Lire l'article de Joelle Fabre dans 24heures
Le chaos irakien pousse toujours plus de civils à l’exil. Destins croisés de requérants d’asile fraîchement arrivés dans le canton.
De leur ancienne vie, il ne leur reste rien, hormis quelques vêtements jetés à la hâte dans une valise. Jusqu’à l’automne dernier, Sana*, Ahmed et leurs trois garçons habitaient un élégant cinq pièces dans un quartier bourgeois de Genève. Leur loyer était payé par le gouvernement irakien. Aujourd’hui, c’est au centre Fareas de Crissier qu’ils nous reçoivent, dans un logement exigu au mobilier réduit à l’essentiel. Ni l’un ni l’autre ne pleure sur le brillant passé diplomatique de la famille.
«Ce qui compte, c’est le présent, la sécurité», expliquent-ils en racontant comment, un jour de novembre, ils ont sauté dans un taxi, direction le Jura vaudois, pour déposer une demande d’asile au centre d’enregistrement de Vallorbe. Sana, 42 ans, haut fonctionnaire, était en mission à Genève depuis 2004. Son mari Ahmed, 46 ans, patron d’une fabrique de meubles à Bagdad, avait tout lâché pour l’accompagner en Suisse. Sana reste vague sur la nature de son travail pour l’Irak: «Je ne peux pas en parler, on me reconnaîtrait. Disons que j’ai eu un grave problème lié à mon origine chiite et que ce problème se situait au plus haut niveau. J’ai dû quitter mon poste. Nous ne pouvons plus retourner en Irak. Le risque d’être tués ou nos enfants kidnappés est trop grand. Nous sommes tous menacés là-bas pour des raisons politiques. Un de mes frères a été blessé par balles ilyaunanetdemi. La famille de mon mari a récemment dû quitter Bagdad, car elle habitait dans un quartier à majorité sunnite.» Nettoyages sectaires, représailles politiques, soupçons, menaces, chacun en Irak, quelle que soit son ethnie, son niveau social, son appartenance religieuse ou politique semble susceptible d’avoir un jour ou l’autre de bonnes raisons de fuir sa rue, son quartier, son pays. «La liberté que les Américains nous ont apportée, ironise Ahmed, c’est celle d’être tué partout et à chaque instant.»
D’une violence à l’autre
Rencontrée au centre Fareas de Sainte-Croix, Vian, 35 ans, mariée, cinq enfants, enceinte, raconte que sa famille a dû quitter Dohuk, dans le Kurdistan irakien, car son mari était doublement menacé de mort: «Chauffeur de taxi, il allait souvent à Mossoul pour acheter de l’essence et la revendre chez nous, à Dohuk, où il y avait une pénurie. Ses allers et retours ont été remarqués. Un jour, deux terroristes arabes sunnites armés l’ont emmené. Ils le soupçonnaient d’être un espion à la solde du Kurdistan. Quelque temps plus tard, ce sont les Asaish, les services de sécurité du Kurdistan, qui ont débarqué chez nous, accusant mon mari d’avoir des liens avec les terroristes à Mossoul.» Prise en tenaille, incapable de prouver son innocence, cette famille kurde décide, comme tant d’autres, de fuir vers la Turquie. C’est aussi le cas d’Ali, 26 ans, arrivé à Istanbul en octobre dernier, où il a passé trois mois avant de trouver un passeur qui l’a amené en camion à Lugano en échange de 5500 dollars ( 6800 francs). Kurde dans un quartier de la banlieue nord de Mossoul à majorité arabe sunnite, le seul tort de ce jeune couvreur était de refaire des toits pour les Américains: «Les islamistes partisans de Sunna m’ont interdit de travailler pour les infidèles. Je suis resté sans rien faire pendant deux mois.» Sur le conseil d’un ami, Ali improvise alors une petite entreprise dans une base militaire américaine. Il achète deux téléphones satellites et joue les cabines téléphoniques volantes pour les soldats. Mais les islamistes ne tardent pas à découvrir sa nouvelle activité et placardent une affichette sur la porte de la mosquée de son quartier: «Mon nom figurait sur une liste de onze personnes condamnées à mort. Je n’avais pas le choix, je devais partir. Du temps de Saddam, ce n’était pas très différent. Il y avait aussi cette angoisse permanente d’être soupçonné, dénoncé. La violence, c’était le régime luimême. Aujourd’hui, ce sont des groupes armés, des criminels — en fait n’importe qui — qui empêchent les gens de vivre normalement. On est passé d’une violence institutionnalisée à une violence anarchique, au chaos.»
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire