jeudi 7 septembre 2006

"La lutte contre les abus, un véritable abus… de langage!"

Jean-Claude Métraux

«Toute politique d’intégration nécessite des lois insufflant parmi les uns et les autres un sentiment de sécurité. Celles prochainement votées auraient l’effet diamétralement opposé»

Si les nouvelles lois sur l’asile et les étrangers, soumises à référendum, font couler beaucoup d’encre, leur usage saugrenu du vocabu­laire de la souffrance, leur viol de la douleur humaine, demeurent méconnus.

Ainsi, les critères proposés pour la reconnaissance d’une dé­tresse personnelle grave et l’ad­mission pour raisons humanitai­res incluent, curieux amalgame, la maîtrise de la langue locale et l’autonomie financière. Or - cha­cun le sait - la dépression épuise l’énergie vitale, requise par l’étude d’une langue ou un em­ploi. La traque obsessive des abus autoriserait-elle les abus de langage? Pareille dérive alarme le psychiatre.

Dans son chapitre consacré à l’intégration, la loi proposée qua­lifie d’indispensable l’apprentis­sage d’une langue nationale. Mais celui-ci, à l’âge adulte, re­quiert la capacité de se projeter dans le futur: si j’ouvre pour la première fois un manuel d’arabe, je sais qu’il m’en coûtera des années. Or la projection dans l’avenir est conditionnée par un sentiment de sécurité: si je vis jour après jour avec la crainte d’un renvoi et de mesures de contrainte, ou simplement dans un éternel provisoire (1), je me concentre sur les nécessités du présent et ne peux me lancer dans une entreprise de longue durée. Ma pratique thérapeuti­que avec des migrants au statut précaire ne cesse de me le prou­ver: ainsi, les décisions de non entrée en matière, condamna­tion à une survie au jour le jour, obstruent l’espace mental néces­saire à la construction d’un quel­conque projet de retour. Le senti­ment d’insécurité engendre en outre un repli sur soi: pour les autochtones, la peur de l’étran­ger; pour les migrants, l’incapa­cité de se familiariser avec la société suisse. Bref, toute politi­que d’intégration nécessite des lois insufflant parmi les uns et les autres un sentiment de sécurité. Celles prochainement votées auraient l’effet diamétralement opposé.

Le pédopsychiatre relève aussi d’énormes risques pour la santé psychique des enfants et adoles­cents. Citons en vrac: les entraves au regroupement familial, parti­culièrement - distinction ab­surde – pour les enfants de plus de 12 ans; le retrait de la pater­nité à un enfant issu d’un ma­riage jugé de complaisance, comme si la naissance d’un bébé n’assortissait pas toute éven­tuelle complaisance passée d’obligations parentales censées durer la vie entière; l’absence de toute considération pour les en­fants sans papiers; les mesures presque similaires pour les mi­neurs dits non accompagnés et les demandeurs d’asile adultes, y compris l’application de mesures de contrainte; l’exclusion de l’aide sociale lorsque l’asile est refusé aux parents; les fouilles des logements privés sans man­dat judiciaire qui susciteront craintes et même traumatismes chez les enfants recroquevillés dans un coin de leur chambre. Ces lois, au-delà de leur incom­patibilité avec la Convention in­ternationale relative aux droits de l’enfant - par contre invoquée pour retirer un enfant corporel­lement châtié à des parents en détresse pour cause d’extrême précarité - , abat­traient les tuteurs nécessaires au développement harmonieux des jeunes. S’élèveraient les risques d’échec scolaires, de troubles psy­chiques, de perturbations du lien social, de problèmes de compor­tement. S’étonnera-t-on ensuite que la violence hante les cours de nos écoles? Sans doute stigmati­serons- nous les jeunes étrangers qui en seront les auteurs, sans nous apercevoir qu’en votant ces lois nous en aurons été les clan­destins instigateurs.

(1) J’ai rencontré hier à ma consultation une patiente du Kosovo en Suisse depuis seize ans et toujours au «bénéfice» d’une admission provisoire.

Aucun commentaire: