Ils s’appellent Koffi, Nadine, Fahad, Pierre-Olivier. Blancs ou Noirs, fonctionnaires, aumônier, exilés, ils ont croisé la caméra de Fernand Melgar au Centre d’enregistrement pour requérants d’asile de Vallorbe. Le documentaire choc attire les foules au cinéma. Que sont devenus ses «acteurs»? Un article signé Martine Clerc dans 24 Heures, Florian Cella et Odile Meylan pour les photographies.
Ce jeune Togolais qui recherche son papa en Suisse. Ces Securitas qui enfilent leurs gants de latex et procèdent à la fouille des nouveaux arrivants. Mais aussi cette prière africaine qui se transforme en liesse entre les murs austères du Centre d’enregistrement et de procédure de Vallorbe (CEP). Ces tranches de vie, quelque 12 000 spectateurs les ont vues au cinéma dans La forteresse, documentaire du Lausannois Fernand Melgar, primé au Festival de Locarno. Le film figure depuis trois semaines parmi les cinq longsmétrages les plus populaires en Suisse romande.
Tous les «acteurs» de Melgar ont en commun leur passage à Vallorbe entre décembre 2007 et février 2008. Ils s’y sont croisés 20, 40, 60 jours maximum, y ont déballé leur vie dans l’espoir de voir s’ouvrir la citadelle helvétique. Que sontils devenus? Départ à Vallorbe pour rencontrer ceux qui sont restés. Au-dessus du village, la forteresse de béton paraît imprenable, n’entrouvrant ses grilles qu’à la faveur d’une longue série d’autorisations officielles.
Rendez-vous est pris avec Mostafa Aouiss, employé du centre. Dans le film, il récure les lavabos sans perdre de sa gouaille. «Le film est touchant, j’ai versé une larme», commente- t-il. Enfant de Casablanca, il se voit un peu comme le «psychologue de la bande»: «Je fais partie de la basse caste du centre, je ne représente pas la guillotine comme les employés de la Confédération. Les requérants osent me poser des questions sur la vie ici, sur la procédure. Je leur donne parfois des cigarettes. Les Africains m’appellent cousin! Par contre, je n’ai pas beaucoup de volontaires pour m’aider. Ils croient qu’en Suisse on va tout leur donner.» Souriant, l’ancien instit, débarqué en Suisse il y a plus de vingt ans par amour pour une Payernoise, ne rêve que d’une chose, empocher son deuxième pilier et ouvrir une guest house dans le Sud marocain.
Le requérant Koffi Hor Afemenusui et Fernand Melgar devant les Galeries du Cinéma, à Lausanne.
De Vallorbe à la Suède
Autre jour, sur un quai de la gare de Vallorbe. «Je suis Djamel, dans le film, il paraît que l’on me voit téléphoner à mon fils. Je veux vous voir», m’a-t-il soufflé la veille depuis la cabine téléphonique du CEP. Dans le pays depuis un an, errant de centre en centre, Djamel Benabderrahmane, un Algérien, vient de déposer une nouvelle demande d’asile, accompagné de son épouse et de sa petite fille. «La Suisse va m’aider à récupérer mes autres enfants, prisonniers dans une secte en France», martèle-t-il. A cran, l’homme se hisse une fois de plus dans un train, en partance pour Coire cette fois-ci, où se poursuit sa procédure.
Retrouver la trace des demandeurs d’asile qui ont peuplé La forteresse est une course au long cours. Face au juridisme tâtillon de l’Office fédéral des migrations, il faut recouper les informations au compte-gouttes. Koffi Hor Afemenusui, le Togolais qui, dans le film, recherchait sa famille, est aujourd’hui hébergé à Lausanne dans un centre de l’EVAM (ex-Fareas). Sa demande d’asile refusée, un recours lui permet de rester encore en Suisse. Ses parents, il les a retrouvés à Payerne. Un peu plus serein, il y berce son neveu nouveau-né. Mais il tempête face à «l’injustice »: «Mes parents ont un permis B et mes petites soeurs ont bénéficié d’un regroupement familial. Moi, à 24 ans, on me dit que je suis trop vieux.» En début de semaine, le jeune homme a vu pour la première fois La forteresse dans un cinéma lausannois. Emu, il est resté sans voix.
