lundi 13 février 2006

Désintégration du système danois


Sur le même sujet, un article dans Libé

Voici un article du Manifesto traduit en français et publié dans le Courrier: Au Danemark, le gouvernement n’a pas clairement pris ses distances vis-à-vis des campagnes antimusulmans.Il prend au contraire des mesures discriminantes à l’égard des immigrés. Une politique en place bien avant «l’affaire» des caricatures de Mahomet.
Les événements liés aux caricatures du prophète Mahomet, qui se sont répandues dans le monde entier depuis le Danemark, cristallisent le dénouement d’une situation de souffrances et de révoltes latentes qui durent depuis plus de dix ans. Depuis le virage sécuritaire de l’après-11 septembre et l’arrogance des politiques néolibérales, l’explosion actuelle est destinée à orienter de manière radicalement différente les nouveaux conflits et les politiques à venir. La limite intolérable atteinte par les dérives nationalistes occidentales contre les autres cultures
ont récemment provoqué la réaction d’un regroupement d’artistes et d’intellectuels danois. Ce mouvement de protestation dénonce le danger croissant de la campagne xénophobe menée contre les immigrés, musulmans en particulier, systématiquement soutenue par la majorité de la presse et par les partis gouvernementaux. Les grands partis d’opposition du pays n’ont guère réagi, se contentant de murmurer des protestations à l’égard de cette xénophobie ambiante. Au mouvement de protestation des artistes danois, le gouvernement a répondu avec une série d’initiatives pour valoriser la «culture» et les «valeurs» chrétiennes et occidentales du Danemark
qu’il faudrait introduire dans le cursus scolaire. A cela s’ajoute l’intention des autorités danoises d’imposer de nouveaux critères d’admission à la nationalité danoise. Outre la connaissance de la langue et de l’histoire, les immigrés en phase de naturalisation devraient adhérer aux valeurs «démocratiques» et «chrétiennes
» du Danemark. Selon Lars Bonnevie, qui s’est exprimé dans l’hebdomadaire eekendavisen, «les 800 000 analphabètes danois auraient du mal à passer ces examens d’admission que l’on demande aux immigrés. Le risque est donc de marginaliser encore davantage les groupes sociaux déjà en marge du système social et politique.»
Le réalisateur danois Lars von Trier, dans ce climat de provocation, a également proposé sa réponse. Il s’agit d’un petit film où on le voit découper au ciseau la croix blanche du drapeau danois, symbole de chrétienté. Ensuite, le drapeau, à présent entièrement rouge, est hissé au son de l’Internationale socialiste. La position du Danemark semble paradoxale. Alors qu’il se réclame de principes libéraux et laïcs lorsqu’il critique et raille d’autres pays et d’autres religions, il n’en reste pas moins un Etat confessionnel avec à sa tête la monarchie la plus ancienne d’Europe. Il existe d’ailleurs un Ministère de l’Eglise avec des pasteurs fonctionnaires et diplômés dans les universités publiques du royaume.
Lars Bonnevie, toujours dans l’hebdomadaire Weekendavisen, déclarait: «La Constitution danoise est souvent représentative d’une communauté ethnique pré-moderne,avec la religion luthérienne comme base idéologique. Comment un immigré, musulman ou non, peut-il se reconnaître dans un texte qui marginalise son identité culturelle et religieuse, surtout lorsqu’une grande partie des citoyens euxmêmes
refusent ce texte?» En fait, le Danemark applique un système très éloigné du modèle laïc «à la française». Ce n’est pas un hasard si au Danemark il existe d’un côté la «liberté de la presse», dont tout le monde parle, et de l’autre une loi qui interdit le blasphème contre les autres cultures et croyances religieuses. On parle beaucoup
de la première depuis quelques jours, alors que le gouvernement s’est rappelé de la seconde en voyant les répercussions de l’affaire sur l’économie du pays.
Que s’est-il passé en amont de l’affaire des caricatures du prophète Mahomet? L’échec
