Voici un texte de Bruno Clément élaborer dans le cadre de la coordination asile.
Se rencontrer, partager les expériences, analyser, construire une stratégie commune, créer un réseau suisse d’informations, de réflexions et d’actions
Introduction :
les obstacles rencontrés par les mouvements sociaux en Suisse
Par rapport aux autres pays européens, les mouvements sociaux en Suisse butent régulièrement sur deux difficultés internes.
La première est celle du « cantonalisme » qui enferme les mouvements dans des dynamiques héritées du fédéralisme politique. Si un certain nombre d’actions politiques peuvent – et doivent – se développer dans le cadre cantonal, un bon nombre de thématiques sociales recouvrent en même temps des enjeux au niveau fédéral, voire international. Le « cantonalisme » empêche ainsi souvent d’agir aux deux niveaux appropriés, le canton et le pays tout entier et bloque les mouvements sociaux tant dans leur développement que dans leur capacité à peser sur les décisions institutionnelles (Chambres et Conseil fédéral) ou patronales.
La deuxième difficulté est toujours celle des langues respectives et la faiblesse financière chronique des mouvements sociaux interdit bien souvent l’usage régulier des traductions que ce soit pour des textes ou pour des rencontres.
A ces difficultés habituelles, rapidement esquissées, s’ajoutent dans le domaine des droits des migrants trois autres difficultés spécifiques.
La première est la division récurrente entre asile et immigration. Cette division se vérifie tant dans les conceptions et les analyses – qu’est ce qui est particulier, qu’est qui est commun – que dans les organisations et les actions, voire parmi les protagonistes eux-mêmes, c’est-à-dire les migrants et les nationaux engagés dans la solidarité. Cette division constitue un frein indéniable depuis plus de vingt ans au développement des luttes des migrants pour leurs droits et, de plus, rend difficile un discours unifié face aux attaques permanentes des milieux réactionnaires.
La deuxième est la coupure réelle entre les luttes menées en Suisse et celles menées à l’échelle européenne. Certes, des réseaux existent et quelques points de contacts se matérialisent, notamment depuis l’apparition des forums sociaux européens, mais cela reste très fragile, peu collectif et avec de très faibles capacités d’action commune.
Enfin, la troisième est le piège tendu par l’usage des moyens dits de démocratie directe que sont le référendum et l’initiative. Non qu’il ne faille pas utiliser ces moyens – dont la portée n’est pas la même entre référendum et initiative – mais leur utilisation bloque souvent d’autres modes d’intervention, complémentaires ou spécifiques, voire même annihile la capacité créative des mouvements sociaux dans leurs formes d’actions.
Notre projet :
des Etats généraux au niveau suisse avant
le lancement des référendums
Tenant compte de ces remarques préliminaires, la coordination asile Vaud propose à toutes les forces qui sont mobilisées pour les droits des migrants le projet d’organiser des « Etats généraux » de l’immigration et de l’asile en novembre 2005 sur deux jours.
Ce projet est issu de débats tenus au sein de la coordination asile Vaud et d’un atelier organisé dans le cadre du Forum social suisse, le 5 juin 2005 à Fribourg.
Quant à l’appellation d’ « Etats généraux », elle fait référence explicitement à un moment historique de la Révolution française qui a vu surgir le « Tiers Etat », c’est-à-dire le peuple, comme acteur décisif du changement social. Pour une meilleure compréhension de ce symbolisme, voir le texte en annexe.
1.Les référendums
Devant le énième durcissement de la loi d’asile (LAsi), qui va transformer en lambeaux ce qui reste du droit à la protection devant la persécution, et devant la très grave révision de la loi sur le séjour et l’établissement des étrangers (LSEE devenant la LEtr), qui va institutionnaliser définitivement la discrimination comme fondement de la réglementation sur les immigrés, deux référendums vont être lancés. En effet, contrairement à certaines naïvetés exprimées ici et là, on ne peut compter sur le Conseil national pour « corriger » les dérives réactionnaires du Conseil des Etats.
