jeudi 24 février 2011

Lampedusa, un avant-poste dans la tempête

Depuis la mi-février, l'île italienne a accueilli plusieurs milliers de migrants venus de Tunisie par bateaux. Avec des moyens limités, par une météo déplorable et sans soutien politique, les habitants tentent de maîtriser la situation. Reportage en un lieu où l'on évoque un état de guerre.

Quand on le dit, c'est un peu impressionnant, mais c'est pourtant exactement comme si nous nous préparions à une guerre. Pour l'Italie – qui en a déjà mené une – c'est en quelque sorte une deuxième guerre de Libye [la première, qui débuta en septembre 1911, marqua le début de la colonisation italienne en Libye].

Comme un pied-de-nez de l'histoire, les C-130 assurent fébrilement des évacuations parallèles : d'un côté, on évacue les Tunisiens de Lampedusa et de l'autre, les Italiens de Tripoli, parce que désormais, de part et d'autre de ce petit coin de Méditerranée, tous ceux qui peuvent fuient, pour ne jamais revenir. Les bâtiments de guerre font route vers le canal de Sicile pour se joindre à la petite flotte qui y croise déjà. Et l'alerte est passée au niveau supérieur sur toutes les bases aériennes. On se prépare, en somme.

La patience des insulaires à rude épreuve

Et, pendant ce temps, on scrute la mer, en attente de l'ennemi. Mais l'ennemi ne saurait être cette armada de rafiots remplis de clandestins : il y a quelque chose qui cloche dans cette guerre. Dans la nuit de mardi à mercredi, par une mer de force 5, 250 réfugiés supplémentaires ont débarqué à Lampedusa : ils ont parcouru 60 milles nautiques depuis la ville de Sfax, en Tunisie, la moitié de la distance qui les sépare de la côte sicilienne.

La veille, malgré la tempête et la flotte en alerte rouge, certains sont parvenus à toucher terre : ils ont fait sécher leurs vêtements, on remis leurs chaussures et se sont dirigés vers le premier bar venu pour y manger quelque chose de chaud. Le centre d'accueil des clandestins – qui venait à peine d'être vidé – a une nouvelle fois dépassé son quota de 1 000 personnes : la moitié de la semaine précédente, 2 500.

Les clandestins arrivent et repartent en masse, et il est clair que cette situation ne peut plus durer. "Surtout si la mer se calme", marmonne Cono Callipò, le directeur du centre, "parce que si la mer se calme et que Kadhafi se rend, ce que nous avons vu jusqu'à présent ne sera rien comparé à ce qui va se passer".

A vrai dire, il s'est déjà passé bien des choses à Lampedusa. L'artère principale et les ruelles du centre sont en permanence bondées de Tunisiens qui investissent les bars, les supermarchés et surtout les boutiques où ils rechargent leurs téléphones portables. La posture adoptée (c'est-à-dire de ne pas enfermer les migrants dans leur centre) s'est jusqu'à présent révélée la meilleure : mais après une semaine, cette stratégie commence à mettre la patience des insulaires à rude épreuve.

Toutes les portes sont verrouillées à double tour

Dans beaucoup de bars, le café est désormais servi dans des gobelets en carton "parce que", nous explique-t-on au Bar de l'Amitié du vieux Don Pino, "les clients d'ici refusent de boire dans les tasses dans lesquelles ils ont bu".

Les enfants ne sortent quasiment plus de chez eux : toutes les portes sont verrouillées à double tour et les petites filles systématiquement escortées d'un adulte, même pour faire 100 mètres. La patience des habitants est à bout : et ils songent aux chiffres qu'ils entendent débiter à longueur de journée. Tantôt de Rome, tantôt de Bruxelles. Des dizaines de milliers. 100 000. Peut-être 300 000. Les chiffres fluctuent, mais même les plus optimistes sont synonymes de catastrophe.

Dino De Rubeis, le gigantesque maire de Lampedusa, commente : "Vous l'avez vu, nous sommes là et nous ne nous sommes jamais défilés. Nous les avons hébergés partout, nous avons passé des nuits entières sur la jetée, on leur a offert des cigarettes... Mais Lampedusa ne peut pas s'en sortir seule. Nous avons besoin d'aide".

Dino De Rubeis fait la grimace devant les dépêches d'agences, pleines de nouvelles qu'il trouve mauvaises : le Haut commissaire des Nations unies pour les réfugiés lance un appel pour que "les migrants ne soient pas refoulés" ; l'Union européenne demande à l'Italie d'abandonner l'idée de répartir les Maghrébins sur le continent, un peu ici, un peu là ; le gouvernement italien, ne sachant plus sur quel pied danser, envisage d'installer de gigantesques villages de tentes en Sicile. Les hommes scrutent l'horizon, invoquant l'arrivée du mauvais temps.

