Silvia Arlettaz, professeur à l’université de Fribourg, nous rappelle que l’immigration est aussi une clef pour comprendre les courants idéologiques qui ont façonné la Suisse.
L’attitude de la Suisse à l’égard des étrangers puise ses racines dans une histoire relativement complexe faite d’évolutions et de ruptures notables. Nous avons tendu le micro à Silvia Arlettaz, professeur d’histoire à l’Université de Fribourg et coauteur d’un ouvrage traitant de cette problématique 1.
Si l’on prend en compte les deux cents dernières années, la politique suisse en matière d’immigration se distingue-t-elle plutôt par une constante ou observe-t-on des changements de cap notables?
Silvia Arlettaz: Sur le long terme, on distingue principalement deux grandes périodes: celle qui va de 1848 aux années trente. Et un second cycle qui conduit à nos jours. Ensuite, on peut diviser ces deux époques en sous-groupes avec des césures. Par exemple, la Première Guerre mondiale marque clairement une rupture.
Quelles sont les caractéristiques de la première période qui va de la naissance de la Suisse moderne à l’entre-deux-guerres?
C’est une période où la société est dominée par des conceptions libérales. Entrer en Suisse est alors beaucoup plus facile. La Confédération met peu d’entraves et les cantons sont compétents pour le séjour, l’établissement et les prises d’emploi. Dans de nombreuses législations cantonales, les étrangers sont assimilés à des Confédérés établis hors de leur canton d’origine. A la veille de la Première Guerre mondiale, 99% de l’immigration provient des Etats voisins, avec lesquels la Suisse a conclu des accords bilatéraux.
Quelle politique met-on alors en œuvre?
Le but de l’Etat fédéral est alors d’accroître la prospérité et d’intégrer la Suisse dans un marché européen en construction. On se rend bien compte qu’il s’agit de répondre aux besoins du marché du travail. La Suisse est fortement demandeuse en la matière. Son solde migratoire est négatif à partir du milieu de la seconde moitié du XIXe siècle.
A quel moment, assiste-t-on à l’émergence d’une politique en matière d’immigration au niveau fédéral?
Ce rôle, inauguré par l’article 34 de la Constitution de 1874, est étendu avec l’adoption en 1890 d’un article 34 bis qui place dans la compétence fédérale l’introduction de l’assurance en cas de maladie et d’accident. Les réformes envisagées concernent en premier lieu les Confédérés, mais elles touchent également les étrangers qui sont à la fois objet et enjeu du discours.
A partir de cette révision constitutionnelle de 1874, les compétences de la Confédération s’accroissent. Pour une raison assez simple: les effets de l’industrialisation, des migrations, de la prolétarisation, se font sentir. La paupérisation s’accroît, ce qui oblige l’Etat à intervenir.
Quand la question des étrangers devient-elle politique?
A partir de 1898 et plus particulièrement entre 1909 et la Première Guerre mondiale, le courant en faveur d’une intégration libérale des étrangers étend son influence. La «question des étrangers», d’abord circonscrite à certains cantons acquiert progressivement une dimension nationale. La naturalisation apparaît comme la solution politique et juridique. Pour l’élite libérale et républicaine, les périls ne sont pas attribués aux fondements du système politique suisse. Au contraire, c’est à travers l’exercice des droits politiques que l’étranger est amené à s’intéresser à la vie nationale et aux institutions suisses.
Cette conception d’une assimilation civile et civique des étrangers à la vie politique suisse s’accompagne d’une vision culturaliste de la société. En effet, les protagonistes de l’assimilation des étrangers par la naturalisation postulent que les valeurs suisses constituent la mesure de l’intégration et qu’elles sont par elles-mêmes en mesure d’effectuer.
En quoi la Première Guerre mondiale marque-t-elle une rupture?
En 1917 naît ainsi la Police des étrangers, avec l’ordonnance du Conseil fédéral en vertu des pleins pouvoirs qui instaure l’Office central de police des étrangers le 21 novembre 1917. La mise sur pied d’un appareil centralisé de contrôle de l’établissement et du séjour permet de conduire une nouvelle politique d’immigration fondée sur des bases protectionnistes. C’est cet appareil qui va prendre l’initiative des mesures jugées nécessaires à la lutte contre la «surpopulation étrangère».
Du fait des mobilisations, nombre d’étrangers vont quitter la Suisse. Et ils vont être remplacés par des réfractaires, des déserteurs des puissances en conflit. Ce qui indispose tant la France que l’Allemagne, qui protestent. Ces gens sont plus politisés, plus revendicatifs et mieux organisés. La grève générale de 1918 sera un vrai traumatisme et vue comme un danger pour la cohésion sociale.