Le voyage en Europe des exilés est tortueux, suivant la cartographie politique de l’asile. Irak, Turquie, Grèce, Suède, France… avec des passages en prison pour séjour illégal, le périple de Fahad Khammas est passé par Vallorbe. Ce jeune traducteur pour l’armée américaine à Bagdad, se disant pourchassé par les islamistes pour traîtrise, est aujourd’hui en Suède, où il a déposé une nouvelle demande d’asile. «Dans le village, il n’y a que des gens aux cheveux blonds», sourit-il à l’autre bout du fil. N’empêche, l’étudiant se dit usé par son voyage. Il aurait souhaité finir ses études d’ingénieur à l’EPFL. Peine perdue. La Confédération lui a signifié une non-entrée en matière (NEM) et l’a renvoyé par la force dans un vol spécial, après une détention administrative à Frambois (GE). En vertu des Accords de Dublin, l’Irakien a été refoulé dans le pays de l’Union européenne où il avait déposé sa première demande.
Le visage des fonctionnaires
Responsables du difficile tri des requérants, Caroline Roth et Nadine Scholl sont collaboratrices scientifiques de l’Office fédéral des migrations chargées de la procédure d’asile à Vallorbe. Instants poignants dans le documentaire: un Somalien raconte son voyage dans l’enfer du désert pour rejoindre l’Europe, assurant, par nécessité, avoir mangé le cadavre d’un enfant décédé durant la traversée de la Méditerranée. De l’autre côté du bureau, devant les caméras, Nadine Scholl tranche: la traversée du désert ne lui semble pas vraisemblable dans ces circonstances-là. Comment en être sûre? Comment protéger les requérants de l’arbitraire? «Cette décision a été prise après quatre heures d’audition fédérale, explique cette collaboratrice expérimentée. Quand nous rendons une décision négative, nous n’avons pas de doute.» Caroline Roth précise: «Si notre rôle implique une certaine fermeté, il requiert aussi l’empathie nécessaire à l’établissement d’un rapport de confiance, notamment dans le cas des migrantes subissant des persécutions liées au sexe.»
«Souvent, nous devons accompagner la désillusion, les espoirs brisés » PIERRE-OLIVIER HELLER, AUMÔNIER DU CENTRE
«Ils ont besoin de chaleur humaine»
Arrivant à pied à la forteresse, Pierre-Olivier Heller, aumônier au centre, a l’air soucieux. «On se sent démunis, on ne peut qu’écouter. Et pourtant, ils n’arrêtent pas de venir nous voir, ils parlent, ils parlent. Ils ont besoin de chaleur humaine. Souvent, nous devons accompagner la désillusion, les espoirs brisés.» L’ancien pasteur d’Yverdon accompagne par sa foi les décisions fédérales, mais garde farouchement ses distances. «L’ODM voulait un jour nous offrir un repas à Berne. J’ai refusé. Je ne veux pas leur être redevable d’une quelconque manière.» Et les autres «protagonistes »? Bouleversant sur les écrans, le couple de Colombiens, José Moreno et son épouse, Alice, dont l’un des fils a été assassiné, habite aujourd’hui près d’Aarau, avec un permis B. Les anciens colocataires de Koffi, Fahad et les autres, sont peut-être encore en Suisse, peut-être clandestins, peut-être toujours sur les chemins de l’exil.
L’an dernier, 10 844 personnes ont cherché asile dans notre pays, 1537 l’ont obtenu et 1645, déboutés, ont reçu une admission provisoire. Pour 2008, les demandes sont en hausse. Quelque 13 000 à 14 000 requérants viendront probablement, jusqu’à la fin de l’année, frapper aux portes de la forteresse helvétique.
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