samedi 5 avril 2008

«En Italie, le clandestin est vu comme le danger public numéro un»

IMMIGRATION. Fabrizio Gatti a fait le voyage du Sénégal à l'Italie avec les déshérités. Son livre, qui a obtenu un prix, va bientôt paraître en français.

Isolda Agazzi/Infosud
Samedi 5 avril 2008 dans Le Temps


Fabrizio Gatti a l'habitude des enquêtes périlleuses. Sa méthode? Il se «déguise» pour se mettre dans la peau des personnes dont il raconte l'histoire. Pour son dernier ouvrage Bilal: mon voyage d'infiltré dans le marché des nouveaux esclaves, dont l'édition en français paraîtra début mai (Ed. Liana Levi, Paris), ce journaliste de L'Espresso a pris la route des candidats à l'immigration clandestine et accompli l'interminable voyage qui, de Dakar, les mène en Italie, en passant par le Mali, le Niger, la Libye ou la Tunisie. Fabrizio Gatti dénonce un réseau de relations internationales à très haut niveau et les bénéfices que tirent nos économies de l'immigration. A quelques semaines des élections législatives en Italie, entretien avec un journaliste qui pas sa langue dans la poche.

Le Temps: Qu'est-ce qui vous a le plus surpris?

Fabrizio Gatti: Le livre a été écrit à l'occasion de plusieurs voyages, effectués entre 2003 et 2007. J'ai été très frappé de découvrir que ce que je voyais n'était pas le fruit du hasard, mais d'un réseau de relations internationales à très haut niveau. Les expulsions de l'Italie vers la Libye arrivaient à un moment où ce pays était en train de demander la levée des sanctions et cherchait à restructurer son industrie pétrolière surannée. L'Italie, sur pression de l'Union européenne, se devait d'arrêter l'immigration clandestine. Le 27 mars 2005, Romano Prodi a reçu Kadhafi en grande pompe à Bruxelles et, en échange d'accords de restructuration industrielle, il lui a demandé de servir de gendarme aux confins de l'Europe. L'Italie a donc expulsé en masse les immigrés vers la Libye, sachant que ce pays, qui n'a pas ratifié les conventions sur les réfugiés, ne se soucierait pas de leur sort. Et la Libye les a maltraités et renvoyés dans le désert. C'était la première fois que l'Italie commettait de graves violations des droits de l'homme depuis la Deuxième Guerre mondiale et elle a été pointée du doigt par le Haut-Commissariat pour les réfugiés. Le destin de Daniel et Joseph (ndlr: ses anciens compagnons de voyage), à Tripoli, était déterminé par des accords dictés par des exigences économiques pour que l'Italie, la France et les autres pays européens puissent obtenir du gaz bon marché. C'est un mécanisme implacable: quand nous allumons la lumière, nous enclenchons un effet de domino qui a des conséquences très lourdes sur la vie des déshérités de la planète.

- D'autres découvertes étonnantes?

- J'ai été très frappé d'assister à tant de violence et d'humiliations. Même si j'y étais préparé, cela a été un choc de voir, à Lampedusa, des jeunes comme moi gifler et donner des coups de pied à des pauvres hères qui venaient d'arriver. Je pense d'ailleurs que le spot diffusé par la Suisse en Afrique pour mettre en garde contre les difficultés du voyage est une bonne chose. Il ne va pas suffire à arrêter les flux migratoires, mais c'est une information précieuse, car les gens ne savent pas ce qui les attend. Mes copains de voyage regrettaient d'être partis quand ils étaient déjà au milieu du désert.

L'autre découverte, c'est l'engrenage. Tout tourne autour de la demande en main-d'œuvre au noir qui en Italie - un pays à la limite de la criminalité organisée, avec une évasion fiscale massive - est de l'ordre de 20%-25%. Nous sommes les moteurs de l'immigration clandestine, car la loi ne laisse pas d'alternative. Aucun Etat n'est directement complice de l'immigration clandestine, ce serait faux de l'affirmer. Mais tout le monde en profite: les pays européens à cause de la baisse du coût de la main-d'œuvre. Et en Afrique, les autorités qui touchent des pots de vin au passage. A Zuwara, en Libye, de très hauts fonctionnaires de police favorisaient les départs illégaux au lieu de les arrêter.

- Quels sont les chiffres?

- Ils sont très variables. Aujourd'hui le voyage se fait un peu plus à l'ouest, par l'Algérie, à cause de la rébellion touareg au Niger. Mais en moyenne on estime qu'environ 15000 personnes essaient de gagner la Libye chaque mois. Pas toujours pour aller en Europe, d'ailleurs. Le voyage coûte 150 euros jusqu'en Libye. Même pour les standards locaux, ce n'est pas énorme, mais il faut y ajouter les razzias par les militaires, qui extorquent en moyenne 15 euros par contrôle. Ça fait 150 euros de plus. Le transport de la Libye à Lampedusa coûte 800 euros pour les Arabes et de 1000 à 1500 euros pour les Africains. Alternativement, il y a des brokers qui s'occupent de tout, garantissent contre les extorsions et proposent le voyage jusqu'en Libye pour 1000 dollars, auxquels il faut ajouter le coût du bateau. Il y a aussi des organisations qui proposent un forfait all inclusive pour 5000 euros, payés la moitié au départ et la moitié à l'arrivée. Une fois en Europe, le clandestin va devoir travailler pour rembourser sa dette, et c'est pour cela qu'il ne peut plus revenir en arrière.

- Le livre a-t-il eu un impact?

- A cause de l'émoi suscité par mes reportages, le gouvernement de Berlusconi a amélioré les conditions de détention à Lampedusa et autorisé les observateurs internationaux. Quant au gouvernement de Prodi (ndlr: qui vient de tomber), il a arrêté les expulsions. Il y a donc eu un impact, mais pas structurel. En Italie, le clandestin est encore vu comme le danger public numéro un et il risque entre un et quatre ans de prison. Ce qu'il faut, c'est une transformation culturelle, car si les gens viennent chez nous, c'est qu'ils savent qu'ils vont trouver du travail.

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