Dans un livre qui vient de paraître, le politologue Adrian Vatter démontre que la démocratie directe a souvent maltraité les minorités religieuses en Suisse.
Le Tessin va-t-il interdire la burqa et le niqab? Le canton votera sur une initiative populaire déposée jeudi dernier et munie de plus de 10 000 signatures. Les musulmans ont du souci à se faire, car la démocratie directe pèse comme une épée de Damoclès sur les minorités religieuses en Suisse. C’est la thèse d’un livre (1) qui vient de paraître sous la direction d’Adrian Vatter, professeur en sciences politiques à l’Université de Berne. Cette étude historique retrace plus d’un siècle de votations, entre l’interdiction de l’abattage rituel (1893) et celle de la construction de nouveaux minarets (2009).
La démocratie directe est-elle un rempart ou une cage pour les minorités religieuses en Suisse?
Adrian Vatter: Pour les minorités religieuses non chrétiennes, soit les Juifs et les musulmans, elle présente un désavantage manifeste. Durant les 150 dernières années, leurs droits ont ainsi été successivement différés, refusés voire parfois réduits en votation. Contrairement aux minorités linguistiques, par exemple, ces communautés religieuses apparaissent aux yeux de la majorité comme des groupes extérieurs à la société suisse, et porteurs peut-être d’autres valeurs qui nous sont étrangères.
Seules 18 initiatives populaires ont été acceptées à ce jour, et deux concernent les minorités religieuses: l’interdiction de l’abattage rituel en 1893, et l’interdiction de nouveaux minarets en 2009. Quels parallèles peut-on tirer entre les deux?
Les deux initiatives concernent toutes les deux des minorités religieuses qui ne sont pas chrétiennes. Elles posent des questions culturelles, de valeurs, sur lesquelles la population est majoritairement sceptique. Elle est en revanche plus ouverte sur les libertés économiques. Ainsi, en 1866, les Suisses accordent en votation la liberté de commerce et d’établissement aux Juifs, tout en leur refusant dans le même temps la liberté de culte. Cette ouverture aux droits économiques s’explique par l’engagement du Parti radical qui, sur les questions de valeurs, se montre par contre plutôt conservateur.
En l’occurrence, les Juifs ont profité des pressions de la France...
Les libertés de commerce sont en effet accordées aux Juifs de Suisse pour ne pas les prétériter par rapport aux Juifs d’Alsace, à qui la Confédération a concédé des droits pour ne pas mettre en danger un accord commercial avec la France. Cette situation se répète sur d’autres objets, par exemple sur l’interdiction d’ériger en Suisse de nouveaux évêchés: il a fallu la pression de l’extérieur, en l’occurrence de la Cour européenne des droits de l’homme, pour que la Suisse daigne réviser cet article qu’elle avait maintenu par crainte de l’épée de Damoclès des droits populaires.
Car la démocratie directe a aussi parfois un effet indirect...
Et ce très fort effet indirect est même beaucoup plus significatif que l’effet direct. La pression du référendum décourage souvent les autorités à prendre des risques.
La démocratie directe est-elle plus dure envers les musulmans?
Depuis les années 1960, en tout cas, toutes les votations cantonales visant à améliorer la situation des musulmans se sont conclues par un rejet. Ce fut notamment le cas à Zurich en 2003, lors du vote sur la reconnaissance par l’Etat de minorités religieuses non chrétiennes, au terme d’une campagne marquée par le slogan: «Des impôts pour des écoles coraniques?»
Reste qu’au XIXe siècle, ce sont les Juifs qui tenaient un peu le rôle de «corps étranger». Et sur le long terme, la démocratie directe peut contribuer à la normalisation des relations entre communautés religieuses, comme le prouve le taux d’adhésion que remportent désormais les objets touchant la minorité juive.
Les musulmans font-ils les frais d’un sentiment anti-étrangers?