Dès la fin de 1917 et tout au long de l’année 1918, la notion de sécurité prend un sens nouveau; c’est désormais le système social qui est en cause. La grève générale de novembre 1918 exacerbe les passions dans un conflit dont la droite entend restreindre la signification aux «influences étrangères».
L’image de l’étranger change: il est vu comme indésirable, un facteur de trouble. La réponse du pouvoir politique évolue alors: on passe d’une catégorie sociale qu’il s’agit d’assimiler à une population qu’il faut contrôler. La naturalisation devient non plus le chemin de l’intégration mais une sorte de consécration pour une personne d’ores et déjà assimilée. A l’inverse, on parle dès lors de «Papierschweizer», le Suisse qui n’en aurait que la nationalité mais insuffisamment intégrée. Et l’on assiste à la construction du concept d’«Ueberfremdung» (la dénonciation d’une présence étrangère vue comme posant problème en terme sociaux, culturels ou linguistiques, ndlr).
Cette vision nationaliste se maintient-elle après la Seconde Guerre mondiale?
Après la Seconde Guerre mondiale, on peut distinguer deux grandes périodes. La première porte jusqu’au début des années soixante, la seconde nous mène à nos jours. Lors de la première séquence, ce sont véritablement les besoins de l’économie qui priment. La politique de l’Etat obéit surtout à des considérations d’ordre sécuritaire, identitaire et économique. On maintient une politique de rotation forte de cette main d’œuvre, en limitant les durées de séjour. Ce qui permet de maintenir une forme de précarité qui arrange bien les entreprises. Le terme utilisé «Gastarbeiter» [travailleurs invités] est en soit révélateur. L’étranger est davantage considéré comme un invité que comme quelqu’un susceptible de rester.
Qu’est-ce qui va infléchir ces pratiques?
Entre 1963 et, disons, 1973, l’économie suisse est en surchauffe. Ce qui influe sur la politique menée à l’égard des étrangers. Peu à peu se fait jour l’idée que la précarité dans laquelle on maintient cette main-d’œuvre est aussi un oreiller de paresse pour l’économie. La facilité qu’il y a à puiser dans ce réservoir bloque les initiatives et les idées pour moderniser l’appareil de production.
L’attitude de la Suisse évolue alors vers une politique à trois piliers visant à contenir l’immigration mais aussi à la stabiliser et à sélectionner les nouveaux arrivants.
Sur le terrain quel impact aura cette évolution?
Le nombre de personnes avec un statut fixe augmente alors de manière substantielle: en 1960, 25% de la population résident étrangère est au bénéfice d’un permis C, contre 75% à la fin des années 1990.
Après la crise des années septante, qu’est-ce qui va changer?
Dans les années quatre-vingts, l’économie démarre de nouveau avec vigueur. L’élément clef de ces dernières décennies – qui imprègne aussi les débats actuels – est l’amalgame qui est fait entre immigrants et réfugiés. Cette confusion était bien sûr déjà présente auparavant et explique aussi que la Suisse ait imparfaitement joué son rôle de refuge durant la Seconde Guerre mondiale. Car immigrants et réfugiés relèvent de démarches séparées. Ainsi, les communards, les Polonais ou, après-guerre, les Hongrois n’avaient pas suscité de tels débats.
Le 6 octobre 1986, le Conseil fédéral promulgue une ordonnance limitant le nombre des étrangers et qui reprend les points incontestés du précédent projet de loi. Les étrangers désireux d’exercer un emploi doivent provenir en premier lieu des régions traditionnelles – Europe occidentale, Yougoslavie incluse, Etats-Unis et Canada –, des pays «où les valeurs culturelles, religieuses et sociales correspondent aux nôtres». L’image des faux réfugiés devient alors très populaire et très utilisée par les partis politiques.
La Suisse se retrouve dans la forteresse Europe?
Elle externalise en quelque sorte ses frontières au sein d’un espace plus large. La Suisse s’ouvre sur l’Europe mais se ferme davantage à tout ce qui est extra européen ou plutôt, on assiste au concept des deux ou trois cercles avec une approche culturaliste sous-jacente.
La Suisse reste donc un pays frileux en matière d’immigration?
Le Conseil fédéral annonce clairement en 1991 qu’il ne souhaite pas que la Suisse soit une terre d’immigration attractive. Dans son rapport de 1991, il affine les critères de sélection des immigrants et propose le «modèle des trois cercles» auquel il associe une politique de recrutement spécifique.
Propos recueillis par Philippe Bach pour le Courrier
Bibliographie
Pour aller plus loin 1 Silvia et Gérald Arlettaz, Les étrangers en Suisse. L’immigration et le développement de la formation nationale 1848-1933. Lausanne, Hist.ch, Antipodes & SHSR, 2004 [2e édition 2010]. 167 p. Ainsi que Citoyens et étrangers sous la République Helvétique 1798-1803. Genève, Georg, 2005, 440 p.
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