samedi 11 octobre 2008

"Nous avons été les héros involontaires de la Fortesse"

Ils s’appellent Koffi, Nadine, Fahad, Pierre-Olivier. Blancs ou Noirs, fonctionnaires, aumônier, exilés, ils ont croisé la caméra de Fernand Melgar au Centre d’enregistrement pour requérants d’asile de Vallorbe. Le documentaire choc attire les foules au cinéma. Que sont devenus ses «acteurs»? Un article signé Martine Clerc dans 24 Heures, Florian Cella et Odile Meylan pour les photographies.

Ce jeune Togolais qui re­cherche son papa en Suisse. Ces Securitas qui enfilent leurs gants de latex et procèdent à la fouille des nouveaux arrivants. Mais aussi cette prière africaine qui se transforme en liesse entre les murs austères du Centre d’enre­gistrement et de procédure de Vallorbe (CEP). Ces tranches de vie, quelque 12 000 spectateurs les ont vues au cinéma dans La forteresse, documentaire du Lausannois Fernand Melgar, primé au Festival de Locarno. Le film figure depuis trois se­maines parmi les cinq longs­métrages les plus populaires en Suisse romande.
Tous les «acteurs» de Melgar ont en commun leur passage à Vallorbe entre décembre 2007 et février 2008. Ils s’y sont croisés 20, 40, 60 jours maxi­mum, y ont déballé leur vie dans l’espoir de voir s’ouvrir la citadelle helvétique. Que sont­ils devenus? Départ à Vallorbe pour rencontrer ceux qui sont restés. Au-dessus du village, la forteresse de béton paraît im­prenable, n’entrouvrant ses grilles qu’à la faveur d’une lon­gue série d’autorisations offi­cielles.
Rendez-vous est pris avec Mostafa Aouiss, employé du centre. Dans le film, il récure les lavabos sans perdre de sa gouaille. «Le film est touchant, j’ai versé une larme», commen­te- t-il. Enfant de Casablanca, il se voit un peu comme le «psy­chologue de la bande»: «Je fais partie de la basse caste du centre, je ne représente pas la guillotine comme les employés de la Confédération. Les requé­rants osent me poser des ques­tions sur la vie ici, sur la procé­dure. Je leur donne parfois des cigarettes. Les Africains m’ap­pellent cousin! Par contre, je n’ai pas beaucoup de volontai­res pour m’aider. Ils croient qu’en Suisse on va tout leur donner.» Souriant, l’ancien ins­tit, débarqué en Suisse il y a plus de vingt ans par amour pour une Payernoise, ne rêve que d’une chose, empocher son deuxième pilier et ouvrir une guest house dans le Sud maro­cain.

Koffi Hor Afemenusui et Fernand Melgar devant les Galeries du Cinéma, Lausanne

Le requérant Koffi Hor Afemenusui et Fernand Melgar devant les Galeries du Cinéma, à Lausanne.

