Le Conseil fédéral veut lutter contre l’immigration clandestine. Mais obliger les enseignants à dénoncer des élèves clandestins va à l’encontre de tous les principes. Tollé.
«Si on oblige les enseignants à dénoncer des enfants, je ne vois qu’une solution: la désobéissance civile!» Le ton est donné. Georges Pasquier, président du Syndicat des enseignants romands, n’entre pas en matière une seule seconde sur l’idée émanant du Conseil fédéral de passer par les salles de classe pour débusquer les élèves sans papiers, et donc leurs parents.
Le Conseil fédéral touche là à l’école, dont le devoir est de délivrer un enseignement gratuit, sans discrimination. Il s’en prend à l’enfant, dont l’éducation est un droit qui n’est pas lié à son statut. Et évidemment à l’enseignant, dont le rôle est d’accompagner ses élèves sur le chemin du savoir… et non du retour forcé.
Contre tous les principes
Un groupe de travail de l’administration est actuellement chargé d’examiner la faisabilité de cette mesure lancée parmi d’autres pour lutter contre l’immigration clandestine (lire ci-dessous). Mais obliger les enseignants à la délation irait à l’encontre de tous les principes défendus actuellement.
La scolarisation des enfants sans papiers n’est plus une revendication de militants depuis une vingtaine d’années. Il s’agit d’un acquis, intégré dans des conventions internationales, lois fédérales et cantonales, directives. «Le remettre en cause revient à vouloir retirer le droit de vote aux femmes», explose Tania Ogay, professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Fribourg.
En Suisse, on estime le nombre de sans-papiers entre 100 000 et 300 000. Par déduction, le nombre d’enfants concernés pourrait s’élever à quelques milliers. Neuchâtel recense environ 80 cas par an. Le canton le sait car il rembourse les frais de scolarité aux communes scolarisant des enfants de parents clandestins, soit 250 francs par élève et par an. Des données qui ne sont en aucun cas utilisées pour déloger les parents.
Pas forcément au courant
De leur côté, les enseignants ne sont pas forcément informés du statut de leurs élèves. «Nous le découvrons par hasard», explique Brigitte Roth, enseignante à Renens (VD), qui se souvient du parcours d’une fillette latino. «Lorsqu’elle est arrivée, elle n’avait aucune notion acquise. Elle avait vécu en Allemagne, en Italie. On a pu l’intégrer dans une classe spéciale. Si tel n’avait pas été le cas, la famille serait partie une nouvelle fois.» Pour Brigitte Roth, ce ne sont pas ces enfants qui posent le plus de problèmes, mais ceux dont les parents ne s’occupent pas, suisses ou étrangers.
Directeur du Cycle d’orientation de Pérolles, à Fribourg, Marcel Jaquier aime les belles histoires, celles d’enfants qui ont gravi les échelons en partant d’un statut de sans-papiers. «J’ai accueilli une élève albanaise qui est actuellement en train de finir son doctorat!» Aujourd’hui, il se dit effaré par l’idée de demander aux enseignants de dénoncer ces enfants. «C’est dans l’air du temps, malheureusement», déplore-t-il. «Mais c’est aussi un terrifiant retour en arrière. Cela fait vingt ans que je suis directeur d’école, et jamais on n’a osé remettre en question un acquis, pour lequel je m’engagerais à 150% s’il fallait de nouveau le défendre», poursuit-il.
Les années Schwarzenbach
Si Marcel Jaquier réagit aussi vivement, c’est qu’il a vécu les années Schwarzenbach, du nom de ce conseiller national qui, dans les années 1970, a lancé une série d’initiatives contre les étrangers. Tout un climat qu’a également connu Raymond Durous, ancien enseignant à Lausanne, auteur de plusieurs ouvrages sur la question. «Un jour, ma maîtresse m’a traité de sale Italien, raconte-t-il. En apprenant ce qui se tramait à Berne, je me suis demandé si ce que nous avions vécu pouvait se répéter.»
Georges Pasquier reconnaît que certains enseignants pourraient accepter de dénoncer des élèves. «Il y a certains que l’illégalité dérange», estime-t-il. Et le conseiller national UDC valaisan Oskar Freysinger, enseignant à Sion, ne s’en cache pas: il le ferait. «Pour un enfant, vivre dans l’illégalité est aussi très dommageable psychologiquement. Il ne s’agit pas d’épurer l’école, mais de définir le statut des gens. Soit ces enfants et leurs parents ont de bonnes raisons d’être en Suisse et ils peuvent rester, soit ce n’est pas le cas et il faut les renvoyer.»
Est-ce aussi simple? Enseignant à Leytron (VS), David Evéquoz est pour sa part convaincu de l’effet inverse: «Les parents n’oseront plus envoyer leurs enfants à l’école. C’est la clandestinité qu’on renforce!»
