Autrefois ambassadeur en Arabie Saoudite, Guy Ducrey apporte un éclairage personnel au débat sur le refus des minarets en Suisse. A 73 ans, il estime que pour accepter l’islam, il faut d’abord le comprendre. Rencontre chez lui, en Valais. Un article signé Patrick Monay dans 24 Heures.
© EDOUARD CURCHOD | Guy Ducrey a conservé de nombreuses photos en souvenir de son séjour de quatre ans à l’ambassade de Suisse en Arabie saoudite.«Une amie d’un cousin du roi faisait de la planche à voile tout en portant le voile. Contrairement à ce que l’on pense souvent, la femme n’est pas du tout anéantie dansce pays.»
Guy Ducrey n’a pas oublié Kihar, ni Omar. Ces deux Saoudiens étaient employés à l’ambassade de Suisse à Djeddah, dans les années 80, lorsqu’il en était le chef de mission. «Mes deux filles ont eu l’idée de faire une crèche vivante pour Noël, se souvient l’ancien ambassadeur. Kihar et Omar ont spontanément proposé de mettre leurs enfants à disposition.» Guy Ducrey tourne les pages de son album de famille. Voici la photo qui avait immortalisé la scène, il y a vingt-cinq ans: deux petits Saoudiens jouent les Rois mages. «Deux autres sont déguisés en âne et en bœuf», ajoute le Valaisan, amusé.
La semaine dernière, au lendemain du vote antiminarets, Guy Ducrey a adressé une lettre ouverte à Kihar et à Omar. Pour leur demander d’accepter le choix des Suisses et leur dire, surtout, «que nous voulons rester leurs amis». Publié dans le Temps, ce courrier a ému bon nombre de Romands. Plusieurs ont pris contact avec l’auteur, pour lui manifester leur soutien. «Jamais aucun de mes articles n’avait suscité autant de réactions», s’étonne le diplomate à la retraite, qui signa des chroniques régulières dans les colonnes du quotidien lémanique, mais aussi du Nouvelliste.
Croix suisse cachée, puis affichée
Guy Ducrey, 73 ans, a conservé toute la prestance et l’éloquence liées à ses fonctions. Catholique, il a vécu quatre ans en Arabie saoudite, avec femme et enfants. Assez pour percevoir les nuances de ce royaume fondamentaliste. Assez pour parler, en connaissance de cause, du monde arabe et de l’islam. «Au début de notre séjour à Djeddah, certaines choses m’ont choqué, avoue-t-il. Lorsqu’un avion Swissair atterrissait, un camion-grue était systématiquement envoyé au bout de la piste afin de cacher la croix blanche sur l’empennage.»
Pourquoi une telle rigueur? Seul le dialogue avec les autochtones lui permettra de comprendre. «L’Arabie saoudite est née d’un compromis entre le tout premier roi et les wahhabites, un peuple très strict avec les règles de l’islam. Tous les souverains suivants l’ont respecté.»
Malgré cette chape d’austérité, Guy Ducrey a apprécié l’accueil «très chaleureux» réservé aux étrangers. Il a été témoin de la «prudente ouverture» voulue par le roi Fahd. «Il a proposé aux ambassades de quitter Djeddah pour s’installer à Riyad, la capitale, qui est plus proche des lieux saints. J’ai inauguré la nôtre le 3 janvier 1985. Quand la télévision saoudienne m’a filmé en train de hisser le drapeau suisse, j’ai pensé à ce qui se passait quelques années plus tôt à l’aéroport de Djeddah… L’évolution était claire.»
A Riyad, la mission suisse renouvellera l’expérience de Noël. «Un employé, Mahmoud, nous a amené un petit âne pour animer la crèche. Et le ministre des Finances a fait venir un sapin par avion!» Autant de gestes qui ont touché M. l’ambassadeur. «Notre imagerie est respectée dans le monde arabe. Tout comme Marie et le Christ. En revanche, les musulmans ne peuvent adhérer à une célébration pascale, car cela touche à un dogme qui différencie notre religion de la leur. Jésus, qui est pour eux un prophète, ne peut en aucun cas avoir été crucifié.»
Une fois intégrés, les préceptes du wahhabisme et de l’islam seront, pour Guy Ducrey, les clés de lecture d’une société complexe. Un monde où cohabitent des courants fort différents. «Chez l’un des cousins du roi, il était exclu que mon épouse soit présente. Au repas, il fallait prendre le mouton avec la main droite, toute boisson alcoolisée était bannie…» Dans sa maison cossue de Martigny, l’ancien diplomate sort d’un carton à chaussures une seconde photo. Et raconte: «Un jour, un autre membre de la famille royale nous a invités. Je l’ai vu faire de la planche à voile en compagnie d’une dame élégamment voilée!» Guy Ducrey l’affirme haut et fort: «La femme n’est pas anéantie en Arabie. Elle a un rôle social important.»
Au Caire, à Ankara ou encore à Ammann, le Valaisan se souvient avoir entendu des cloches sonner dans des églises. A Riyad, l’une de ses connaissances, fils d’un riche marchand, lui a confié avoir appris le Notre Père dans une école religieuse française, à Alexandrie. «Il s’appelait Mahmoun. «C’était un musulman qui pratiquait sa foi comme le font la majorité des Occidentaux: en priant de sept en quatorze…»
Guy Ducrey ne peut nier, pourtant, que les chrétiens ont l’interdiction formelle de s’approcher de La Mecque. «Alors que rien n’interdit à un musulman d’aller visiter le Vatican, s’il en a envie.» De même, édifier une église en Arabie saoudite reste inconcevable. «Je m’étais renseigné à ce sujet à l’époque où un projet de mosquée créait la polémique à Wabern, dans le canton de Berne. Le Ministère saoudien des affaires étrangères n’a jamais répondu à ma lettre.» Il ne pouvait en être autrement, selon lui. «Toujours à cause du wahhabisme.»
«J’ai peur de notre politique d’isolement»
Le refus catégorique opposé aux minarets? Guy Ducrey avoue avoir été surpris et déçu. A ses yeux, ce vote est l’expression d’une peur qui se généralise. «Les sociétés sont de plus en plus mobiles. Les gens sont attirés par le niveau de vie que nous avons ici en Europe, et, hélas, par les bénéfices rapides du trafic de drogue. Il y a un certain désarroi dans la population. Il ne faut pas sous-estimer les craintes liées à l’immigration.» Lui qui a dirigé le secrétariat politique des Affaires étrangères, à Berne, pense qu’ignorer ces craintes serait une erreur. «Il faut y faire face. Ne pas en laisser le monopole à un seul parti. L’UDC va au-devant de cette peur. Je comprends que sa tactique soit populaire.»
Sa carrière diplomatique, longue de trente-sept ans, a mené Guy Ducrey de Roumanie aux Etats-Unis, en passant par la Chine et la France. A ses yeux, l’image de la Suisse ne souffrira pas durablement de l’épisode minarets. «J’ai davantage peur de notre politique d’isolement, confie-t-il. De notre frilosité à l’égard de la construction européenne, dont nous profitons largement au plan économique. L’UDC a beau jeu de haranguer les foules en exigeant que l’on ferme toutes nos portes. C’est impossible, tout simplement.» Parole d’ex-ambassadeur.
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