Article d'Aide-Mémoire
Les centres fermés en Belgique
Bietlot, Mathieu
n°46, octobre-décembre 2008
« Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie » (Nizan)
Vingt ans déjà ! Un anniversaire qui fera moins de tapage que les commémorations de mai 68 ou de la Déclaration universelle des droits de l’Homme : c’est en décembre 1988 que le premier centre fermé pour étranger est entré en fonction, d’abord officieuse, dans le petit royaume de Belgique1. Vingt ans que des individus se trouvent de plus en plus systématiquement privés de leur liberté, sans avoir commis le moindre délit ni avoir été jugés par une autorité judiciaire tel que le requiert la Déclaration. Leur seul tort consiste à avoir tenté ailleurs l’aventure d’une vie meilleure sans respecter les contraintes administratives de nos Etats nationaux, trop nationaux !
Vingt ans, et avant ? Jusque-là, nul besoin - excepté en période d’Occupation - de ces centres barbelés présentés aujourd’hui comme la clé de voûte indispensable d’une politique d’asile et d’immigration cohérente et crédible, ferme et humaine.
Certes, la possibilité d’éloigner un étranger et, à cette fin, de le maintenir à disposition des autorités existe depuis toujours en Belgique. Sa première formulation remonte à l’arrêté du 6 octobre 1830 édicté par le gouvernement provisoire… deux jours après l’indépendance du pays. Elle fut reprise par les successives législations relatives aux étrangers (celles de 1835, 1897, 1952) jusqu’à la loi du 15 décembre 1980 qui leur accordait enfin un réel statut et des droits. Ces mesures d’enfermement demeuraient facultatives et n’intervenaient qu’à titre exceptionnel. Dans l’esprit du législateur, l’étranger était censé exécuter par lui-même la mesure d’éloignement qui lui avait été signifiée.
Le tournant a eu lieu avec les années ’80 bien qu’il ait été préparé par l’arrêt de l’immigration de travail en 1974. En raison des fermetures ou restrictions des voies d’immigration légale autant que de l’instabilité qui bouleversa de nombreuses régions, de plus en plus d’étrangers tentèrent d’entrer en Belgique par la porte de l’asile et celuici changea de traitement politique. Jusque-là, l’asile n’avait rien à voir avec les questions de migration, la Belgique se faisait un honneur d’accueillir et de protéger les réfugiés depuis qu’elle avait signé la Convention de Genève du 28 juillet 1951. Dès lors qu’il a commencé à poser problème à l’État, non seulement quantitativement mais qualitativement (suspicion d’abus de la procédure), l’asile s’est vu de plus en plus envisagé sous l’angle gestionnaire et policier des politiques de l’immigration. Cette transformation d’un droit fondamental en dispositif de contrôle de flux donna naissance au premier centre fermé.
Pour faire face à « l’afflux », une série de modifications de la loi de 1980 cherchèrent à rendre la procédure d’asile plus souple et plus rapide (entendez : plus stricte et sélective). Vu les conditions précaires et précipitées de sa fuite, on estimait auparavant que celui qui demandait refuge n’était pas en mesure de satisfaire à toutes les formalités d’accès au territoire. Il pouvait donc y pénétrer et y introduire sa demande. Depuis la réforme de 1987, la demande d’asile doit d’abord être jugée « recevable » avant que le candidat ne franchisse la frontière.
Suite à l’entrée en vigueur de la loi, des demandeurs d’asile se sont ainsi retrouvés coincés dans la zone de transit de l’aéroport le temps (plus ou moins long) que l’Office des étrangers statue sur leur recevabilité. Rien n’avait été prévu pour gérer cette conséquence inévitable. On improvisa donc en bordure de piste de l’aéroport à Melsbroek un baraquement pour contenir ces nouveaux errants : la « zone 127 », aujourd’hui toujours en fonction et toujours aussi mal adaptée à l’enfermement de migrants tous âges et sexes confondus. Ainsi apparut le premier centre fermé dont ni l’existence ni le fonctionnement n’était prévu et régi par la loi. La réforme suivante (loi Wathelet de 1991) lui octroya un fondement légal et avec la loi Tobback de 1993, la possibilité de rétention s’est étendue à d’autres étrangers déjà sur le territoire2. De nouveaux centres fermés ont été créés à cette fin.
