«Le Matin Dimanche» l'a constaté sur place: la délinquance des jeunes Kosovars n'a pas l'origine culturelle que lui prêtent les théories populistes. Pourtant, les problèmes existent en Suisse, où des faits divers impliquant des adolescents albanais sont relayés dans les médias. Pourquoi cette rupture? Des spécialistes suisses et kosovars répondent.
Une série de faits divers impliquant
des jeunes Kosovars ont été médiatisés
ces dernières années. Toutefois,
seule une petite minorité d'adolescents
albanais pose problème
C'était il y a quelques années, lors d'un congrès en Suisse. Fëllëza Kadiu, juge pour mineurs au Kosovo, prenait de plein fouet les propos d'une homologue helvète. «Ces jeunes Kosovars délinquants, on ne sait plus quoi en faire. Et vous?». La magistrate albanaise a tiqué, puis répondu: dans la province sous protectorat international, la délinquance des mineurs n'est pas pire qu'ailleurs.
Ce fait, «Le Matin Dimanche» l'a constaté lors d'un reportage publié il y a deux semaines. Malgré un taux de chômage avoisinant les 60%, la province parvient à juguler sa délinquance juvénile, avec l'aide des ONG. Clé de cette maîtrise, entre autres: le fonctionnement clanique de la société, qui induit une régulation sociale. «C'est difficile d'être un délinquant au Kosovo. On est vite remis à l'ordre par un oncle ou un voisin», confirme Baton Haxhiu, journaliste à Pristina et intellectuel de renom.
Perte du réseau social
De quoi ébranler la théorie de «violence d'origine culturelle», brandie par les populistes suisses après chaque fait divers. Ces derniers existent pourtant, impliquant des jeunes Kosovars. Des cas retentissants de viols collectifs et de profanation d'église ont été médiatisés ces deux dernières années en Suisse alémanique. Une minorité d'Albanais est concernée. Mais si le problème n'est pas culturel, d'où vient-il?
Il est une conséquence de la «situation migratoire», pour employer un terme sociologique. Les familles qui émigrent en Suisse perdent leur réseau social fort. «L'immense majorité des Kosovars établis chez nous vient de la campagne, où ils vivent parfois à vingt ou trente dans deux ou trois maisons», rappelle Ueli Leuenberger, conseiller national Vert à Genève et fondateur de l'Université populaire albanaise. «Chez nous, ils se retrouvent catapultés dans une société où la famille, c'est papa, maman et les enfants.»
Conséquence: le clan disloqué ne peut plus jouer son rôle de régulateur, selon Baton Haxhiu, qui a vécu quatre ans près du lac de Bienne: «Chez vous en Suisse, on n'a pas peur du clan, mais de la loi. Certains jeunes originaires du Kosovo se disent peut-être: «Ce n'est pas grave si je fais des bêtises, personne ne me connaît.»
Image du père écorchée
Pilier de la société, l'image du père est également écorchée par la migration. «Contrairement aux Portugais et aux Espagnols, les Kosovars de Suisse ont vécu un regroupement familial tardif, après dix ou vingt ans», explique Ueli Leuenberger. «Tant qu'il vit ici et sa famille au Kosovo, le père est assimilé au Père Noël qui distribue toutes les richesses.» Son véritable statut en Suisse, souvent peu enviable, est découvert brutalement par les enfants lors du regroupement. «J'ai assisté à des scènes très dures, des adolescents disant à leur père: «ça fait vingt ans que tu es en Suisse, regarde comment tu vis!», raconte Ueli Leuenberger. Dans une communauté où la relation père-fils est sacrée, ces réactions font mal à l'autorité parentale.
Une situation exacerbée par la prise de pouvoir de l'enfant sur ses parents, du fait qu'il maîtrise mieux la langue et s'intègre plus facilement. «Je discute souvent ici avec des parents kosovars complètement perdus», confirme l'animateur des «Zèbres» Jean-Marc Richard, qui était au Kosovo avec Terre des hommes et «Le Matin Dimanche». Et qui dit parents perdus et perte d'autorité, dit risques de dérapage accrus pour l'adolescent.
S'il est lié à la migration, le problème est également socio-économique. Car le jeune se retrouve confronté à notre société de consommation, et au mirage d'une «vie facile» incompatible avec son statut social. «J'ai rencontré un jeune Kosovar à Valmont (ndlr: centre de détention pour adolescents du canton de Vaud)», se souvient Jean-Marc Richard, qui interviewe des ados pour son émission. «Il m'a raconté qu'il était arrivé ici, qu'il avait vu l'argent, les bagnoles. Il voulait tout, et tout de suite. Incapable de satisfaire ses besoins légalement, il a commencé à voler.» La dérive a lieu en groupe, souvent. «Héritage du clan, la bande compense un manque de statut social», relève Olivier Guéniat, chef de la police de Sûreté neuchâteloise. «Certains jeunes ont ainsi l'illusion d'exister, et cela devient vite la loi du plus fort. Mais les Kosovars n'ont pas l'exclusivité de ce type d'engrenage.» Ce faible statut social hérité de parents peu éduqués, la deuxième génération devrait pouvoir le combler par l'école. Une gageure, selon Philippe Wanner, professeur de démographie à l'Université de Genève. «Les jeunes Kosovars de 20-25 ans souffrent d'un fort déficit d'éducation». Ainsi, rares sont ceux qui vont plus loin que l'école obligatoire. Et pour ceux qui cherchent ensuite à s'intégrer professionnellement, la discrimination à l'embauche a été prouvée il y a quelques années. «A formation égale, les jeunes des Balkans arrivent moins bien à faire valoir leurs acquis», note Philippe Wanner. «On soupçonne que la discrimination est encore plus forte aujourd'hui, à cause de la stigmatisation.»
Communauté désunie en Suisse
Pour faire face à ces problèmes, la communauté kosovare de Suisse, plutôt désunie, semble peu armée. Tirant parti de son expérience, Jean-Marc Richard ébauche des solutions. «Il faudrait mettre en place un système de «grands frères» comme dans les banlieues françaises, qui aideraient ces jeunes à prendre place dans la société. Il faudrait aussi donner des moyens à la société civile. Je lance un appel aux jeunes Kosovars bien insérés pour qu'ils montent des projets d'intégration.»
«Le fait divers n'est pas emblématique d'une situation» |
«Le fait divers n'est pas emblématique d'une situation», rappelle Olivier Guéniat, chef de la police de Sûreté neuchâteloise, à propos des délits médiatisés impliquant des adolescents kosovars. Pourtant, les statistiques de la délinquance ne montrent-elles pas une surreprésentation des jeunes originaires des Balkans? «Non. Ces chiffres doivent être calculés en fonction de l'importance démographique de la population. Si l'on prend le cas de Neuchâtel, on constate que les catégories d'étrangers les plus représentées sont d'abord les Français et les Portugais, les Italiens, puis les ressortissants de Serbie et Monténégro et les Espagnols. Cela correspond à la proportion de ces populations dans le canton.» Choqué par la proposition de Christoph Blocher de renvoyer au pays les mineurs délinquants avec leur famille, Olivier Guéniat met en garde contre une utilisation abusive des chiffres de la délinquance. «Le mode de saisies des données varie selon les cantons. Une uniformisation est en cours à l'Office fédéral des statistiques. Nous y verrons plus clair en 2010.» |
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