Le lancement des référendums va marquer une première opposition collective à ces législations d’exception, liberticides et portant la xénophobie d’Etat à un seuil inégalé depuis 1945.
Mais, ils sont dès le départ lestés de deux handicaps majeurs. Le premier est celui de mettre sur le côté de la route les premiers concernés, soit les migrants eux-mêmes. Le référendum n’est ouvert qu’aux électeurs suisses et les migrants devront se contenter pour l’essentiel de regarder « passer le train ». Le deuxième est celui de ne pas pouvoir être efficace contre les deux lois en question. En effet, il est inutile d’imaginer que les référendums passent la rampe de la votation populaire. Nous allons donc les perdre, la seule inconnue est de savoir à quel pourcentage !
Il est donc important, vital même pour la dynamique du mouvement social, de le savoir dès le début et de présenter publiquement les référendums comme une étape dans notre opposition résolue à ces deux législations, comme une partie d’un tout. Autrement, il n’y aura que de l’amertume collective au soir de la défaite électorale et un reflux dangereux du mouvement.
C’est la raison pour laquelle nous proposons que les « Etats généraux » se tiennent avant le lancement des référendums afin que les campagnes référendaires – celle de la récolte des signatures puis celle de la votation elle-même – soient placées dans une dynamique plus large, plus globale et plus durable.
2.Le programme des « Etats généraux »
Les « Etats généraux » proposés s’articulent en trois moments forts.
Le premier est consacré à l’échange d’expériences (luttes et résistances sociales, accompagnements divers, bureaux de consultations, etc.) pour faire le point sur l’état réel du mouvement social, canton par canton, et cela tant en ce qui concerne les immigrés stables (luttes pour les droits politiques, programmes d’intégration, visa Schengen, naturalisations, secundos, etc.), les sans-papiers (régularisation, assurances sociales, conditions de travail, droit à l’éducation, droit à la formation post-obligatoire, expulsions, mesures de contrainte, etc.), les requérants d’asile NEM (aide d’urgence, aide sociale, séjour durable, mesures de contrainte, etc.), les requérants en cours de procédure (défense juridique, aide sociale, droit au travail, droit à l’éducation, droit à la formation post-obligatoire, traitements médicaux, exercices des droits civils comme le mariage, situation particulière des mineurs non accompagnés, etc.), les déboutés (exécution des renvois, application du principe de non-refoulement, mesures de contrainte, procédures extraordinaires, protections des gens menacés, etc.).
Dans cette première partie, ce sont les groupes de base, les associations, les collectifs, les syndicats qui ont la parole pour dire en synthèse ce qui se passe et ce qui se fait.
Le deuxième est dévolu à l’analyse de la situation tant politique (diversité des champs politiques dans les cantons) qu’institutionnelle (état du débat aux Chambres). Il s’agit aussi de thématiser les particularités et les similitudes de l’immigration et de l’asile mais aussi d’établir une relation entre la défense des droits des migrants et des droits sociaux de tout le monde, notamment au travers des droits et libertés fondamentales largement attaquées par les divers pouvoirs gouvernementaux et patronaux, ici et au niveau international. Enfin, il faudra avoir un regard historique pour la nécessaire mémoire du mouvement et un regard continental pour élargir notre champ de vision.
Dans cette deuxième partie, ce sont des intervenants internes et externes qui prendront la parole pour livrer leur contribution permettant une appropriation collective de leurs réflexions.
Le troisième est celui réservé à la création collective. Il s’agira en effet de dégager une stratégie commune, à court et moyen terme, et d’envisager des pistes d’actions à réaliser ensemble, de manière décentralisée et centralisée.
Dans l’élaboration de cette stratégie commune, on abordera la question des campagnes référendaires, des alliances à nouer entre le mouvement social et les artistes, les intellectuels et les chercheurs, entre le mouvement social et les syndicats, les partis politiques et les Eglises. On abordera également les questions de la communication publique, des formes à donner à la popularisation de nos combats, aux actions culturelles à intensifier.
