Carte postale helvétique par excellence (son pont en bois, son lac des Quatre Cantons, ses Alpes), Lucerne va battre son record de 5 millions de visiteurs par an. Ils sont bien accueillis mais attention, on ne confond pas tourisme et immigration. Les immigrés, eux, sont priés de rentrer chez eux, ou d’y rester. Les affiches électorales de l’Union démocratique du centre (UDC), à tous les coins de rue, sont là pour leur rappeler qu’ils ne font pas partie du paysage «qualité suisse», que la formation de droite dure de Christoph Blocher prétend défendre. Le canton de Lucerne, au centre du pays, est l’un des terreaux de l’irrésistible ascension de la force populiste la plus puissante d’Europe, annoncée comme gagnante des législatives de dimanche.
Bazar. Felix Müri est un des champions du mouvement, député sortant, bien parti pour une réélection au Conseil national, la chambre basse du Parlement. Petit industriel, il importe des cheminées et vit à Emmen, banlieue de Lucerne. Autrefois ouvrière, la ville cité-dortoir, compte près de 50 % d’étrangers, venus en majorité des Balkans et de Turquie. Elle a défrayé la chronique en 2000, quand la municipalité a décidé d’octroyer les naturalisations suisses par vote populaire : les «Yougos» étaient systématiquement recalés. Felix Müri, qui venait d’entrer en politique, était dans le coup : «J’ai quatre enfants, dit-il. Quand ils sont allés à l’école, j’ai vu qu’il y avait un problème : 85 % d’étrangers dans les classes ! Comme leurs parents n’ont pas de boulot, ils végètent, ne s’occupent pas des enfants, et la violence juvénile s’installe. Nous ne voulons pas de ghettos, nous ne voulons pas de banlieues françaises !» Dix ans après la création de la section lucernoise, l’UDC est la première force politique du canton.
Corans clignotant, services à café ottomans, Jésus fluorescents, affichette d’Arta Bajrami, pop star albanaise dénudée… impossible de rater le bazar des frères Dubica, des Bosniaques de Sanski Most. Ils ont suivi la campagne et ses dérives xénophobes avec inquiétude : «S’il y avait une raison à cette flambée de haine, on comprendrait mieux, soupire Salih Dubica. Mais il y en a aucune. Les étrangers ne piquent le boulot de personne, puisque tout le monde en a un. D’ailleurs, les Suisses sont bien contents de trouver des bras pour la sale besogne. Je continue à dire “les Suisses”. C’est assez symptomatique, car moi aussi, je suis suisse !» Il a obtenu son passeport il y a deux ans, trois ans après avoir débuté la procédure – mais vit en Suisse depuis trente et un ans : «La citoyenneté, ici, ne permet pas de passer du bon côté, ce n’est pas suffisant.» Son frère, Enes, et lui mettent toute leur énergie, et leurs économies, dans la communauté islamique bosniaque d’Emmen, la principale organisation musulmane de la ville. Un cinéma a été racheté, transformé en mosquée, «sans un sous d’Arabie Saoudite», disent-ils. Mais le minaret risque bien de ne jamais voir le jour. Car l’UDC veille au grain. Le parti fait circuler une initiative pour interdire la construction de minarets en Suisse. «C’est la goutte d’eau, tranche le député Müri. Il faut savoir dire stop. Ces gens-là, on leur donne la main, ils vous prennent le bras.» Avec près de 200 000 signatures déjà recueillies, un référendum devrait avoir lieu l’an prochain.
Fatigue. Une autre initiative de l’UDC exige l’expulsion immédiate des délinquants étrangers. Dégradation terminale du climat politique ? Pas forcément. Prenez Lathan Suntharalingam et Ylfete Fanaj, une vingtaine d’années, tous deux Suisses. Le premier est né à Jaffna, Sri Lanka. La seconde à Prizren, Kosovo. Ils parlent un suisse allemand parfait, sont dégoûtés par la dérive droitière, se disent fatigués par la passivité des socialistes, «des intellectuels bien payés, coupés des réalités du monde». Alors, ils se lancent en politique : candidats, à Lucerne, sur une liste, les «Secondos», composée de représentants de deuxième génération d’immigrés. Avec un but : «Faciliter l’intégration, ouvrir le champ.» Ils n’ont aucune chance d’être élus. Mais ils ressemblent bien plus à la Suisse actuelle qu’à celle à laquelle se réfère Christoph Blocher.
Un article signé Serge Enderlin dans Libération
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