Nous avons répondu à toutes les sollicitations. Par ailleurs, étant criminologue, j'ai toujours cherché à contextualiser les informations et à présenter une analyse avec la volonté de gagner la confiance de la population.

COMMENTAIRE
Depuis 2002 et l'irruption cataclysmique de l'insécurité dans le débat public, en France puis en Suisse, champ libre a été laissé aux clichés les plus grossiers: la criminalité «augmente»? Les étrangers en seraient responsables. Le recours à l'aide sociale «explose»? Les jeunes ne sauraient plus travailler. Les viols collectifs «se multiplient»? Une perte des valeurs serait en cause. Au lendemain de chaque fait divers sanglant, de chaque affaire de moeurs sordide, deux mécanismes s'enclenchent désormais de concert au service de ces fausses évidences. La naissance d'un feuilleton médiatique anxiogène, suivi du chapelet politique de réponses faciles de l'UDC et de ses compagnons de route. Une appréhension sciemment approximative des faits divers permet tour à tour de justifier l'usage généralisé de caméras de surveillance, le renforcement des contrôles dans l'aide et les assurances sociales, l'aggravation des peines à l'encontre des mineurs délinquants, l'expulsion des étrangers. Après «surveiller et punir», on réclame d'épier et de bannir. Tous les partis ont emboîté le pas et doivent aujourd'hui servir un discours public sur la sécurité. Mais alors que le landernau politique s'agite essentiellement en réaction aux délires sécuritaires et autoritaires de la droite dure, certaines recherches citées dans l'ouvrage d'Olivier Guéniat le montrent: laisser à eux-mêmes les jeunes dans la rue, devant la télé ou sur Internet n'est pas sans conséquences sur leur vécu et leur comportement: violence, toxicomanie, exclusion. Or la capacité des parents à rester à l'écoute de leurs enfants est de plus en plus battue en brèche par l'irruption dans les foyers de technologies que les jeunes maîtrisent mieux que leurs aînés, et par une structuration du monde du travail qui oblige les adultes à travailler davantage, plus longtemps, à l'écart de leurs enfants. Prendre conscience de ces problématiques-là commande de penser une sécurité collective qui prenne en compte les questions comme l'aménagement du temps de travail, l'amélioration des structures d'accueil et de loisirs pour les jeunes, l'égalité salariale, l'intégration des migrants. Ce n'est pas l'UDC qui va s'en charger.

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