A l’heure actuelle, il existe six centres fermés : un centre de refoulement pour passagers inadmissibles à l’aéroport (INAD), un centre de transit pour les personnes qui demandent l’asile à la frontière (centre 127), un centre de rapatriement (centre 127 bis) et trois centres pour illégaux (Merksplas, Brugge et Vottem). La capacité totale de détention se situe aujourd’hui autour de 600 places et varie en fonction du personnel disponible (la règle étant un travailleur par détenu, taux d’encadrement bien supérieur à celui de la prison) et des réfections de bâtiments. On estime entre 7000 et 9000 le nombre de détenus annuels. Des explorations sont en outre menées en vue de construire ou aménager de nouveaux centres.
La spécialisation des centres par type de « public » s’avère très théorique. Des contingences pratiques (manque de places ou de personnel, travaux, transferts de détenus…) la chambardent sans cesse. On retrouve donc dans tous les centres des demandeurs d’asile avant, pendant et après la procédure, des personnes en séjour irrégulier, des migrants ayant purgé une condamnation pénale et des personnes dites « inadmissibles ». Cette population est majoritairement masculine. Parmi les femmes détenues, on compte aussi des femmes enceintes, isolées du contact avec les autres détenus. Ces centres enferment également des mineurs, accompagnés ou non : quelques centaines par an. Les conventions internationales interdisent la détention des mineurs or les centres fermés demeurent des institutions de type carcéral où presque rien n’est prévu pour l’accueil des enfants. Les médias et l’opinion s’émeuvent plus facilement du sort des enfants. S’il est vrai que le cadre est incompatible avec l’épanouissement de l’enfant et que le stress, la violence, l’incompréhension et le traumatisme auront des conséquences plus profondes et irréversibles sur leur développement, la détention des mineurs n’est pas plus illégitime ou inacceptable que celle des majeurs. L’indignation de la société civile a fini par pousser le politique à mettre en place un système de tutelle et d’accueil spécifique pour les mineurs non accompagnés ainsi que, tout récemment, des logements individualisés pour les familles avec enfants. Un petit pas en avant… Bien qu’il faudra évaluer la dimension carcérale de ces logements et qu’on puisse craindre qu’en ayant répondu au plus « émouvant », le gouvernement désamorce les critiques à venir et remette au frigo la question de l’enfermement.
Ces lieux de mise à l’écart des étrangers arborent des dehors de prison : hauts grillages, grands murs surmontés de concertinas, tours de contrôle, caméras de surveillance, nombreux agents de gardiennage opérant des rondes accompagnés de chiens… Le mode de vie - principalement en groupe - est régi par un strict système disciplinaire qui fonctionne au bâton et à la carotte.
D’un côté, dans un espace quadrillé et un emploi du temps réglé comme du papier à musique, les détenus sont en permanence surveillés (par la présence d’agents ou de caméras de sécurité). Un système de sanctions graduel punit « tout acte de désobéissance, d’insubordination ou de rébellion, ainsi que tout manquement aux règlements ou abus par rapport à ce que ceuxci autorisent » 3, avec une énorme marge de manoeuvre laissée aux agents et au directeur, une porte ouverte à l’arbitraire ! En outre, de tels lieux clos sont inévitablement propices à tous les dérapages et avanies ; on sait que l’enfermement de groupes humains indésirables - présentés comme tels aux agents chargés de leur surveillance - conduit souvent à des tragédies. S’il est le plus notoire, le décès de Semira Adamu n’est pas le seul qu’ont provoqué les centres fermés. Moins tragiques, les bagarres et automutilations, les émeutes et tentatives d’évasion, sont beaucoup plus fréquentes.
