Amnesty International Suisse veut un code de conduite pour les entreprises actives dans la transplantation d’organes en Chine, un pays qui utilise des condamnés à mort. Novartis répond favorablement. Roche se tait.
Ils seront plus de 4000 experts à participer dès dimanche à Vancouver au 23e congrès international de la Société de transplantation: médecins, chirurgiens, chercheurs et représentants de l’industrie pharmaceutique. Il sera question de cœurs, de reins, de foies et de dons d’organes. Ce n’est pas prévu au programme, mais ces spécialistes du monde entier seront aussi interpellés sur le cas particulier de la Chine, un pays qui pratique dix mille transplantations d’organes par an et qui reconnaît qu’une majorité de ceux-ci proviennent de condamnés à mort.
A la veille de cette réunion, la section suisse d’Amnesty International (AI) lance un appel aux entreprises du secteur afin qu’elles se dotent «d’un code de conduite commun, soumis à des expertises indépendantes, pour éviter de se rendre complice d’abus» des droits de l’homme. «C’est une occasion inespérée, ils seront tous ensemble», explique Danièle Gosteli Hauser, la responsable économie et droits humains à la section suisse d’AI.
L’appel vise en réalité prioritairement deux sociétés: Roche et Novartis, leaders mondiaux dans le développement de médicaments contre le rejet d’organes transplantés et pionniers sur le marché chinois. «Nous espérons que ces deux entreprises prendront contact avec les autres groupes pharmaceutiques pour se doter d’un code de conduite, explique Danièle Gosteli Hauser. Ce serait un message très fort en direction du gouvernement chinois pour qu’il renforce l’application de sa législation sur les transplantations et le trafic d’organes.»
Le lucratif trafic d’organes en Chine a été mis en lumière en Suisse par le récent témoignage d’un ex-policier qui a demandé l’asile après avoir témoigné de la façon dont les prisonniers qu’il menait au peloton d’exécution partaient agonisants vers une clinique où des médecins prélevaient leurs organes (lire ci-dessous). Ignorée du grand public, cette pratique est pourtant partiellement reconnue par les autorités de Pékin. Le vice-ministre chinois de la Santé, Huang Jiefu, a avancé le chiffre de 90% d’organes transplantés qui proviennent de condamnés à mort. Il a par ailleurs précisé, lors d’une conférence internationale, que c’était une erreur.
En mars 2007, la Chine s’est dotée d’une nouvelle réglementation qui interdit le commerce d’organes et oblige à obtenir l’accord du donneur. En août 2009, Pékin a mis en place un projet pilote de donation d’organes dans dix villes et provinces. Au niveau international, l’OMS et les professionnels de la branche suivent par ailleurs des règles éthiques très strictes. Alors pourquoi ce nouveau code? «Il faut aller plus loin en matière de transparence pour identifier les sources de donneurs, explique Danièle Gosteli Hauser. La législation chinoise n’exclut pas explicitement les condamnés à mort en tant que donneurs. Or l’accord d’un condamné à mort n’est pas acceptable car il vit dans un univers coercitif et ne peut donner son consentement volontaire.»
Pour David Matas, un avocat récompensé au début de l’année par la section suisse de la Société internationale pour les droits de l’homme pour sa lutte contre le trafic d’organes en Chine, les codes de conduite des médecins sont insuffisants. «Même si les Chinois disent que les organes ne proviennent pas de prisonniers, on ne leur demande pas d’en apporter la preuve. Souvent, les médecins chinois ne disent pas la vérité. L’industrie pharmaceutique ne fait pas d’enquête ou ne cherche pas à savoir. Il est clair que presque toutes les transplantations dans ce pays proviennent de prisonniers.» L’avocat canadien dit bien prisonnier. Car il pense qu’il n’y a pas que les condamnés à mort qui servent de réserves d’organes. Ses recherches l’ont amené à conclure que des détenus du mouvement spirituel Falungong faisaient l’objet de prélèvement d’organes sans leur consentement et parfois au prix de leur vie.
