mercredi 3 mars 2010

Le coup d’éclat légitime de la Ville de Lausanne

Avec son annonce, l'exécutif lausannois cherche à créer un rapport de forces pour faire évoluer la loi. Un article de Michaël Rodriguez dans le Courrier.
Des édiles qui «violent sciemment la loi», font régner «l'anarchie», et «menacent les fondements de la paix sociale»! La droite vaudoise a fait preuve d'une grande créativité dans les anathèmes jetés contre le gouvernement de la Ville de Lausanne, qui présentait il y a deux semaines un projet visant à ouvrir ses places d'apprentissage à des jeunes sans papiers. Tout ce que le microcosme politique compte de flics s'est mis aussitôt à gesticuler, à brandir des interpellations urgentes en guise de contraventions, à convoquer par le discours des armées d'inspecteurs du travail. Le ministre de l'Intérieur Philippe Leuba s'est rué sur ses tables de la loi et en a tiré triomphalement la conclusion que la proposition lausannoise est «illégale». Ces chevaliers de la pureté juridique avaient juste un temps d'avance – la Ville de Lausanne n'a pour l'heure engagé aucun apprenti sans papiers, elle en a simplement annoncé l'intention – et deux coups de retard: la stratégie de l'exécutif communal, au fond, ne vise pas à «violer la loi» mais à créer un rapport de forces sur la scène politique en vue d'une modification du cadre légal. Ce n'est pas un hasard si cette annonce a été faite à l'approche d'un débat qui se tient aujourd'hui même aux Chambres fédérales sur plusieurs motions demandant d'ouvrir aux sans-papiers l'accès à la formation professionnelle. Plusieurs conseillers nationaux radicaux, libéraux et démocrates-chrétiens soutiennent d'ailleurs ces propositions; l'une d'entre elles émane même d'un PDC genevois, Luc Barthassat.
Mais le Conseil fédéral ne veut pas en entendre parler, et répète pour la énième fois la même antienne: point de salut pour les sans-papiers en dehors d'une demande de régularisation humanitaire. C'est là une sinistre plaisanterie. La pratique des autorités fédérales est si sévère – plus même que la loi – que les clandestins ne se risquent tout simplement plus à déposer une demande par peur d'être expulsés. En 2009, ils étaient neuf à obtenir un permis humanitaire dans le canton de Vaud...
La Ville de Lausanne tente donc de restituer à une problématique le caractère d'urgence que les autorités fédérales, peu touchées par les effets de leur propre politique, lui dénient. En tant qu'échelon du pouvoir le plus proche des réalités sociales quotidiennes, une commune est parfaitement légitimée à le faire. La démarche lausannoise est un acte politique. Cela peut paraître évident, ça ne l'est pas. C'est même assez rare pour être souligné. Et qu'on ne vienne pas dire que la Municipalité aurait dû se contenter d'envoyer bien sagement un courrier au Conseil fédéral pour le supplier de changer d'avis. Ce n'est pas comme s'il suffisait de demander les choses gentiment.
La question de savoir si la stratégie s'avérera gagnante, et dans quelle mesure, reste bien entendu ouverte. Mais accuser les autorités lausannoises d'«amateurisme», comme l'a fait le quotidien de la place, n'a tout simplement pas de sens et révèle une singulière méconnaissance de l'art de la politique. Il faut vraiment vouloir regarder le doigt alors que l'on vous montre la lune. L'exécutif savait parfaitement ce qu'il faisait. Et à ce stade, il apparaît qu'il a bien joué en faisant ce pari. Au Grand Conseil vaudois, la résolution comminatoire de la droite a été rejetée, au profit d'une résolution socialiste demandant au canton d'appuyer la revendication lausannoise par la voie légale. Le coup politique de la ville a été répercuté par les médias de toute la Suisse, et même en France, permettant d'arracher la situation des sans-papiers à l'ombre dans laquelle les autorités la maintiennent.
Car le gouvernement de la Ville pose une question de fond, une question intempestive et nécessaire. Est-il socialement acceptable, est-il juridiquement défendable, au regard de la Convention internationale sur les droits de l'enfant, de priver des jeunes du droit à la formation pour le seul motif que leurs parents sont venus clandestinement en Suisse? Peut-on condamner un être humain – qui plus est un enfant – au néant social juste parce qu'il ne figure dans aucune des catégories administratives?
Une partie de la question ne devrait décemment même pas se poser. Il ne devrait pas y avoir d'être humain né ici et dépourvu de papiers. La naissance n'est ni légale ni illégale. On ne peut pas naître quelque part sans avoir le droit d'y être. De même qu'un pays ne devrait pas, sauf à se définir comme une dictature, pouvoir emprisonner un innocent durant deux ans pour des raisons purement administratives, ou considérer comme un délit pénal le fait de vivre avec un sans-papiers. Ce sont là quelques-unes des ignominies suisses qu'il s'agit de combattre, ne serait-ce qu'au nom de l'Etat de droit.
Mais dans ce débat comme en d'autres occasions, ceux qui se réclament le plus énergiquement de l'«Etat de droit» se situent précisément dans le camp de ses fossoyeurs. De ceux qui font du droit des étrangers un laboratoire de la démolition des droits fondamentaux, une sorte d'anti-constitution parallèle qui pose les bases d'un territoire immatériel, à l'intérieur du pays, où reléguer certains individus pour les faire virtuellement disparaître.
Note : Article publié initialement sur www.courant-d-idees.com

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