samedi 24 septembre 2005

Cornelio Sommaruga s'exprime dans le Courrier

Photo par Erling Mandelmann

L'ancien président du CICR, Cornelio Sommaruga, sort de sa réserve pour dénoncer la multiplication des dérapages racistes et le durcissement de notre politique d'asile. Il a accordé une interview à Didier Estoppey dans Le Courrier

C'est un homme du sérail qui fait son retour dans le débat national. Après avoir gravi les échelons de l'administration fédérale jusqu'au poste de secrétaire d'Etat à l'économie, Cornelio Sommaruga a été, douze ans durant, le président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Un poste qui l'avait amené à prendre ses distances avec son pays.
Mais un mot reste étranger au vocabulaire de ce Tessinois de 73 ans resté établi à Genève: celui de «retraite». Depuis son départ de la Croix-Rouge, en 1999, Cornelio Sommaruga multiplie les activités au sein de différentes fondations, dont le Centre international de déminage humanitaire, à Genève, qu'il préside.
L'homme continue à concentrer ses engagements sur des causes liées à la politique internationale et à la diplomatie humanitaire. Il s'est toutefois récemment impliqué dans le débat politique national. Il vient, avec divers politiciens en retraite dont l'ancien président de la Confédération Pierre Aubert, de parrainer un appel de la LICRA (Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme), qui lance en Suisse la Charte d'Utrecht. Un document rédigé en 1998 à l'initiative du Conseil de l'Europe, et qui constitue en quelque sorte un code de déontologie que s'engagent à respecter les partis y souscrivant afin d'éviter les dérapages racistes et xénophobes dans leurs campagnes.
Seul le Parti socialiste suisse a jusqu'ici adhéré à la charte au plan européen. Mais à l'échelle nationale, c'est à la base des partis que la LICRA a voulu adresser son appel: plus de 3000 sections locales et cantonales ont été sollicitées. Un inventaire de leurs réponses sera livré à la fin de l'année.

Jusqu'à maintenant, vous avez tenu vos distances avec le monde politique suisse, vos fonctions à la tête du CICR vous ayant longtemps contraint à la retenue. Qu'est-ce qui vous incite à franchir le pas en signant l'appel de la LICRA?
–Mon engagement dans le débat national n'est pas si neuf que ça. C'est vrai que mes activités se sont beaucoup concentrées sur la politique internationale, la prévention des conflits. Mais j'ai aussi été amené parfois à m'exprimer plus que je ne pouvais le faire comme président du CICR. En 2002, j'ai ainsi été appelé à contrer Christoph Blocher lors d'un débat public sur l'adhésion de la Suisse à l'ONU.
Ce qui m'a incité cette fois à répondre à l'appel de la LICRA, c'est ce qui est en train de se passer dans ce pays. Je suis choqué de voir à quel point notre jeunesse se laisse souvent happer par des attitudes extrémistes et violentes. Les profanations de synagogues se sont multipliées. Mais l'islamophobie ou les agressions racistes connaissent aussi une inquiétante augmentation. Je pense que les partis politiques ont une énorme responsabilité pour prévenir ce type d'actes.
Or ils viennent souvent plutôt alimenter la xénophobie. J'étais écoeuré par les slogans et les affiches antimusulmans utilisés durant la campagne sur Schengen. Je le suis tout autant quand je vois comment s'est menée celle en vue de la votation de ce week-end... Les attaques contre les frontaliers proviennent, certes, de partis extrémistes et minoritaires. Je me sens cependant d'autant plus blessé qu'on utilise ce type d'arguments à Genève, une ville qui vit de son ouverture. Et que ces arguments n'ont rien à voir avec le sujet de la votation!


Les partis vous paraissent-ils avoir durci leur discours?

–Le durcissement du ton chez certains partis me paraît incontestable. La participation au Conseil fédéral d'une UDC à la zurichoise y a certainement contribué... La Suisse ne parvient plus à aplanir le terrain, à trouver des solutions de compromis. Mais ce qui a changé aussi, c'est qu'une frange de citoyens sont poussés par ces partis extrémistes à passer à l'acte. Nos autorités ont la responsabilité de lutter contre ces débordements. Mais cette responsabilité relève aussi des partis qui les influent.


Vous avez évoqué l'UDC. Ses positions lui permettent-elles à votre sens d'adhérer à la charte d'Utrecht?
–Il ne faut a priori interdire à personne la possibilité de se doter d'un code de bonne conduite! Même si le parti refuse d'y adhérer, le fait d'y avoir réfléchi est déjà une bonne chose. Ce qui est important dans la démarche de la LICRA, c'est que l'appel est adressé à la base des partis. Ceci devrait donc permettre de lancer en leur sein le débat sur un certain nombre de valeurs qu'on ne peut transgresser. La Suisse s'est donné en 2000 une nouvelle Constitution, il faut la respecter. Et ce que dit notamment son article 8 alinéa 2[1] est une affirmation très forte, qui implique le respect des lieux de culte. On a vu trop d'attaques de synagogues et de profanations de cimetières, il faut réagir!


Les amalgames, les discours s'attaquant aux «abus» de la part de certains groupes de population conduisent parfois à des projets de loi qu'on légitime par la lutte contre lesdits abus... Ainsi en va-t-il de la Loi sur l'asile, que le Conseil national doit réexaminer dès mardi, et qui soulève des critiques de nombreuses organisations, comme Amnesty International ou le Haut commissariat aux réfugiés. Quelle est votre position?
–J'ai été choqué par le vote du Conseil des Etats, en mars dernier. La version votée par le Conseil national, en juin 2004, était déjà loin d'être idéale, mais acceptable. Les durcissements votés par les Etats, eux, m'ont scandalisé. Je l'ai d'ailleurs écrit dans la Neue Zürcher Zeitung en concluant par cette question: «Quo vadis, Helvetia?» Les réactions que j'ai reçues ont été positives, mais je reste très inquiet face à ce que pourrait voter le National. La Suisse devient peureuse face à toute ouverture à l'étranger. Je dois bien admettre qu'il y a des abus, des criminels, mais ce sont une toute petite minorité des requérants d'asile. Quant aux demandes prétendument infondées, il ne faut pas oublier qu'elles sont provoquées par une politique migratoire totalement illogique. Alors que notre économie a besoin de main-d'oeuvre, nous conservons une politique très restrictive et refusons de régulariser des travailleurs qui, dans les faits, sont ici!
Cette attitude et ce repli de la Suisse m'inquiètent beaucoup. Il y a quelques années, elle avait pourtant eu le courage de s'interroger sur elle-même en se lançant dans le réexamen de son rôle durant la Deuxième Guerre mondiale. Le rapport Bergier a soulevé la polémique sur plusieurs points. Mais il y a une vérité essentielle à en retenir: le blocage de nos frontières a condamné de nombreux réfugiés juifs à la mort. On a dit: «Plus jamais ça!» Et aujourd'hui, on recommence...

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