mercredi 14 mars 2007

La liberté aujourd’hui, en Irak, c’est celle d’être tué, partout et à chaque instant

Lire l'article de Joelle Fabre dans 24heures
Le chaos irakien pousse toujours plus de civils à l’exil. Destins croisés de requérants d’asile fraîchement arrivés dans le canton.

De leur ancienne vie, il ne leur reste rien, hor­mis quelques vête­ments jetés à la hâte dans une valise. Jusqu’à l’automne der­nier, Sana*, Ahmed et leurs trois garçons habitaient un élé­gant cinq pièces dans un quar­tier bourgeois de Genève. Leur loyer était payé par le gouverne­ment irakien. Aujourd’hui, c’est au centre Fareas de Crissier qu’ils nous reçoivent, dans un logement exigu au mobilier ré­duit à l’essentiel. Ni l’un ni l’autre ne pleure sur le brillant passé diplomatique de la fa­mille.
«Ce qui compte, c’est le pré­sent, la sécurité», expliquent-ils en racontant comment, un jour de novembre, ils ont sauté dans un taxi, direction le Jura vau­dois, pour déposer une de­mande d’asile au centre d’enre­gistrement de Vallorbe. Sana, 42 ans, haut fonctionnaire, était en mission à Genève depuis 2004. Son mari Ahmed, 46 ans, patron d’une fabrique de meu­bles à Bagdad, avait tout lâché pour l’accompagner en Suisse. Sana reste vague sur la nature de son travail pour l’Irak: «Je ne peux pas en parler, on me reconnaîtrait. Disons que j’ai eu un grave problème lié à mon origine chiite et que ce pro­blème se situait au plus haut niveau. J’ai dû quitter mon poste. Nous ne pouvons plus retourner en Irak. Le risque d’être tués ou nos enfants kid­nappés est trop grand. Nous sommes tous menacés là-bas pour des raisons politiques. Un de mes frères a été blessé par balles ilyaunanetdemi. La famille de mon mari a récem­ment dû quitter Bagdad, car elle habitait dans un quartier à majorité sunnite.» Nettoyages sectaires, repré­sailles politiques, soupçons, me­naces, chacun en Irak, quelle que soit son ethnie, son niveau social, son appartenance reli­gieuse ou politique semble sus­ceptible d’avoir un jour ou l’autre de bonnes raisons de fuir sa rue, son quartier, son pays. «La liberté que les Américains nous ont apportée, ironise Ah­med, c’est celle d’être tué par­tout et à chaque instant.»
D’une violence à l’autre
Rencontrée au centre Fareas de Sainte-Croix, Vian, 35 ans, mariée, cinq enfants, enceinte, raconte que sa famille a dû quitter Dohuk, dans le Kurdis­tan irakien, car son mari était doublement menacé de mort: «Chauffeur de taxi, il allait sou­vent à Mossoul pour acheter de l’essence et la revendre chez nous, à Dohuk, où il y avait une pénurie. Ses allers et retours ont été remarqués. Un jour, deux terroristes arabes sunnites armés l’ont emmené. Ils le soupçonnaient d’être un espion à la solde du Kurdistan. Quel­que temps plus tard, ce sont les Asaish, les services de sécurité du Kurdistan, qui ont débarqué chez nous, accusant mon mari d’avoir des liens avec les terro­ristes à Mossoul.» Prise en tenaille, incapable de prouver son innocence, cette fa­mille kurde décide, comme tant d’autres, de fuir vers la Turquie. C’est aussi le cas d’Ali, 26 ans, arrivé à Istanbul en octobre dernier, où il a passé trois mois avant de trouver un passeur qui l’a amené en camion à Lugano en échange de 5500 dollars ( 6800 francs). Kurde dans un quartier de la banlieue nord de Mossoul à majorité arabe sun­nite, le seul tort de ce jeune couvreur était de refaire des toits pour les Américains: «Les islamistes partisans de Sunna m’ont interdit de travailler pour les infidèles. Je suis resté sans rien faire pendant deux mois.» Sur le conseil d’un ami, Ali improvise alors une petite en­treprise dans une base militaire américaine. Il achète deux télé­phones satellites et joue les ca­bines téléphoniques volantes pour les soldats. Mais les isla­mistes ne tardent pas à décou­vrir sa nouvelle activité et pla­cardent une affichette sur la porte de la mosquée de son quartier: «Mon nom figurait sur une liste de onze personnes condamnées à mort. Je n’avais pas le choix, je devais partir. Du temps de Saddam, ce n’était pas très différent. Il y avait aussi cette angoisse permanente d’être soupçonné, dénoncé. La violence, c’était le régime lui­même. Aujourd’hui, ce sont des groupes armés, des criminels — en fait n’importe qui — qui empêchent les gens de vivre normalement. On est passé d’une violence institutionnali­sée à une violence anarchique, au chaos.»

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