L’IDÉE VIENT D’UN CONSEILLER FÉDÉRAL ET PAS DE L’ADMINISTRATION
UN GESTE POLITIQUE
Le projet d’obliger les enseignants ou leur direction à dénoncer les enfants sans papiers aux autorités n’est pour l’instant qu’une piste de réflexion, mais une piste qui remonte à une décision politique. «Cette proposition ne vient pas de l’administration mais fait suite à une procédure de corapport au sein du Conseil fédéral», fait savoir Dieter Biedermann, porte-parole de l’Office fédéral de la justice.
C’est donc sur proposition d’un ministre que, lors de sa séance du 22 décembre 2010, le Conseil fédéral a intégré «la chasse aux enfants clandestins» au mandat plus large d’évaluation de mesures pour traquer les sans-papiers. Un mandat qui incombe désormais à un groupe de travail composé de fonctionnaires, qui va évaluer, d’ici à la fin de l’année, la faisabilité de la mesure, notamment en regard de la Convention internationale des droits de l’enfant.
Confidentialité des affaires du Conseil fédéral oblige, il est difficile de savoir lequel des sept ministres a demandé au Département de justice et police de Simonetta Sommaruga d’examiner s’il était envisageable d’appeler les enseignants à la délation. Beaucoup imaginent mal que cette proposition choc vienne du camp bourgeois, quand bien même les libéraux-radicaux proposaient cette semaine encore de fermer davantage le robinet de l’immigration. Tous les regards se tournent donc vers le seul UDC du gouvernement, Ueli Maurer. Son parti thématise depuis plusieurs mois les conditions-cadres de l’école et répétait dans un communiqué de presse paru le 20 décembre son rigorisme en matière d’immigration illégale. La chasse aux sans-papiers figure même en bonne place du nouveau programme politique de l’UDC, adopté sur la paille de Coinsins (VD) par les délégués.
L’AVIS DE L’EXPERT DOMINIQUE FÖLLMI
Ancien conseiller d’Etat genevois (PDC), il avait fait accepter la scolarisation des clandestins à la fin des années 1980
Dominique Föllmi, vous êtes resté dans les mémoires parce qu’en 1986 le conseiller d’Etat que vous étiez avait accompagné une petite clandestine turque à l’école, pour éviter que la police ne l’arrête. Comment réagissez-vous à l’idée qu’on puisse reprendre la traque?
Je suis scandalisé et je promets de monter au créneau pour qu’on abandonne tout de suite cette réflexion. Je vais prendre des contacts avec les politiciens fédéraux et avec la direction du PDC. Bien sûr, pour l’instant, ce n’est qu’un embryon de proposition, mais que l’on ose seulement penser à cette mesure est quelque chose de condamnable et de choquant. C’est un retour en arrière. On remet en question 25 ans de réflexion pour intégrer ces enfants à l’école.
Quelles étaient les circonstances de votre geste en 1986?
Quelqu’un m’avait appelé pour me signaler le cas d’une famille turque qui avait été arrêtée par la police. Le père avait été renvoyé par avion et la mère mise en garde à vue car on ne pouvait pas l’expulser puisqu’on ne savait pas où était sa fille. Elle était en colonie de vacances. Des amis de la famille l’avaient cachée quelque temps. A la rentrée des classes, j’ai décidé d’aller la chercher et de l’accompagner à l’école car j’étais certain que la police viendrait l’arrêter. Cette enfant avait finalement pu terminer son année scolaire, mais, moi, j’avais passé un mauvais quart d’heure dans mon canton et j’avais même été convoqué à Berne par le ministre de Justice et Police de l’époque, Arnold Koller.
Quelles furent les conséquences?
A l’époque se posait le problème des saisonniers, qui n’avaient pas droit au regroupement familial et qui étaient quand même rejoints par leur famille. Le canton de Genève a finalement reconnu le droit de ces enfants à être scolarisés en 1989 et la mesure a fait tache d’huile. Tous les cantons ont fini par suivre.
Le ton se durcit de nouveau dans le domaine de l’immigration. Pensez-vous que cette proposition ait une chance dans le contexte actuel?
C’est tout simplement impensable que les enseignants puissent obtempérer si cette idée devait se concrétiser. Aucun d’entre eux ne peut accepter moralement de faire de la délation. Cela va contre leur éthique, contre leur métier qui est de former, et pas de dénoncer. L’UDC parle beaucoup d’école et d’étrangers, c’est le moment ou jamais avec ce sujet de se saisir du problème et de dire stop. J’ai l’espoir que les Suisses vont réagir. Ils ne peuvent pas rester insensibles au sort de ces enfants.
Article signé Magali Goumaz et Stéphanie Germanier dans le Matin
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