jeudi 26 octobre 2006

Mariages arrangés, le choix impossible

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Il y a deux ans, Arton a épousé une jeune Albanaise qu’il ne connaissait pas. Il raconte les pressions de la famille et de l’entourage, les difficultés à y échapper. Lui qui a grandi en Suisse, il dit surtout son refus des mariages arrangés, mais aussi l’impossibilité de rompre avec sa famille.



REBELLE: Arton, jeune Suisse d’origine kosovare, a grandi dans la région de Vevey. Sa famille l’a contraint à se marier au pays… «C’est notre jeunesse à tous les deux qu’on est en train de nous voler, regrette-t-il. La vie n’est pas à ce point un compromis!» / JANINE JOUSSON

«J'en avais tellement marre des pressions que j'ai fini par dire oui!» La majorité s'y plie sans broncher. Lui a tenté de se rebeller. En vain. Lors d'un retour dans son pays d'origine en été 2004, Arton* (23 ans) a dû à contrecœur épouser l'une de ses compatriotes, albanaise du Kosovo. Une jeune fille «bien sous tous rapports», choisie quelques années plus tôt par sa tante et sa mère.

Il aurait voulu mener sa vie à sa guise, sans devoir composer avec des valeurs auxquelles il n'adhère pas. Mais sa famille «assez conservatrice» en a décidé autrement. Par des promesses non tenues et beaucoup de chantage affectif, ses parents ont réussi à le convaincre d'accepter des fiançailles. «On te donne l'impression que tu as fait le choix, mais en vérité on a tout fait pour que tu entres dans le moule.» Et une fois l'accord consenti, les destins sont définitivement scellés. Aucun retour en arrière possible, sous peine de déshonorer la fille et d'attirer «la honte sur sa propre famille».

Pour faire rentrer dans les rangs les plus récalcitrants, manipulations et pressions sont monnaie courante, selon Arton. Dans les pires des cas, les familles intransigeantes n'hésitent pas à brandir les armes cruelles de la répudiation voire des menaces physiques. Et le poids des mots suffit à convaincre. «C'est une torture morale. On est tiraillé entre l'envie de faire plaisir et le risque de devenir des enfants indignes.»

Sa femme cette inconnue

Trois mois après les noces, son épouse le rejoint dans son village, près de Vevey. C'était il y a plus de deux ans. D'elle, il ne dira pas grand-chose. Car il ne consomme pas ce mariage. Sa façon de préserver son intégrité physique et de ne pas se retrouver lié intimement. C'est contre sa famille que la révolte gronde en permanence. «Ma femme n'en peut vraiment rien. Comme beaucoup d'Albanaises, elle rêvait de venir en Europe de l'Ouest. Mais je n'ai rien en commun avec cette fille qu'on a fait débarquer du Kosovo à l'âge de 20 ans», explique le jeune homme naturalisé depuis peu. «Moi, j'ai grandi ici et le seul mode de vie que je connaisse, c'est celui de la société où je suis arrivé à l'âge de trois ans.»

Mais l'on a beau avoir vécu toute sa vie en Suisse, il n'est pas facile de déroger aux règles fondamentales de la société kosovare. Même si celles-ci évoluent de plus en plus. «Les points de vue semblent inconciliables, s'énerve Arton. Inconsciemment, nos parents condamnent les enfants de la deuxième génération en voulant préserver notre culture d'origine et en nous poussant à nous marier entre Albanais. Mais ce n'est pas de notre faute, s'ils souffrent d'être déracinés.» Le bras de fer familial dans lequel il s'est lancé depuis ses 18 ans lui paraît maintenant interminable. Chaque jour passé aux côtés de cette femme qu'il n'a pas choisie ne cesse d'attiser sa colère. «C'est notre jeunesse à tous les deux qu'on est en train de nous voler, regrette-t-il. La vie n'est pas à ce point un compromis!»

Alors, il espère pouvoir d'ici trois ans se soustraire à cette «union complotée». Sitôt que sa femme aura définitivement obtenu son autorisation de séjour - une des motivations essentielles, selon lui, à de nombreux arrangements matrimoniaux - il essaiera de divorcer. Il le sait: «dans la communauté albanaise, il faut de très bonnes raisons pour se séparer». Mais il y croit quand même et prend son mal en patience. Entre fuites du foyer conjugal et retours résignés sous la pression de l'entourage. Pour préparer ce lendemain plus heureux, il motive son épouse à effectuer des stages et à apprendre le français.

