samedi 17 juillet 2010

Un monde de migrants

L’époque contemporaine voit les migrations avant tout comme des menaces pour l’ordre politique. Mais si le mouvement était naturel? Et si les peuples n’étaient pas ce qu’on croit ? Réflexion signée Sylvie Arsever dans le Temps.

monde en migration

Les Africains qui se pressent, au péril de leur vie, aux portes de l’Italie et de l’Espagne; les Néerlandais qui tentent de sauvegarder leur modèle de société tolérante en la barricadant; les milliers de Darfouris, de Tamouls ou d’Irakiens chassés de chez eux par les combats, l’insécurité et les persécutions… Un nombre écrasant de nos contemporains sont concernés par la migration – désirée, crainte, salvatrice ou inévitable mais toujours hasardeuse, lourde de dangers ou riche d’opportunités. On a dit du XXe siècle que c’était le siècle des réfugiés. Un enjeu majeur du XXIe apparaît déjà de savoir comment y seront traitées les conséquences humaines de la mondialisation de l’économie.

Les représentations avec lesquelles nous affrontons ce défi sont à la fois héroïques, de l’expansion des idiomes indo-européens aux conquêtes coloniales; dramatiques lorsqu’on songe aux exils bibliques ou aux persécutions religieuses du XVIe et du XVIIe siècle; et figurées comme l’occasion d’affrontements décisifs où les civilisations jouent leur destin, sur l’image de la chute de l’Empire romain en mains barbares, vignette centrale de théories du déclin occidental aux relents parfois ouvertement racistes.

Cette vision s’est forgée en bonne part au XIXe siècle autour de l’idée alors nouvelle de peuple, un groupe humain homogène dont le génie propre, forgé de génération en génération, le voue à se choisir un destin commun – et distinct – en formant une nation. Un groupe dont, au début du XXe siècle, la base biologique sera mise en rapport direct avec ses performances: angoisses démographiques françaises, stérilisations de marginaux en Suède ou en Suisse témoignent du même souci de préserver la «race», socle de la nation, que l’on retrouve, sous une forme délirante, aux fondements de l’antisémitisme nazi.

Au moment où l’invention du peuple débouche sur la naissance de l’Italie et de l’Allemagne, les migrations européennes en direction des Etats-Unis explosent: près d’un demi-million de nouveaux arrivés chaque année entre 1847 et 1930 pour une population qui passe dans la même période de 23 à 123 millions d’individus.

Les mesures restrictives prises face à cet afflux visent explicitement à préserver le génie des premiers colons – les Anglo-Saxons protestants – des influences pernicieuses des vagues ultérieures – Chinois, Italiens, juifs de l’Est… Etendues à l’Europe, elles rendront de plus en plus difficile à ces derniers d’échapper aux politiques antisémites qui se mettent en place au lendemain de la Première Guerre mondiale.

Elles reposent sur un présupposé implicite destiné à une belle postérité: un monde normal est un monde où chacun reste chez soi, derrière ses frontières. La migration est une irruption peu souhaitée dans cette normalité, qu’il s’agit, pour le bien de tous, de maintenir à un niveau aussi bas que possible. C’est encore la philosophie qui sous-tend notre actuelle loi sur les étrangers, dont la première mouture date de 1924.

Le voyage, à travers les âges cette fois, auquel nous avons convié les lecteurs du Temps la semaine écoulée, amène à relativiser fortement cette conception, sinon à la démentir. Dès son origine, l’humanité est en mouvement. Les langues et les gènes ont voyagé, souvent ensemble dès la préhistoire, sur des distances qui défient l’imagination.

Les empires mis en place aux époques historiques n’ont cessé d’absorber des nouveaux venus, conquis ou, déjà, migrants économiques attirés par leur prospérité se présentant parfois les armes à la main. De l’Antiquité tardive à l’an mil, l’Europe occidentale en voie de constitution a été confrontée à des vagues régulières de compétiteurs venus du Nord et de l’Est, conquérants désireux, plutôt que d’annexer de nouveaux territoires, de s’y imposer, de préférence dans une position dominante – et de s’y fondre.

C’est encore une forme de migrations – les Croisades – qui salue la montée en puissance de la papauté à partir du XIe siècle; les reconquêtes chrétiennes en Espagne musulmane en provoqueront d’autres – les expulsions massives de juifs et de morisques – qui préfigurent la constitution, au XVIIe siècle, d’Etats religieusement homogènes, soumis à la foi du prince. Et promoteurs d’autres migrations forcées pour lesquels s’invente le terme, destiné à un riche avenir, de refuge.

