lundi 21 janvier 2008

L'enfer du travail au noir

Mépris des ouvriers clandestins, arnaques, logements insalubres… Dans son dernier long-métrage, Ken Loach présente un tableau sombre de la Grande-Bretagne. Et en Suisse, que filmerait-il? Regard de trois spécialistes. Un article de Caroline Zuercher dans 24 Heures.


Dans It’s a Free World, Ken Loach
condamne les dérives de l’économie
souterraine britannique. Sa caméra
montre des hommes et des femmes
exploités par la propriétaire d’une
petite agence au croisement entre
travail temporaire et trafic
d’ouvriers clandestins.

L’enfer du travail au noir. Dans It’s a Free World, le cinéaste Ken Loach condamne les dérives de l’économie souterraine britannique. Sa caméra montre des hommes et des femmes exploités par Angie, propriétaire d’une petite agence située au croisement entre travail temporaire et trafic d’ouvriers clandestins. Ce tableau correspond-il à la réalité suisse? Nous sommes allés au cinéma avec Aldo Ferrari, secrétaire vaudois du syndicat UNIA, Roger Piccand, chef du Service de l’emploi de l’Etat de Vaud, et Olivier Sandoz, directeur général adjoint de la Fédération des entreprises romandes à Genève.

«Cette description est une caricature, nous sommes proches du Moyen Age!» s’exclame Roger Piccand à la sortie de la séance. «Je suis convaincu qu’en Grande-Bretagne, ce tableau est une réalité», répond Aldo Ferrari. Nos trois critiques s’accordent toutefois sur un point: en Suisse, de telles situations n’existent pas.

Commissions tripartites, contrôles et CCT

A l’écran, l’Anglaise Angie ne craint pas les pouvoirs publics, les peines prononcées dans ce genre de cas n’en étant pas réellement. En Suisse, rappellent nos spécialistes, les commissions tripartites (patrons, syndicats, administration) effectuent des contrôles sur le terrain. Sans oublier les conventions collectives de travail (CCT) et leurs garde-fous. «Si une entreprise ne respecte pas les règles, ses concurrents ne manqueront pas de réagir en raison de la concurrence déloyale», ajoute Olivier Sandoz.

«Les politiciens ont longtemps fermé les yeux, persuadés que le travail au noir était bon pour l’économie, précise Roger Piccand. Mais les choses ont changé.» Depuis le 1er janvier et l’entrée en vigueur de la nouvelle loi sur le travail au noir, le ton s’est durci et aujourd’hui, un employeur peu regardant risque de payer le prix fort (lire notre édition de samedi). D’autant que l’ouverture du marché aux travailleurs de l’Union européenne permet de recruter tout à fait légalement les ouvriers nécessaires à l’économie.

Angie, elle, trie avec mépris ses ouvriers dans une arrière-cour glauque, renvoyant sèchement les plus âgés. Elle diffère les paiements et certains ne seront pas rétribués. Au passage, elle arnaque les illégaux sur leurs logements, estimant qu’ils peuvent utiliser les mêmes lits à des heures différentes… Qu’en est-il des firmes de travail temporaire helvétiques? «Dans l’ensemble, les choses se passent de façon assez correcte, en particulier dans les moyennes et grandes entreprises de placement», résume Aldo Ferrari.

Ken Loach, version suisse

Toutefois, les scandales existent. Nos interlocuteurs rappellent la découverte, en 2004 à Moudon, d’une vingtaine d’Equatoriens en situation irrégulière logés dans des combles non aménagés et non isolés. Pour une quinzaine de mètres carrés délimités par des draps, le propriétaire empochait 300 francs par mois. «Il ne faut pas se voiler la face, admet Olivier Sandoz. Comme partout, il y a des bons et des mauvais employeurs. Et des employés exploités, on en trouve, notamment dans l’économie domestique. Mais il s’agit de cas isolés.»

Chez nous aussi, Ken Loach pourrait filmer des sans-papiers. Mais aujourd’hui, précisent nos interlocuteurs, son intrigue ne se déroulerait probablement plus dans la restauration ou le bâtiment. «Les salaires sont généralement respectés, mais il peut y avoir des problèmes avec les horaires», explique Roger Piccand. «Ouais… dans l’hôtellerie, les revenus ne sont pas toujours corrects, nuance Aldo Ferrari. Mais c’est vrai, la situation est en train de s’améliorer, avec le renforcement des contrôles liés aux mesures d’accompagnement à la libre circulation.»

«Le film de Ken Loach démontre la nécessité d’effectuer des inspections, d’être scrupuleux et d’avoir des syndicats forts, conclut le syndicaliste. Nous voyons les dangers de l’économie thatchérienne, qui a assoupli sa législation sur le travail au maximum.»

Sur l’idéologie, nos trois cinéphiles d’un soir divergent. «L’aspect pernicieux de ce long-métrage est de faire croire que plus un système est libéralisé, plus c’est la jungle, regrette Roger Piccand. Mais regardez la France, son économie centralisée se porte bien plus mal et il y a davantage de chômeurs qu’en Angleterre.» Olivier Sandoz n’est pas en reste: «Pour moi, le libéralisme, c’est la liberté et la responsabilité. Dans ce film, on ne voit ni l’un, ni l’autre. Et surtout, si quelqu’un triche, cela ne doit pas remettre en cause le système.»

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