Ce réflexe joue. Mais ces réactions sont surtout l’expression d’une forte désécurisation au sein de la population, une forte expression que la Suisse traditionnelle aimerait freiner le changement culturel en cours, selon un schéma ouverture/fermeture qui imprègne la politique suisse depuis des décennies et qui a fait le succès de l’UDC.
Cela dit, dans des sujets comme les minarets, les motivations économiques n’interviennent pas, contrairement à d’autres votations liées aux étrangers (sur la libre circulation des personnes, par exemple). Ce n’est pas pour leur emploi que ces Suisses craignent, mais pour leurs valeurs. C’est d’ailleurs l’absence de possibles conséquences économiques qui a pu inciter des radicaux à voter pour l’interdiction des minarets.Mais il n’y a pas eu de conséquences économiques!
La question est ouverte. On peut notamment se demander s’il n’y a pas moins de touristes de pays musulmans qui viennent en Suisse. Quoi qu’il en soit, les conséquences économiques d’une interdiction des minarets auraient mérité d’être au moins thématisées dans la campagne.
«Ces conflits sont plus culturels que religieux»
Comment peut-on gagner contre une initiative dirigée contre les musulmans?
Une attitude très claire des partis est importante, essentiellement du PDC et du PLR, dont l’avis est déterminant pour les citoyens de sensibilité bourgeoise qui ne sont pas affiliés à un parti. D’autre part, dans la campagne, il ne faut pas insister sur les arguments juridiques, mais plutôt appuyer sur les émotions ou sur les arguments économiques pour convaincre les citoyens.
Les communautés musulmanes n’ont-elles pas elles aussi un rôle à jouer?
Tout à fait. A mon avis, elles ont fait l’erreur de ne quasiment pas se mêler de la campagne de votation sur les minarets, ce qui a permis à une toute petite minorité de musulmans radicaux d’occuper une place importante dans le débat. Les musulmans de Suisse devraient essayer de montrer qu’ils ne sont pas un corps étranger, mais qu’ils sont là depuis longtemps, qu’ils partagent les mêmes valeurs fondamentales et démocratiques que la société d’accueil, et que les différences culturelles avec la Suisse ne sont pas si grandes.
Finalement, c’est par la bande que les minorités religieuses ont souvent obtenu davantage de droits…
On le voit avec les Juifs par le passé, et longtemps avec les musulmans: ces communautés essaient de ne pas revendiquer trop fort en public, mais d’agir plutôt en coulisses et de profiter de révisions totales de constitutions pour y faire inscrire des solutions pragmatiques.
La Suisse est un «Sonderfall» politique. Traite-t-elle pour autant ses minorités religieuses différemment que les autres pays?
Nous n’avons pas analysé cette question de façon systématique. Mais je pense que les différences ne sont pas si grandes. Au XIXe siècle, les règles vis-à-vis des Juifs ressemblent ainsi à celles en vigueur dans les monarchies européennes. Le danger est toutefois plus grand en Suisse de voir des partis populistes se saisir de ces sujets via la démocratie directe. Même si, quand on regarde les votations sur les minorités (religieuses et autres), on constate que la majorité est toujours très sceptique vis-à-vis d’un élargissement des droits de la minorité, mais qu’elle est en revanche très réservée à l’idée de les restreindre. L’initiative sur les minarets constitue une petite exception, dans la mesure où elle a en fait cimenté le statu quo. Les quatre minarets existants resteront, il n’y en aura pas de nouveaux.
Et si toute cette histoire nous montrait que la Suisse se sent encore un pays chrétien?
Je ne le réduirais pas à cela, mais nous sommes en Suisse, comme dans les autres pays occidentaux, dans ce conflit fondamental entre une culture occidentale, et donc chrétienne, et d’autres cultures qui arrivent en Europe, via la globalisation. Et ces votations symbolisent selon moi des conflits qui sont plus culturels que religieux.
Serge Gumy dans la Liberté et le Courrier
1 Adrian Vatter (éd.), «Vom Schächt- zum Minarettverbot. Religiöse Minderheiten in der direkten Demokratie», NZZ Verlag.
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