mercredi 25 août 2010

Les zones d’ombre d’un “vol spécial” vers l’Afrique

Après un premier vol raté vers l’Afrique, un deuxième avion aurait, selon des témoins, déposé la semaine dernière des ressortissants non sénégalais au Sénégal. Des détenus de Frambois ont écrit une lettre de protestation. Un article de Valérie de Graffenried dans le Temps.

Après la mort d’un Nigérian, en mars dernier sur le tarmac de l’aéroport de Zurich, alors qu’il était sur le point d’être expulsé, l’Office fédéral des migrations (ODM) avait suspendu les «vols spéciaux». Depuis, ces vols controversés organisés pour renvoyer par la force des requérants déboutés ont repris. Mais le premier voyage vers l’Afrique, le 28 juillet, s’est révélé être un échec: comme l’a souligné la NZZ am Sonntag (15.08.10), un avion de la compagnie Hello a pu débarquer un Malien à Bamako mais n’a ensuite pas obtenu l’autorisation d’atterrir en Gambie, malgré un «feu vert oral» accordé préalablement à l’ODM. L’avion est donc revenu à Zurich, avec cinq Gambiens à son bord. Depuis, un deuxième vol a eu lieu, le 18 août, a appris Le Temps. Avec neuf requérants.

Cette fois, des Gambiens ont bien été débarqués à Banjul, capitale de la Gambie. Mais d’autres, qui refusaient de sortir de l’avion, auraient été lâchés au Sénégal, dans des circonstances troubles, affirment plusieurs témoins. Mohamed D. et Cissé T.*, un Ivoirien et un Malien retenus dans le centre de détention administrative de Frambois (GE), restés en contact avec des expulsés, racontent. «A Banjul, au moins deux Gambiens sont sortis d’eux-mêmes de l’avion, dont notre ami Dembo J. Mais les autorités gambiennes n’ont pas voulu extirper les autres de force (ndlr: la Suisse n’a pas signé d’accord de réadmission avec la Gambie). L’avion est alors parti vers Dakar. Là-bas, un autre de nos amis, Lamine C., qui faisait partie du vol et qui nie être Sénégalais, dit avoir vu des responsables suisses donner 200 francs à des policiers sénégalais pour faire sortir tous les requérants de l’avion. Il y avait des Sénégalais, mais aussi des Gambiens et un ressortissant de Guinée-Bissau. Cela s’est fait par la force. Il y a eu une bagarre dans l’avion.»

Lamine C., contacté au Sénégal, donne la même version des faits. Il est lui-même de père guinéen (Guinée-Bissau) et de mère sénégalaise, ce qui complique les choses. Mais c’est bien comme ressortissant de Guinée-Bissau qu’il a déposé sa demande d’asile en Suisse. Le Temps a aussi appelé Dembo J., en Gambie. Dembo avait déjà fait partie du premier vol, qui après un arrêt au Mali, et l’impossibilité d’atterrir en Gambie, avait fait escale à Dakar sans débarquer personne. Il a décidé, lors du deuxième vol, de sortir de lui-même de l’avion, ayant déjà «trop souffert».

Lors du premier voyage, qui a duré en tout deux jours, il était resté de longues heures ficelé à son siège d’avion, les pieds et les mains ligotés. Au téléphone, il était très éprouvé. «J’ai mal partout et n’ai pas de médicaments. Je n’ai personne de ma famille en Gambie: ils sont tous en France. Je ne veux pas rester ici.» Il parle de «conditions de renvois humiliantes», dit avoir été traité «comme un animal». Lamine C., lui aussi, affirme avoir été ligoté, avec un casque lui maintenant la tête pendant le décollage. Il n’a eu l’autorisation d’uriner que dans un sachet en plastique.

Autre fait troublant: selon les requérants, il n’y avait de personnel médical dans aucun des deux vols spéciaux, dont les coûts sont généralement estimés à 100 000 francs. Mais l’ODM affirme le contraire (lire ci-dessous).

Effrayés par le témoignage de leurs amis, Mohamed D. et Cissé T. ne sont pas restés les bras ballants. Ils ont écrit, «au nom des détenus de Frambois», aux autorités sénégalaises à Dakar, ainsi qu’à Amnesty International. «Les Suisses ont rapatrié des gens à Dakar, moyennant des sommes qu’ils donnent aux agents de l’aéroport, qui acceptent même des ressortissants non sénégalais», écrit Mohamed. «Je vous informe aussi que le consulat du Sénégal à Genève délivre des laissez-passer dans le dos de certains ressortissants d’autres pays. Tout cela n’est que business.»

Les requérants jouent-ils avec leur nationalité dans le seul but de rendre ces renvois controversés encore plus difficiles? Ou alors le Sénégal fermerait-t-il les yeux vis-à-vis de certains requérants aux origines floues en échange de contreparties? L’ODM, lui, met en évidence le fait que l’ambassade du Sénégal a délivré des laissez-passer pour tous les requérants expulsés à Dakar. Et rappelle que ce sont les délégations du pays concerné qui viennent «reconnaître» leurs requérants en Suisse.

Quoi qu’il en soit, l’ODM a par le passé déjà été accusé d’avoir renvoyé des Africains vers un pays qui ne serait pas le leur. L’an dernier, un avocat bâlois, défendant un requérant expulsé vers la Gambie alors que des expertises soulignaient qu’il y avait 70% de certitudes qu’il était bien Guinéen, a été jusqu’à porter l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg.

Alard du Bois-Reymond, le patron de l’ODM, l’a confirmé le mois dernier déjà (LT du 15.07.10): dès 2011, des observateurs indépendants pourront participer à ces vols spéciaux. Voilà qui devrait permettre d’y voir plus clair sur ce qui se passe réellement lors de ces voyages secrets. En attendant, tant Mohamed que son ami malien avertissent: «Si nous sommes renvoyés au Sénégal alors que nous ne venons pas de ce pays, nous serons prêts à nous sacrifier jusqu’à la mort.»

* Noms complets connus
de la rédaction.

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