d’une politique d’asile et d’accueil des immigrés discrètement modifiée et aujourd’hui franchement imposée par le gouvernement par la méthode de l’assimilation à la culture locale. Au Danemark, l’immigration a toujours été maîtrisée et l’effort d’intégration a toujours été fondamental pour les institutions du pays, tout en respectant la culture de l’autre. Ce n’est que bien plus tard que la politique en matière d’intégration des immigrés a changé. Pourquoi? Le processus d’intégration, soutenu financièrement, a permis la socialisation des jeunes immigrés scolarisés.
Pour la plupart originaires de cultures à fort lien familial, ils ont été poussés à en sortir pour se rapprocher du modèle danois, voué à plus d’autonomie et d’indépendance financière. Ce phénomène a souvent produit de douloureuses ruptures entre les enfants et les parents d’immigrés. Cela était le prix à payer pour s’intégrer et «ressembler» aux jeunes Danois. En grandissant, ces jeunes immigrés ont achevé leurs études ou leur formation professionnelle. Alors que les jeunes Danois trouvaient peu à peu un poste de travail, ces jeunes issus de l’immigration, avec leurs noms à consonances peu scandinaves, avaient beaucoup plus de peine à intégrer le monde du travail et la société en général. Et cette situation n’a cessé de
prendre de l’ampleur depuis plusieurs années. Peu à peu, ces jeunes exclus ont fini par renouer avec les traditions familiales et culturelles qu’ils avaient laissé de côté pour cause d’intégration. Les protestations n’ont pas tardé à se manifester, accentuées par le refus de constructions de mosquées ou de cimetières musulmans. Certains jeunes étaient donc contraints de ramener les corps de leur parents
défunts dans le pays d’origine. Au vu des tensions croissantes, le Gouvernement danois a décidé de réagir. Il a imposé l’interdiction aux familles musulmanes d’envoyer leurs propres enfants dans les écoles coraniques du pays d’origine pendant les vacances scolaires, sous peine d’expulsion de toute la famille du territoire danois. C’est surtout après le 11-septembre que la pression s’est accrue sur les musulmans danois. L’hebdomadaire Jyllands-Posten (qui a publié en septembre dernier
les caricatures de Mahomet) s’est fait le relais de cette islamophobie ambiante. Ce journal est un peu le porte-parole d’une culture chrétienne conservatrice et sectaire. Ironie du sort, en avril 2003, les responsables du journal ont refusé de publier des caricatures du Christ (jugées offensantes) du dessinateur de presse
Chritoffer Zieler. Information donnée par le dessinateur luimême au journal norvégien
Dagbladet lundi dernier. La référence politique du Jyllands-Posten est le parti gouvernemental de droite qui soutient l’expulsion des immigrés et se réclame des
racines «chrétiennes» de la démocratie danoise. Il faut également rappeler
que le Gouvernement danois a suivi les Etats-Unis dans leur guerre contre l’Afghanistan et l’Irak en y envoyant ses troupes. Mais ce rejet des «autres»
cultures concerne aussi la politique interne. Toute la tradition de pensée critique et alternative de l’après-guerre est sur le point d’être démolie. La république
de Cristiania, symbole de l’utopie de la jeunesse de 1968, qui survit en plein coeur de Copenhague, est désormais criminalisée et militairement occupée.
Les expérimentations de l’Université de Roskilde, à l’avantgarde européenne en matière d’interdisciplinarité et de «groupes d’études», est en voie de liquidation.
Le plus triste, dans cette affaire, c’est qu’il y a une totale confusion dans tous les domaines. Face à cette affaire qui secoue le pays, droite et gauche s’unissent, au lieu de débattre de façon contradictoire, au nom du principe qui veut que les «valeurs qu’il faut défendre» se doivent d’être communes. Un peu comme si l’Occident
n’avait pas encore compris qu’il ne dicte désormais plus sa loi au monde et qu’il ne fixe plus l’agenda des débats. Et ceci dans l’hypocrisie la plus totale. La liberté d’expression est ce qu’elle est, au Danemark comme ailleurs. Il suffit de penser à
la façon dont on a manipulé les faits les plus importants depuis des siècles. Plus récemment, ces formes d’expression de liberté de la presse ont en réalité été des opérations pilotées en vue de provoquer des remous politiques et sûrement pas par
simple esprit de liberté.

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