À Tataouine, près de la frontière entre les deux pays, un élan de générosité a permis l'accueil de plusieurs milliers de réfugiés libyens, malgré l'absence de tout soutien de l'État ou de la communauté internationale.
Mohammed Boukhechem, le Tunisien, commence à se dire qu'il passera août et le ramadan avec Salah Zaïd, le Libyen. Depuis un mois et demi, Mohammed, qui a vécu et travaillé en France avant de s'en retourner à la retraite à Tataouine, la grande ville du Sud-Est tunisien, accueille chez lui Salah, l'épouse de celui-ci, leurs six filles et quatre garçons. Cette famille libyenne, comme des milliers d'autres, a fui les combats entre rebelles et forces pro-Kadhafi dans le djebel Nefoussa, ce massif montagneux de l'autre côté de la frontière. Seulement 170 km séparent Nalut, le village haut perché des Zaïd, de Tataouine, la ville écrasée par un soleil de plomb dans la plate immensité désertique.
L'air désolé, Mohammed ponctue ses phrases de «on ne peut pas les laisser comme ça», «ce sont nos frères», «c'est notre devoir». À l'écouter, on mesure l'ampleur de l'élan de générosité des Tunisiens envers les Libyens. La communauté internationale a tardé avant d'apporter de l'aide aux victimes des atrocités de Mouammar Kadhafi, qui ont surtout compté sur la solidarité de leurs voisins tunisiens. Le 15 avril, à 7 heures du soir, raconte Mohammed, un semi-remorque s'est engouffré dans les ruelles de Rogba, son quartier, à la périphérie de Tataouine. «Il y avait trente-deux personnes, des hommes, des femmes, des enfants… J'ai apporté une échelle pour qu'ils puissent descendre… Ils cherchaient une maison… Il y avait un bébé de 3 mois, des vieux qui ont pleuré devant moi… Ils venaient de Zenten (plus loin dans le djebel Nefoussa, NDLR), ils avaient roulé toute la journée, en plein soleil, dans un camion fermé… Je ne pouvais pas les laisser comme ça…»
Mohammed ouvre son café, ses trois garages attenants, sa maison juste derrière. En respect des codes islamiques, femmes et enfants sont logés dans le café. Les hommes dans les garages. Huit autres hommes dans le sous-sol de sa maison, où Mohammed narre aujourd'hui son aventure. Les matelas sont toujours là, à côté de la télévision et d'un ventilateur. Au premier étage était hébergée une famille au complet. «Ce que j'avais à manger, je donnais tout… Les femmes faisaient le couscous et les macaronis… J'avais un peu d'argent en banque, je donnais tout… Personne n'est venu m'aider… mais c'est notre devoir…»
Problèmes de santé publique
Zenten libérée par les rebelles, les hôtes de Mohammed sont rentrés chez eux. Mais d'autres Libyens sont arrivés, cette fois de Nalut, un village encore régulièrement atteint par les roquettes Grad que tirent les forces de Kadhafi stationnées en contrebas. Et c'est ainsi que Mohammed a fait la connaissance de Salah et de sa famille. Les deux hommes se retrouvent chaque soir pour deviser. Le temps passe. Le ramadan arrive, et la question commence à être évoquée : comment trouver en quantité viande, lait, sucre, et toutes les victuailles qu'il convient de partager le soir venu, à la rupture du jeûne ?
Pour Ali Mourou, qui remplit provisoirement les fonctions de maire de Tataouine, cette question du ramadan et, plus généralement, les problèmes posés par les réfugiés libyens ont pris des proportions pharaoniques. Comme si avec le déclenchement de sa révolution, la Tunisie n'avait déjà pas assez de soucis politiques, économiques et sociaux ! Depuis le 28 mars, explique Ali Mourou, les Libyens n'ont cessé d'arriver à Tataouine et dans son gouvernorat, qui, en Tunisie, a recueilli le plus grand nombre de réfugiés. À la mi-mai, au plus fort de ce mouvement migratoire, ils étaient 54 000 dans le gouvernorat, dont 30 000 à Tataouine, où vivent 75 000 habitants en temps normal. «Vous imaginez les contraintes pour fournir l'électricité et l'eau, soigner les blessés de guerre et puis les réponses à apporter en terme d'hygiène et de santé publique !» L'édile insiste : «Pendant deux mois et demi, nous n'avons reçu aucune aide du gouvernement tunisien et aucune aide internationale. Les réfugiés libyens n'ont été secourus que par les habitants de Tataouine, qui ont ouvert leurs maisons, vidé leurs réfrigérateurs, et par les dons privés venant de toute la Tunisie. Du gouvernement, nous n'avons toujours rien reçu», se lamente Ali Mourou.
Cinq centres de distribution
Mohammed cite en revanche le Qatar, qui gère un camp dans le stade de football, les dons de l'agence onusienne pour les réfugiés, et de celle en charge de l'aide alimentaire. Heureusement, le nombre des Libyens a baissé - ils ne sont plus qu'environ 6 000 à Tataouine et 20 000 sur la région. Les réfugiés demeurés à Tataouine se sont, eux, installés dans l'inconfort. Certains louent des maisons ou contribuent aux dépenses de leurs familles d'accueil tunisiennes. Leur carte bleue de rationnement en mains, ils se rendent une fois par semaine à l'un des cinq centres de distribution d'aide alimentaire tenus par des bénévoles. Certains produits distribués ont été achetés à des entreprises tunisiennes ou au gouvernement tunisien, qui finira bien, d'une manière ou d'une autre, par régler les factures présentées par Tataouine et par toutes les villes d'un pays au chevet de son voisin en guerre depuis cinq mois.
Thierry Portes dans le Figaro
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