Lire l'article de Karl Grünberg dans Le Courrier
Xénophobe mais pas raciste, a tranché la justice zurichoise au sujet de l'affiche udéciste des moutons. Un jugement qui montre les limites de la norme pénale contre le racisme.
Le Ministère public zurichois a récemment jugé que l'affiche des moutons n'était pas raciste. Seulement xénophobe. Et qu'elle n'était donc pas condamnable. L'indignation soulevée par cette image a pourtant conduit au plus fort rejet spontané du racisme jamais observé en Suisse. Que se passe-t-il donc? Retour sur image. Première observation, la banalisation semble à l'oeuvre. Depuis l'élection du Conseil national, des quotidiens à gros tirage multiplient les portraits d'électeurs de base ou de nouvelles figures de l'UDC, de braves gens qui vivent leur engagement et qui partagent les soucis de chacun.
Ces témoignages sont chargés d'émotions, ils racontent le souvenir de jours difficiles où la sympathie pour l'UDC était mal vue, ou le refus d'être traités de racistes. Pourquoi nier la complexité des sentiments? Etre «traité» de raciste est sûrement pénible.
En revanche, deux questions sont importantes. La campagne de l'UDC, l'affiche des moutons est-elle raciste? Si oui, pourquoi les institutions, la politique peinent-elles à le reconnaître?
Le message de l'affiche des moutons a semblé évident aux personnes concernées et solidaires qu'il a indignées: les Suisses sont blancs et ils expulsent les Noirs. La BD nous a habitué aux êtres humains dessinés comme des animaux et l'UDC elle-même a enfoncé le clou en diffusant du 6 au 9 août dans de nombreux journaux une variante de son message qui comportait un mouton blanc assassiné.
Délinquance intrinsèque
Le 4 septembre, à l'émission Infrarouge de la TSR, Christoph Blocher a bizarrement expliqué ce message: un proverbe connu dans toutes les langues ne peut pas être raciste. Et puis il a affirmé que l'affiche ne viserait pas les Noirs mais les délinquants. Est-ce que cela change quelque chose? «Expulser les moutons noirs, ça veut dire expulser les mauvais», a-t-il dit. Les Suisses ne pouvant être expulsés, il désigne donc les étrangers. Il avait déjà développé cette idée le 25 août, dans Le Matin: «Quand c'est un Suisse [qui commet un délit], le peuple se demande tout de suite: 'Mais depuis combien d'années il est Suisse?' On constate alors souvent que l'auteur du délit est issu de l'immigration.» Attribuer à l'étranger une délinquance intrinsèque ne serait donc «que» xénophobe et ne serait pas raciste?
Pourquoi avons-nous en Suisse une culture politique si différente des sentiments de l'opinion publique et des réflexions de la communauté internationale1?
La décision du Ministère public zurichois présente un intérêt: elle offre l'occasion de discuter les deux principales limites de la norme pénale contre le racisme (article 261 bis du Code pénal suisse).
La première tient à sa nature. En Suisse, la législation contre le racisme est réduite à une norme pénale.
Vigilance sociale
Et puis, les autorités ont intentionnellement distingué la xénophobie du racisme afin que la norme pénale ne puisse pas s'en prendre à l'idéologie qui appelait à lutter contre la prétendue menace d'Überfremdung et qui suscita en novembre 1917 l'apparition du système police des étrangers/droit des étrangers/politique des étrangers.
«Nulla poena sine lege»: dans un Etat de droit aucune peine ne peut être infligée sans que la loi ne définisse le délit. Cette exigence est une condition indispensable de la justice.
Mais la définition du racisme ne peut pas plus découler exclusivement d'une norme pénale que l'opposition à ce fléau ne peut se passer de volonté politique et de vigilance sociale. Les autorités suisses ont voulu la norme pénale pour adhérer à la Convention internationale de l'ONU sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Convention). Or ni cette convention ni, du reste, l'article 8 de la Constitution helvétique de 1998, qui prévoit l'égalité de traitement, ne sont directement applicables. Leur application supposerait une loi. Son élaboration est nécessaire.
Pour introduire la norme pénale, le parlement devait résoudre une controverse qui portait notamment «sur le fait de savoir si une législation contre le racisme n'entamait pas de façon excessive le droit des Suisses à la préservation de leur propre identité, respectivement à la délimitation par rapport aux étrangers», écrivait l'Office fédéral de la justice (OFJ), le 23 mai 20072.