La rage contre le tabou


De son côté, il fait avec ses problèmes de conscience qui imprègnent, depuis le début, tout son combat personnel. Comme lorsqu'il a dû répliquer par avocat interposé aux intimidations violentes de ses proches. «Pour leur rappeler qu'ils étaient en Suisse, et qu'il y avait des limites à ne pas franchir.» Pourquoi n'a-t-il pas tenté de faire annuler son mariage? «On ne traîne pas ses parents devant un tribunal! Ce serait comme creuser ma propre tombe.» Et surtout, il n'est pas seul: «Le couteau n'est pas uniquement sous ma gorge, mais sous celle de ma femme aussi. Pour elle, ce que je lui fais vivre est très difficile, mais ça pourrait être pire si elle devait repartir de zéro au Kosovo.»

Dans les moments de déprime, sa situation lui paraît définitivement insoluble. Alors sa rage éclate quand il pense à ceux qui préfèrent mener une double vie. Mais surtout au tabou que tous ses compatriotes masculins font peser sur leurs unions intracommunautaires. Qu'elles soient bien ou mal vécues, d'ailleurs.



MARIAGE ARRANGÉ Entre contrainte et invitation appuyée, la limite est floue. Mais en Suisse aussi, des communautés perpétuent l’«arrangement» des unions de leurs enfants.



Mariage forcé ou arrangé. Les limites sont floues. Arton*, le jeune Kosovar, préfère parler de «mariage comploté». D'autres d'«union intéressée» ou «conseillée». Quoi qu'il en soit, cette réalité touche non seulement les filles, mais aussi les garçons issus de nombreuses communautés étrangères. On en parle simplement moins. Parce que les tabous sautent seulement au moment où la situation dérape. Et les victimes en sont généralement les femmes. «Aucun homme ne va dire ouvertement qu'il vit un mariage arrangé», remarque Valdet Ballabani, animateur et interprète à l'Espace hommes de l'association Appartenances. «Et s'il en parle, c'est très pudiquement, sans le nommer.» Une union arrangée se vit-elle de la même manière pour les deux sexes? Le futur mari semble avoir plus de possibilités de se prononcer sur le choix effectué par ses parents. «Mais pour tous les deux les pressions sont énormes», constate Magalie Gafner, juriste au Centre social protestant du canton de Vaud. «Les femmes souffrent peut-être plus en amont, car leur liberté est limitée déjà dans leur jeunesse. Les hommes, de leur côté, ont souvent eu la possibilité de vivre quelque chose avant leur mariage. Ensuite, ils doivent rentrer dans le rang.»

Et que penser lorsqu'il y a contraintes? «Encourager quelqu'un à choisir son partenaire dans la communauté se fait beaucoup plus subtilement que par le simple usage de la force. On touche ici à une norme sociale et culturelle», poursuit la juriste.

Un débat dans lequel, Lumturi Hotnjani, directrice de l'Université populaire albanaise à Genève, refuse d'entrer: «L'histoire de ce jeune homme est un cas extrême. Personne ne se marie de force chez nous! Les parents désirent que leur enfant choisisse quelqu'un de la même culture pour donner toutes les chances à la future union, mais ils n'exigent rien.»
Un moyen de migration connu

MIGRATION Les mariages arrangés sont également un moyen d’obtenir un permis de séjour. Difficile à prouver, les autorités connaissent la manœuvre mais n’en font pas une priorité.



Les unions arrangées servent-elles souvent à permettre à l'un des conjoints d'obtenir un permis de séjour? «Impossible de le savoir, si le secret reste bien gardé», constate Dominique Boillat, porte-parole de l'Office fédéral des migrations. «Arrangés ou pas, les mariages ont constitué, de tout temps, des moyens de migration.» Aucune chasse aux sorcières n'est donc menée par les autorités fédérales ou cantonales tant qu'il n'y a pas contrainte avérée (mariage forcé) ni tromperie délibérée des autorités (faux certificat, faisceaux d'indices troublants , etc.) Car l'union entre deux personnes est avant tout un droit constitutionnel en Suisse et reste donc une affaire privée.

D'où l'autorisation du regroupement familial et la reconnaissance des actes matrimoniaux conclus à l'étranger par les ressortissants suisses et les citoyens au bénéfice d'un permis B ou C. «C'est souvent lorsqu'il y a séparation qu'on découvre qu'un mariage a servi en réalité à faire venir une personne en Suisse», précise Guy Burnand, responsable de la division Etrangers au Service cantonal de la population. "Mais nous devons faire très attention à ne pas soupçonner toutes les unions"

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