vendredi 30 juin 2006

Leur vie confisquée par Berne


Voici l'article de Marie-Christine Pache paru dans l'Illustré du mois de mai 2006
Toute la vallée de Joux soutenait la famille Kuljanin, parfaitement intégrée et appréciée de la population. Berne a pourtant obligé leurs patrons à les licencier, en janvier 2005. Les contraignant à vivre de l'aide fédérale, en attendant une décision qui ne vient pas.

Comme tous les jours, Munib, Mevlida, Miralem et Mirela sont à la maison en ce début d'après-midi. Comme tous les jours depuis janvier 2005, date à laquelle leurs employeurs ont été contraints de les licencier puisque leur demande d'asile en Suisse était refusée par Berne en procédure de recours. Une ultime démarche est pourtant en route, qui les autorise à séjourner encore en Suisse, mais plus à y travailler. Cette interdiction représente une épreuve supplémentaire pour les membres de cette famille bosniaque, arrivée en 2001 dans notre pays après s'être sentie menacée dans son village de Kladanj, sur la frontière entre les parties croato-musulmane et serbe de la Bosnie d'après-guerre, et qui a fourni un remarquable et très rapide effort d'adaptation à la vallée de Joux, où les avait conduits la répartition des requérants d'asile.

En cinq mois, tous trouvent un emploi, dans des entreprises locales. Ils apprennent le français, participent à la vie associative et se font des amis. Une intégration réussie qui ne comptera pas lourd dans l'appréciation de leur dossier, car ils ne sont pas en Suisse depuis assez longtemps. Vu des bureaux bernois, lorsqu'une guerre est terminée sur le papier, tout rentre dans l'ordre immédiatement...

Patrons menacés de prison

Lorsque le couperet fédéral tombe, toute la Vallée se battra pour que les Kuljanin puissent rester là où ils sont très appréciés, comme amis ou employés. Manifestations, articles dans la presse, pétition munie de 2200 signatures au Grand Conseil vaudois, rien n'y fait. Et leurs employeurs, sous la menace d'une amende salée pouvant être assortie d'une peine de prison, se résolvent à les licencier. «Nous avons tout essayé, y compris faire remarquer comme c'était handicapant pour une petite entreprise de perdre un excellent employé comme Munib d'un jour à l'autre, dans notre branche du chauffage où ils ne courent pas les rues», souligne Sylvie Golay. «D'ailleurs, personne ne l'a remplacé, nous employons des intérimaires. Sa place est libre et nous ne souhaitons qu'une chose: pouvoir le réengager demain matin.»

Certes, comme le répètent en boucle les juristes de l'administration vaudoise, cette décision est conforme à la Loi fédérale sur l'asile que le canton est tenu d'appliquer. Même la décision positive de la commission des pétitions demandant au gouvernement d'intercéder à Berne au nom de l'implication des gens de la Vallée n'a rien changé à ce jour. «On veut leur rendre la vie impossible pour les dégoûter de rester ici, c'est conforme à la politique actuelle en matière d'asile», commente un brin désabusé Nicolas Rochat, président du comité de soutien.

A cette oisiveté forcée qui leur pèse sur le moral - «J'ai honte de me promener lorsque tous les gens du quartier sont au travail», soupire Mevlida - est venue s'ajouter l'épreuve d'un nouveau déracinement. «La maison où nous habitions a été vendue, le nouveau propriétaire voulait rénover. Trouver un logement sans travailler n'est pas simple, voire impossible. La FAREAS - chargée d'aider les requérants d'asile avec des subventions fédérales - nous a relogés ici, à Yverdon», explique Miralem. Un concours de circonstances suspect pour Sylvie Golay. «Avouez que ce chantier tombait à pic! Nous avions d'ailleurs trouvé un appartement, mais dès juillet prochain. Le propriétaire a juré ses grands dieux qu'un délai était impossible, les travaux de démolition devant commencer le 1er avril. Au seuil de juin, rien n'a bougé. Je crois plutôt que l'intégration parfaite de cette famille dérangeait. Si nous devons relancer la machine pour les défendre, ce ne sera plus pareil, nous ne pourrons plus jouer sur la proximité, ni sur la défense d'une région périphérique», note-t-elle avec tristesse.

Vivre dans la dignité

A Yverdon depuis deux mois, les journées sont longues. «Là-haut, nous avions une vie, un travail, des amis. Ici, à part retourner tout ça mille fois dans notre tête...» se désole Mevlida. Désoeuvrement et sentiment d'inutilité, isolement, ont petit à petit raison de la force qu'ils ont toujours montrée depuis leur arrivée «au pays de la Croix-Rouge». «Avant, ils étaient intégrés; maintenant, ce sont des requérants. Ils ont perdu toute leur joie de vivre, ça me fait tant de peine», souligne Sylvie Golay. Le 9 juin, comme tous les trois mois, les Kuljanin doivent se présenter au bureau du SPOP (Service de la population), à Lausanne, pour renouveler leur permis provisoire. Avec l'espoir qu'on y supprime la mention «N'est pas autorisé à travailler». Tous les quatre veulent en tout cas croire que l'autorité cessera de les empêcher de vivre dans la dignité. En attendant l'ultime décision de la commission de recours qui se fait désirer, celle qui leur permettrait de continuer cette vie recommencée, dans un pays qu'ils ont appris à aimer et où Mirela, jeune femme de 23ans atteinte de sclérose en plaques, peut recevoir un traitement qui stabilise sa maladie, lui évitant avec succès jusqu'ici une paralysie progressive. M.-C. P.

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