Novartis observe un moratoire de ses tests cliniques de médicament antirejet en Chine. Son porte-parole, Satoshi Sugimoto, explique que Novartis «soutient l’appel public international d’Amnesty» et travaillera à unir tous les acteurs pour «les prochains pas». Le groupe précise encore qu’il entend promouvoir le dialogue et l’éducation en Chine pour surmonter les défis éthiques de la donation d’organes.
Roche est pour sa part dans le viseur des ONG. En janvier, à Davos, l’entreprise s’est vu décerner par la Déclaration de Berne (DB) et Greenpeace Suisse un «prix de la honte» pour ses «pratiques non éthiques de transplantation». Selon la DB, Roche testait alors son médicament CellCept sur quelque 300 organes transplantés dans diverses cliniques chinoises. La société bâloise n’a pas répondu aux sollicitations du Temps.
«Les études de Roche aujourd’hui en Chine sont absolument mineures et concernent 100 à 200 personnes, explique Franz Immer, le directeur de Swisstransplant. La situation des entreprises suisses est très claire: elles ne participent pas à un commerce d’organes de condamnés à mort. Leurs standards éthiques sont très élevés.» Se contenter des explications chinoises n’est-il pas une façon de se voiler la face? «Il n’y a qu’en Europe que l’on peut tracer en toute transparence la source des organes. En Chine, les mentalités sont différentes, la valeur d’une personne n’est pas la même. Mais c’est inacceptable.» Le directeur n’a pas connaissance de Suisses qui auraient bénéficié d’une transplantation en Chine. Swisstransplant soutient l’appel d’AI. «En Europe, les Etats ne veulent pas agir contre la Chine, précise Franz Immer. Car ils craignent les conséquences pour leurs relations économiques.»
Frédéric Koller dans le Temps du 14 août 2010
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La pratique scandalise: chaque année en Chine, des centaines – peut-être des milliers – d’organes provenant de condamnés à mort alimentent un lucratif trafic de transplantations.
Celui-ci n’est pas le fait d’un Etat qui l’organiserait de façon centralisée, mais résulte d’arrangements locaux entre l’armée, des responsables du Parti et des cliniques. Si les récits sur ce commerce de la mort sont rares – le témoignage de l’ex-policier chinois qui cherche asile en Suisse révélé par Le Temps est à ce titre exceptionnel –, Pékin en reconnaît pourtant partiellement la réalité et affirme vouloir y mettre un terme. Sa législation – qui a évolué en 2007 – n’est toutefois pas suffisante pour exclure l’exploitation de condamnés à mort (et même de prisonniers d’opinion, selon le Falungong), qui nourrissent un réservoir d’organes à des fins de transplantations chèrement tarifées.
Les groupes pharmaceutiques qui produisent les médicaments contre le rejet d’organes transplantés ne peuvent ignorer cette situation. Sur le marché chinois, les pionniers et les mieux implantés dans ce secteur sont Novartis et Roche. En appelant les deux groupes bâlois à se doter d’un code de conduite pour «éviter de se rendre complices d’abus» de droits humains puis à faire pression sur les autres acteurs de la branche, Amnesty International Suisse espère mettre les autorités chinoises sous pression. De tels codes de conduite existent déjà pour l’industrie d’extraction (hydrocarbures, minerais) ou encore les technologies de l’information. Ils ne sont pas une fin en soi. Mais ils permettent aux entreprises de ne pas avancer en ordre dispersé face à des Etats trop puissants pour faire prévaloir les valeurs éthiques qu’elles affichent chez elles. En souscrivant à cet appel, Novartis donne les gages d’une entreprise responsable. Le silence de Roche est pour l’heure incompréhensible. Les différences de mentalité ou de culture des Chinois à l’égard de la mort n’excusent rien. Le dégoût devant un tel trafic est bien universel.
Editorial de Frédéric Koller dans le Temps du 14 août 2010