Le Code civil suisse était à l'honneur à l'occasion du 80e anniversaire de son adoption en Turquie. Mais le Code pénal lui a volé la vedette. Hier, Christoph Blocher était invité à l'Université d'Ankara pour inaugurer une conférence consacrée à la transposition du Code civil national dans le système juridique turc en 1926. Après avoir rendu hommage à «ce geste qui nous emplit de fierté», le conseiller fédéral a profité d'une conférence de presse avec son homologue turc, Cemil Cicek, pour tirer à boulets rouges sur l'article 261 bis du Code pénal. «Cet article me fait mal au ventre», a-t-il lancé, estimant qu'il n'était «plus approprié».
Le chef du Département fédéral de Police et Justice a expliqué que cette norme antiraciste avait été «adoptée en 1994 pour lutter contre la négation de l'holocauste mais que personne, à l'époque, ne pouvait imaginer qu'il traînerait en justice un éminent historien turc». En mai 2005, en effet, la justice suisse a ouvert une enquête contre Yusuf Halacoglu pour négation du génocide arménien lors d'un discours prononcé à Zurich. Deux mois plus tard, le leader du Parti turc des travailleurs, Dogu Perinçek, s'est retrouvé à son tour en infraction par rapport à l'article 261 bis, pour avoir dénoncé à Lausanne «le mensonge international [sur le] prétendu génocide».
Tensions persistantes
En mesure de rétorsion, la visite de Joseph Deiss, alors ministre de l'économie, avait été annulée à l'automne 2005. Depuis, aucune délégation officielle d'hommes d'affaires suisses ne s'est rendue en Turquie. Ces deux péripéties judiciaires sont venues s'ajouter à la longue liste de griefs de la Turquie contre la Suisse. La reconnaissance du génocide arménien par le Conseil national, et par le Grand Conseil vaudois en 2003, est à l'origine des tensions persistantes dans les relations bilatérales. Ankara nie le caractère génocidaire des massacres perpétrés par l'Empire ottoman entre 1915 et 1917. En mars 2005, Micheline Calmy-Rey a effectué une visite dans le sud-est à majorité kurde, mais avec un an et demi de retard sur la date initiale. Et au printemps dernier, l'avionneur Pilatus a été écarté d'un appel d'offres. L'invitation de Christoph Blocher est donc le signe d'une détente. «Il est encore trop tôt pour dire que c'est la fin du malentendu, mais le climat s'est énormément amélioré», a-t-il assuré.
Son point de vue sur les tueries contre les Arméniens pendant la Première Guerre mondiale a satisfait Ankara: «Je soutiens la proposition turque de créer une commission historique internationale pour juger ces événements. Ce n'est pas aux politiques ou au tribunal de dire s'il s'agissait d'un génocide ou non.» Dans son opération de séduction des Turcs, il a insisté sur les liens unissant les deux pays, comme le Traité de paix de Lausanne, acte fondateur de la République turque en 1923, ou la création des centres commerciaux Migros en Turquie en 1954. Et Christoph Blocher de louer «la longue et fructueuse relation d'affaires» nouée avec un entrepreneur turc alors qu'il n'était «encore [qu'] un jeune collaborateur juridique» au sein de l'entreprise Ems-Chemie.
«Propos scandaleux» ou «comportement indigne»: le monde politique est sous le choc
Hier à Flims, les parlementaires étaient en état de choc.
«Ces propos scandaleux ne sont qu'une provocation de plus et Christoph Blocher n'a pas sa place dans le gouvernement helvétique», s'exclame Ueli Leuenberger (Verts, GE) avant d'annoncer son intention de déposer dès aujourd'hui une interpellation au Parlement.Le ton est le même du côté de l'association Suisse-Arménie, dont le co-président, Sarkis Shakinian, se dit «consterné». «Ce qui est arrivé dépasse les limites de la démocratie, souligne celui qui est aussi secrétaire général du groupe parlementaire Suisse-Arménie. Le chef du département de Justice et Police ridiculise la Suisse en la transformant en tapis rouge pour les pires négationnistes.»
Co-président avec Ueli Leuenberger du même groupe parlementaire Suisse-Arménie, Dominique de Buman ne cache pas non plus sa colère: «Le comportement de Christoph Blocher est indigne.» Selon le vice-président du PDC, le ministre de la Justice a voulu faire plaisir à la Turquie et à économiesuisse, inquiète des tensions entre les deux pays. Le conseiller fédéral UDC veut aussi montrer qu'il a des contacts avec un pays musulman et donner un signe à son électorat: «En niant la norme antiraciste, il montre qu'il veut continuer à durcir toutes les lois contre les étrangers.» Ce qui choque également le Fribourgeois, c'est que Christoph Blocher n'a pas respecté la neutralité, la souveraineté et l'indépendance de la Suisse. «C'est scandaleux de critiquer notre ordre juridique à l'étranger.»
«C'est un véritable scandale, surenchérit Hans-Jürg Fehr, président du Parti socialiste. Il oublie que c'est le peuple suisse qui a voté cette norme. Et il ne respecte pas la neutralité.» Le conseiller national schaffhousois espère que le Conseil fédéral n'acceptera pas de tels propos. Pour lui aussi, «cet incident est une nouvelle preuve que Blocher n'a pas sa place au Conseil fédéral».
Fulvio Pelli, président du Parti radical, est moins vindicatif: «Monsieur Blocher se trompe de cible. Le problème, c'est la justice suisse qui se lance dans des enquêtes qu'elle n'arrivera jamais à clôturer.» Le Tessinois ose espérer que le conseiller fédéral UDC a consulté ses collègues avant ses déclarations d'Ankara.
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