Quant aux pistes d’action à mettre en œuvre au cours des campagnes référendaires mais surtout dès le lendemain des votations sur les référendums, il s’agira de réfléchir à des propositions déjà faites comme « la grève des migrants », le « train de la solidarité » ou une « initiative populaire » pour les droits des migrants en lien avec la demande de ratification de la convention internationale idoine dont le Conseil fédéral refuse jusqu’à en étudier l’opportunité.
Enfin, ce troisième moment se conclura par la création d’un réseau suisse d’échanges d’informations, de réflexions et d’actions.
Dans cette troisième partie, on procédera par ateliers thématiques avec conclusions en plénum.
3.Les modalités
Ce projet d’ « Etats généraux » a été fait par la coordination asile Vaud au comité de Solidarité sans frontières (SOSF) le 1er juillet 2005.
Ce présent texte est la présentation de ce projet et la demande est que ce texte se diffuse et soit discuté dans l’ensemble du mouvement social. Le but est de faire adhérer le plus grand nombre de groupes à ce projet et de les associer dès le début à la réalisation de ces « Etat généraux » et à leurs suites.
Tout est à faire, mais nous croyons que la dynamique lancée par la manifestation nationale du 18 juin 2005 peut se poursuivre par ce rassemblement commun dont nous sortirons plus forts parce que nous nous connaîtrons mieux et que nous aurons fixé des échéances communes dont nous sommes maîtres au-delà des référendums nécessaires.
Pour que ces « Etats généraux » se déroulent le mieux possible et constituent cette plate-forme nationale immigration – asile que nous appelons de nos vœux, nous pensons que
les réponses de chaque groupe intéressé doivent parvenir au plus tard à la mi-septembre,
que le groupe de préparation soit constitué autour de SOSF et de tous ceux et toutes celles qui se proposeront pour y participer
que les « Etats généraux » se tiennent à Berne, dans des locaux suffisamment spacieux, et sur deux jours afin de pouvoir travailler de manière efficace, sans stress inutile
que les moyens soient pris pour assurer des traductions simultanées selon le système Babel mis au point dans les Forums sociaux européens.
Lausanne, le 27 juillet 2005
Bruno Clément
Secrétaire régional comedia, le syndicat des médias
Membre collectif de la coordination asile Vaud
Annexe : texte sur l’importance des Etats généraux pour la Révolution française
Importance des Etats généraux pour la Révolution française
La convocation des Etats généraux en France en 1789 a une très grande importance dans le processus révolutionnaire. C’est le moment où le « peuple » surgit dans l’Histoire, où le Tiers Etat (par rapport aux deux autres ordres, la Noblesse et le Clergé) prend la place que sa supériorité numérique et la revendication d’égalité lui permettait de revendiquer. Bien que convoqués par le Roi, les Etats généraux conduisent à la fin de l’absolutisme, à la création de l’Assemblée nationale puis constituante, à l’abolition des privilèges et à la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen. Les cahiers de doléance récoltés tout au long de l’année 1788 et au début 1789 montrent bien la soif d’égalité qui souffle sur la France, même si peu sont ceux qui demandent le renversement de la monarchie et l’établissement de la démocratie. La pression populaire a également joué un grand rôle dans tout ce processus, les constituants pouvant s’appuyer sur un vrai mouvement citoyen pour faire reculer le Roi et lui faire reconnaître l’Assemblée constituante. L’apparition de ce Tiers Etats sur la scène politique française inspirera plus tard la métaphore de l’apparition d’un autre acteur révolutionnaire : le Tiers monde au moment des décolonisations.