Les départs pour cause de religion alimentent également les migrations vers le Nouveau Monde, où ils se combinent toujours plus étroitement avec l’attrait d’une vie meilleure dans une imbrication de motivations idéologiques, politiques, et économiques que les autorités qui s’efforcent aujourd’hui encore de réglementer les flux n’ont toujours pas réussi à démêler.

Ces mouvements de grande ampleur se déroulent sur un fond lui aussi en mouvement: transhumances saisonnières, vagabondages de démunis à la poursuite d’une subsistance, pérégrinations de colporteurs, de clercs à la recherche d’un maître ou d’étudiants en quête d’expériences et de diplômes, migrations professionnelles en tout genre, au nombre desquelles il faut compter le service étranger qui a mis des soldats suisses à disposition de pratiquement tous les souverains européens. Autant d’occasions d’influences réciproques, de métissages, et parfois aussi de solides incompréhensions, de préjugés et de persécutions.

Ceux qui partent ne sont jamais exactement ceux qui arrivent. La migration, souvent poursuivie sur plusieurs générations, modifie ceux qui la vivent. Les contacts, même violents, avec d’autres civilisations influencent peu ou prou. Si certains chocs, comme celui imposé par les conquistadors aux Américains du XVIe siècle, sont assassins, il n’est pas rare que des vaincus remodèlent de fond en comble la culture de leurs vainqueurs. On le savait. Mais l’historiographie des dernières décennies a apporté un élément nouveau autrement perturbant: le mouvement, historique cette fois, ne se fait pas toujours dans le sens qu’on croit.

Un peuple n’est pas une famille élargie qui diversifie sa culture au fil de son expansion sur des terres étrangères. Mais un conglomérat de groupes et d’individus d’origines diverses qui, à un moment donné, se définissent une identité commune – par l’adoption des valeurs tribales d’une minorité dirigeante, par la constitution de mythes originels communs, par la soumission à une même loi ou par la conversion religieuse.

Ce phénomène, dit de l’ethnogenèse, a d’abord été mis en évidence à travers l’étude des peuples dits barbares qui, du IIIe au Xe siècle de notre ère, ont déferlé sur le territoire de l’Empire romain d’Occident, où ils ont fondé des royaumes plus ou moins durables, contribué à nommer de nombreuses régions – Normandie, Bourgogne, Lombardie, Bavière, Saxe notamment – et servi de lointains précurseurs à des Etats dont certains – France, Danemark, Allemagne… – ont également conservé leur nom.

Les transformations et les assimilations auxquelles ces peuples n’ont cessé de procéder remettent en question l’image d’un affrontement fatal entre un Empire cosmopolite et décadent et de pures tribus nordiques venues renouveler son sang corrompu. Elles retentissent aussi sur d’autres sujets.

Peut-on par exemple continuer à se représenter les migrations qui ont créé le bloc indo-européen à la préhistoire comme l’expansion d’un unique modèle linguistique et culturel à partir d’un tronc commun? Même si l’émergence d’Etats modernes a sans doute restreint la plasticité identitaire, des peuples ont-ils jamais cessé de s’imaginer – par exemple, dans certaines banlieues du XXe et du XXIe siècle – ou de se recréer sous des formes nouvelles – comme certains mouvements indigènes pourraient donner à le penser…? De quel peuple font partie les Italo- et les Sino-Américains d’aujourd’hui? Les questions posées pour le peuple juif par l’historien israélien Shlomo Sand (LT des 11.04 et 28.12.2009) peuvent être reprises pour tous.

La virulence des réactions suscitées, dans un contexte politique certes particulièrement explosif par l’ouvrage de ce dernier, Comment le peuple juif fut inventé, le montre. Un fossé s’est creusé entre les notions d’une partie croissante des historiens et des anthropologues et les évidences héritées des nationalismes qui continuent de dominer le débat public.

En matière de migrations, ce dernier semble aujourd’hui tétanisé par une double impossibilité. Celle, d’une part, de freiner les flux importants générés par les insécurités et les inégalités économiques dans un monde globalisé. Et d’autre part, celle de limiter les dégâts politiques causés par la prolifération d’extrémismes construits sur l’exploitation des angoisses identitaires suscitées, de part et d’autre, par ces flux.

Quant au regard des spécialistes, il n’est sans doute pas entièrement dénué de biais idéologiques – développés notamment en réaction à l’horreur des crimes commis par les nazis au nom de la race. Mais il s’appuie aussi sur des travaux approfondis et des connaissances nouvelles qui, toutes, apportent à la vision de l’histoire où s’alimente notre imaginaire des retouches qu’il ne devrait plus être possible d’ignorer. Car si le mouvement est perpétuel et si les peuples ne cessent de se créer et de se recréer, peut-être peut-on aborder la question politique sous l’angle positif: comment faire pour que les migrations du XXIe siècle soient profitables à tous?

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