De Vallorbe à la Suède
Autre jour, sur un quai de la gare de Vallorbe. «Je suis Dja­mel, dans le film, il paraît que l’on me voit téléphoner à mon fils. Je veux vous voir», m’a-t-il soufflé la veille depuis la cabine téléphonique du CEP. Dans le pays depuis un an, errant de centre en centre, Djamel Benabderrahmane, un Algérien, vient de déposer une nouvelle demande d’asile, accompagné de son épouse et de sa petite fille. «La Suisse va m’aider à récupérer mes autres enfants, prisonniers dans une secte en France», martèle-t-il. A cran, l’homme se hisse une fois de plus dans un train, en partance pour Coire cette fois-ci, où se poursuit sa procédure.
Retrouver la trace des de­mandeurs d’asile qui ont peuplé La forteresse est une course au long cours. Face au juridisme tâtillon de l’Office fédéral des migrations, il faut recouper les informations au compte-gout­tes. Koffi Hor Afemenusui, le Togolais qui, dans le film, re­cherchait sa famille, est au­jourd’hui hébergé à Lausanne dans un centre de l’EVAM (ex-Fareas). Sa demande d’asile refusée, un recours lui permet de rester encore en Suisse. Ses parents, il les a retrouvés à Payerne. Un peu plus serein, il y berce son neveu nouveau-né. Mais il tempête face à «l’injus­tice »: «Mes parents ont un per­mis B et mes petites soeurs ont bénéficié d’un regroupement fa­milial. Moi, à 24 ans, on me dit que je suis trop vieux.» En début de semaine, le jeune homme a vu pour la première fois La forteresse dans un ci­néma lausannois. Emu, il est resté sans voix.
Le voyage en Europe des exi­lés est tortueux, suivant la car­tographie politique de l’asile. Irak, Turquie, Grèce, Suède, France… avec des passages en prison pour séjour illégal, le périple de Fahad Khammas est passé par Vallorbe. Ce jeune traducteur pour l’armée améri­caine à Bagdad, se disant pour­chassé par les islamistes pour traîtrise, est aujourd’hui en Suède, où il a déposé une nou­velle demande d’asile. «Dans le village, il n’y a que des gens aux cheveux blonds», sourit-il à l’autre bout du fil. N’empêche, l’étudiant se dit usé par son voyage. Il aurait souhaité finir ses études d’ingénieur à l’EPFL. Peine perdue. La Confédération lui a signifié une non-entrée en matière (NEM) et l’a renvoyé par la force dans un vol spécial, après une détention adminis­trative à Frambois (GE). En vertu des Accords de Dublin, l’Irakien a été refoulé dans le pays de l’Union européenne où il avait déposé sa première de­mande.
Le visage des fonctionnaires
Responsables du difficile tri des requérants, Caroline Roth et Nadine Scholl sont collabo­ratrices scientifiques de l’Office fédéral des migrations chargées de la procédure d’asile à Val­lorbe. Instants poignants dans le documentaire: un Somalien raconte son voyage dans l’enfer du désert pour rejoindre l’Eu­rope, assurant, par nécessité, avoir mangé le cadavre d’un enfant décédé durant la traver­sée de la Méditerranée. De l’autre côté du bureau, devant les caméras, Nadine Scholl tranche: la traversée du désert ne lui semble pas vraisembla­ble dans ces circonstances-là. Comment en être sûre? Com­ment protéger les requérants de l’arbitraire? «Cette décision a été prise après quatre heures d’audition fédérale, explique cette collaboratrice expérimen­tée. Quand nous rendons une décision négative, nous n’avons pas de doute.» Caroline Roth précise: «Si notre rôle implique une certaine fermeté, il re­quiert aussi l’empathie néces­saire à l’établissement d’un rap­port de confiance, notamment dans le cas des migrantes su­bissant des persécutions liées au sexe.»

L'aumônier Pierre-Olivier Heller

«Souvent, nous devons accompagner la désillusion, les espoirs brisés » PIERRE-OLIVIER HELLER, AUMÔNIER DU CENTRE


«Ils ont besoin de chaleur humaine»
Arrivant à pied à la forte­resse, Pierre-Olivier Heller, aumônier au centre, a l’air sou­cieux. «On se sent démunis, on ne peut qu’écouter. Et pourtant, ils n’arrêtent pas de venir nous voir, ils parlent, ils parlent. Ils ont besoin de chaleur humaine. Souvent, nous devons accompa­gner la désillusion, les espoirs brisés.» L’ancien pasteur d’Yverdon accompagne par sa foi les décisions fédérales, mais garde farouchement ses distan­ces. «L’ODM voulait un jour nous offrir un repas à Berne. J’ai refusé. Je ne veux pas leur être redevable d’une quelcon­que manière.» Et les autres «protagonis­tes »? Bouleversant sur les écrans, le couple de Colom­biens, José Moreno et son épouse, Alice, dont l’un des fils a été assassiné, habite au­jourd’hui près d’Aarau, avec un permis B. Les anciens colocatai­res de Koffi, Fahad et les autres, sont peut-être encore en Suisse, peut-être clandestins, peut-être toujours sur les chemins de l’exil.
L’an dernier, 10 844 person­nes ont cherché asile dans no­tre pays, 1537 l’ont obtenu et 1645, déboutés, ont reçu une admission provisoire. Pour 2008, les demandes sont en hausse. Quelque 13 000 à 14 000 requérants viendront probablement, jusqu’à la fin de l’année, frapper aux portes de la forteresse helvétique.

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