Débat réouvert
Quatorze ans après que les Chambres fédérales avaient adopté cette norme pénale qu'une large mobilisation populaire avait soutenue contre le référendum qui voulait la torpiller, l'OFJ rouvre, au printemps 2007, le débat sur ce texte.
La formulation qu'il a choisie retient l'attention à plus d'un titre. Quel critère de droit permet de définir ce que sont les Suisses? En quoi une législation contre le racisme entamerait-elle la préservation de l'identité des Suisses? Est-il juridiquement opportun de définir l'identité des Suisses «par rapport aux étrangers»? Qui, que sont les étrangers?
A notre connaissance, la formulation de l'OFJ n'a pas préoccupé grand-monde en Suisse. Un tel texte serait-il passé inaperçu en France, où les lois évoquant le prétendu rôle positif de la colonisation ou introduisant le test adn dans les procédures de regroupement familial ont ouvert de larges débats? Il est permis d'en douter.
Mais savons-nous que les Chambres débattent de telles questions, que l'Office fédéral de la justice se réfère à de telles notions? Et pourquoi ne le savons-nous pas? Tous les documents sont publics.
Une longue chaîne de décisions a produit les conditions qui rendent difficilement perceptible la signification réelle de cette politique.
Modèle raciste
Le 15 mai 1991, le rapport du Conseil fédéral sur la politique à l'égard des étrangers et des réfugiés proposait aux Chambres fédérales ce fameux modèle des trois cercles qui entamait la refonte du droit des étrangers, la nouvelle Loi sur les étrangers (LEtr), votée le 25 septembre 2006 qui remplace désormais la vieille Loi sur le séjour et l'établissement des étrangers (LSEE, 1931).
Le modèle des trois cercles, et le modèle duel qui l'a suivi en 1998, ont la même base. Limiter les autorisations de séjours aux «ressortissants des pays qui ont les idées européennes (au sens large)3». De l'avis de la Commission fédérale contre le racisme (CFR), «le modèle des cercles est fondamentalement raciste. La répartition arbitraire du monde en cercles concentriques dont le centre est la Suisse est ethno- et eurocentriste. Les catégories introduites dans le modèle des trois cercles fixent les personnes en fonction de leur origine.4»
La politique des trois cercles avait été présentée au parlement peu de temps avant l'ouverture du débat sur ce projet de norme pénale qui a provoqué «une controverse d'une virulence très rare dans les affaires parlementaires suisses.5» Et cette controverse, sur quoi portait-elle sinon sur la délimitation identitaire (raciale) des Suisses par rapport aux étrangers?
Il est important de connaître les deux conséquences juridiques concrètes de cette controverse. D'une part, la liste des «objets» que la norme pénale protègera contre le racisme va supprimer la protection de l'origine nationale de la liste d'objets protégés établie par la Convention de l'ONU.
Formulation euphémique
D'autre part, la Suisse réserve l'application de l'article 2.1.a de la Convention. Elle ne prend pas l'engagement de «ne pas se livrer à aucun acte ou pratique de discrimination raciale contre des personnes, groupes de personnes ou institutions et à faire en sorte que toutes les autorités publiques et institutions publiques, nationales et locales, se conforment à cette obligation6».
Pourquoi? Afin de «se réserver d'appliquer ses dispositions légales relatives à l'admission des étrangères et des étrangers».
On se rappelle que cette formulation euphémique légitime7 la lutte contre l'Überfremdung, contre l'altération excessive de l'identité nationale ou, selon la formule choisie en mai 2007 par l'OFJ, «le droit des Suisses à la préservation de leur propre identité, respectivement à la délimitation par rapport aux étrangers8».
Lorsque le Ministère public zurichois innocente l'affiche des moutons noirs qui ne serait que xénophobe, que fait-il d'autre sinon respecter cette exigence?
Les dizaines de milliers de signataires de l'Appel des moutons de garde, de la lettre adressée à Micheline Calmy Rey, du manifeste Le racisme ne passera pas par moi d'ACOR SOS Racisme, les milliers de manifestants de Lausanne et de Berne, l'opinion publique suisse vont devoir apprendre qu'ils ont, à juste titre, condamné cette provocation raciste de l'UDC et qu'il s'agit aujourd'hui, pour lutter contre le racisme, de soutenir les victimes du racisme et de revendiquer la véritable égalité de traitement qui permettra d'affronter la vache sacrée de l'Überfremdungspolitik.
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