Du côté de la carotte, une politique occupationnelle (sport, jeux de société, bricolages, « fêtes » - non sans cynisme -, tâches d’entretien, quelques formations,…) vise avant tout à pacifier le centre, à parer au désoeuvrement source de troubles et à détourner l’agressivité générée par l’enfermement lui-même ou par la promiscuité imposée à des individus très différents et tous tendus. Des « éducateurs » et « accompagnateurs » assurent la gestion du groupe et « l’aspect social de la surveillance ». Ils ont également une fonction explicite de repérage des éléments perturbateurs, des meneurs, et des complots de révolte. L’organisation des centres fermés compte également un service médical, social et psychologique.
Le personnel de ces services, au même titre que les agents de sécurité et la direction, est engagé comme « terugkeerfunctionaris » dont la mission consiste à maintenir les étrangers dans le centre et à les préparer à leur rapatriement « quel que soit l’état de leur dossier »4. Ce qui n’est pas sans soulever de lourds problèmes déontologiques. Les régimes répressif et occupationnel concourent à infantiliser les détenus. Ceux-ci sont surtout réifiés, anonymisés, réduits à un matricule voire mortifiés par les engrenages d’une machine administrative impersonnelle branchée sur la gestion de flux. Partant de la formule de Hegel, « le mot est le meurtre de la chose » (nommer une chose, c’est la définir, la finir, lui ôter toute vie imprévisible), Maurice Blanchot médita sur « l’appel des noms dans les camps » qui sous le nazisme soulignait explicitement le rôle impersonnalisant et meurtrier de la nomination lorsqu’elle n’exprime pas « le droit à être là en personne ». Toute proportion gardée, cette situation extrême fait apparaître « le sens de toute formalité d’état-civil (comme de toute vérification d’identité, laquelle donne lieu, dans nos civilisations raffinées, à toutes violences et privations de liberté policières) » 5.
Au terme de cette rapide description des conditions de détention, dont les atteintes à la dignité humaine sont flagrantes, je voudrais souligner que le scandale des centres fermés réside moins dans leur fonctionnement que dans leur existence même. Ils n’ont aucune raison d’être. Ni sur le plan des principes : on n’incarcère pas un innocent. Ni sur le plan de l’efficacité : malgré leur coût élevé, tant humain que financier, ils ne réussissent nullement à refouler l’immigration non autorisée et génèrent des effets contreproductifs (peut-être pas pour tout le monde….)6. Si j’ai entamé mon propos par l’historique des centres fermés, c’est à dessein de montrer qu’ils n’ont pas toujours existé, donc qu’on pourrait demain envisager une politique de l’immigration, conforme aux droits et mouvements humains, qui fasse l’économie de ces camps de la honte.
Notes :
1 Excepté la campagne « 10 - 20 - 60 » qui demeure à ce jour encore très confidentielle et n’a pas rassemblé les forces, les énergies et les actions d’une ampleur égale à celles de ses enjeux : http://campagneetmanif.canalblog.com/
2 Les réformes suivantes (1996, 1999, 2006,…) ne feront qu’étendre les motifs d’enfermement des migrants.
3 Article 89 de l’Arrêté Royal du 2 août 2002, Moniteur Belge, 12 septembre 2002.
4 Centrum Illegalen Merksplas, Jaarverslag 2000
5 Maurice Blanchot, Le pas au-delà, Paris, Gallimard, 1973, pp. 56-57
6 Je renvoie à ce propos à mes écrits plus détaillés sur le sujet, notamment : « Le camp, révélateur d’une politique inquiétante de l’étranger », in Cultures et Conflits, n°57, (disponible sur http://www.conflits.org/index1763.html).
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