Plus modeste évidemment, l’idée d’Etats généraux de la migration vise également à faire le point de la situation et discuter entre nous (comme les doléances et l’assemblée constituante à l’époque) et s’appuyer sur un mouvement citoyen en progression pour revendiquer que le droit d’avoir des droits ne soit pas cantonné aux seuls nationaux. La Révolution française s’est arrêtée en chemin. Il faut que les idéaux de justice et d’égalité ne soient pas dévolus aux seuls bourgeois, mais à tout le peuple, national ou migrant. Les migrantEs sont ces nouveaux acteurs et actrices de la vie politique et sociale suisse qui ne veulent plus retourner dans l’ombre ou dans les ghettos sociaux, politiques et économiques. Que ces Etats généraux de la migration fassent vasciller sur leurs trônes les monarques du Conseil fédéral et leurs vassaux de l’administration fédérale et cantonale. Que finisse l’absolutisme et l’arbitraire, que les mouvements sociaux, artistiques et syndicaux rejoignent ce nouveau Tiers Etat que sont les migrantEs. Le mouvement est en marche, le processus est lancé.
Lausanne, le 27 juillet 2005
Yves Sancey
Mouvement « En 4 ans, on prend racine »
Membre collectif fondateur de la coordination asile Vaud
Résumé historique :
Créés en 1302 et réunis vingt-deux fois en 487 ans, les États généraux étaient une assemblée d'exception convoquée par le roi de France soit pour connaître l'opinion de ses sujets, soit pour consolider une décision, en particulier en matière d'impôts. Elle réunissait les représentants des trois États ou Ordres : le clergé, la noblesse et le tiers état. Les membres étaient élus par leurs pairs à Paris et dans les provinces.
En 1788, la France connaît de graves problèmes financiers. Les dépenses du Roi la conduisent au bord du gouffre financier. Pour trouver des nouvelles recettes et légitimer un nouvel impôt impopulaire, le Roi est obligé de convoquer les représentants des trois Ordres de la nation à des Etats généraux le 1er mai 1789. Cela n’avait plus été fait depuis 1614. Les Etats généraux sont l’occasion pour le Tiers Etats (98% de la population), de faire valoir ses critiques du régime par des cahiers de Doléance. Il en ressort une très forte revendication d’Egalité liée aux idées des philosophes des Lumières, notamment face aux deux autres ordres privilégiés : la Noblesse et le Clergé. Plus nombreux en terme de députés (600 sur 1’200), le Tiers Etats demande le vote par tête et non par ordre, ce qui lui assurerait l'égalité et que les débats aient lieu en commun.
Le 17 juin 1789, le Tiers Etat invite les députés des deux autres ordres à les rejoindre. Il se proclame Assemblée nationale, sur la motion de l'abbé Sieyès. Devant ce premier acte révolutionnaire, Louis XVI fait fermer la salle des États. Le 20 Juin 1789, lors du serment du Jeu de paume les députés du Tiers, essentiellement issus de la bourgeoisie affirment le principe de la souveraineté populaire. Les députés promettent de ne pas se séparer avant d'avoir rédigé une constitution pour le pays : l'assemblée nationale constituante siègera ainsi jusqu'au 30 septembre 1791 et exerça en même temps le pouvoir législatif. Louis XVI exige des députés réunis au Jeu de Paume qu'ils se dispersent. Mirabeau répond : " Nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes." Le roi capitule et demande aux députés de la noblesse et du clergé de se joindre au Tiers. Celui-ci peut être satisfait, le vote se fera par tête.
Le 9 juillet 1789, l'Assemblée nationale change de nom et devient l'Assemblée Constituante. Le 14 juillet, c’est la prise de la Bastille, symbole de la monarchie absolue. En se défendant le Peuple de Paris a sauvé l’Assemblée Constituante et a donné à la Révolution sa dimension populaire. Le Roi est alors contraint de reconnaître l’Assemblée Constituante. La Grande peur des paysans oblige l’Assemblée Constituante à redéfinir les règles du jeu social par l’abolition des privilèges et des droits seigneuriaux le 4 août. Le 26 août la Constituante rédige alors la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (art. 1. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits). Mais le suffrage censitaire demeure. Une révolution bourgeoise et pacifique vient ainsi de s'accomplir, une monarchie constitutionnelle se substituant à l'absolutisme royal de l'Ancien Régime. Le grand vainqueur de ces Etats généraux fut la bourgeoisie. Elle pouvait maintenant jouer le rôle politique auquel elle prétendait en raison de sa puissance économique et financière.
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