Des histoires et des anecdotes aux accents fantastiques

Leur supplique pour une mer démontée et des rafales de 40 nœuds a été entendue et, en parlant de débarquement, Lampedusa avait hier des airs de Normandie, avec des bourrasques venues du Nord-Ouest, des rafales de pluie froide et un vent glacé à rester cloîtré chez soi. C'est bien pour la guerre, mais mauvais pour l'île : voilà deux jours que le bateau qui la ravitaille depuis Porto Empedocle ne peut pas prendre la mer. Les avions ne sont pas mieux lotis : hier, deux vols qui devaient transférer un groupe d'immigrants ont été annulés à cause du mauvais temps.

Voilà où en sont les choses, à l'avant-poste de l'Italie et de l'Europe, en attendant l'invasion maghrébine annoncée. Dans les bars et les gargotes où les gens se sont réfugiés à cause de la pluie et du vent, s'entremêlent les histoires et les anecdotes aux accents fantastiques.

On songe à ce qui s'est passé au milieu des années 1980, quand Kadhafi a lancé deux missiles sur la base LORAN [Long range navigation, système de radionavigation à partir d'émetteurs terrestres] de Lampedusa, ratant sa cible de plusieurs kilomètres. Et l'on relève les bizarreries de cette guerre qui se confond avec une autre qui dure depuis longtemps entre les pêcheurs de Mazara del Vallo et les vedettes côtières libyennes ou tunisiennes.

Le chalutier qui a secouru 40 Maghrébins à la dérive dans la nuit de mardi est le "Clair de Lune". Voilà exactement un an, ce même "Clair de lune" était arraisonné et saisi par les vedettes de Kadhafi pour intrusion dans les eaux territoriales libyennes... La guerre, en somme, n'est pas nouvelle.

Un article de Federico Geremicca dans la Stampa, relayé par Presseurop

Articolo originale nella Stampa

L'immigration massive de Libye semble improbable

Des milliers de migrants africains en route pour l'eldorado européen finissent leur périple en Libye. En cas de chute du régime de Kadhafi, certains évoquent la fin d'un rempart pour l'UE et l'arrivée massive de migrants. Pour Jean-Philippe Chauvy, porte-parole de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), ce scénario a peu de chances de se réaliser.

Depuis le début des troubles en Libye, des chiffres impressionnants sont révélés chaque jour sur le nombre de migrants clandestins se trouvant actuellement dans ce pays et sur la possibilité de leur arrivée massive dans l'Union européenne à la suite des révoltes.

Actuellement, 1,7 million d'étrangers seraient présents en Libye, ce qui représente quelques 30% de la population totale (environ 5% pour la France). Maliens, Nigériens ou Somaliens sont présents en nombre en Libye (voir encadré), mais les verra-t-on bientôt affluer en Italie, à Malte ou en France?

Cette semaine, l'Italie, par la voix de son chef de la diplomatie Franco Frattini, a attisé les craintes de l'UE. Le ministre a dit redouter une vague de 200'000 à 300'000 immigrés en cas de chute de Mouammar Kadhafi, parlant même d'un "exode biblique" dix fois plus important que le phénomène des Albanais dans les années 90. D'autres dirigeants brandissent même le chiffre de 1,5 million de réfugiés prêts à quitter l'Etat africain le plus rapidement possible.

Des migrants apeurés et sans argent

Jean-Philippe Chauvy, porte-parole de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), rejette ce catastrophisme ambiant. A ses yeux, il est impossible de prévoir ce qui arrivera en cas de chute du régime libyen. Parler de tsunami migratoire, d'invasion, ou annoncer 200'000 ou 300'000 migrants est prématuré et hors de propos. Un exode massif de clandestins vers l'Europe doit être écarté à court et à moyen terme actuellement. Quant à parler de millions de personnes, c'est "irresponsable".

L'explication est simple, surtout concernant les nombreux migrants sub-sahariens. La plupart d'entre eux ont déjà dû vendre un terrain ou d'autres biens et débourser beaucoup d'argent pour quitter leurs pays d'origine et arriver en Libye, pays qui était apparemment le plus propice jusqu'à présent pour quitter l'Afrique. Ainsi, "quand ils sont arrivés en Libye, ils étaient le plus souvent épuisés, apeurés, sans argent et livrés à eux-mêmes", note le porte-parole de l'OIM. Mais en aucun cas ils n'ont la possibilité de payer à nouveau pour traverser la Méditerranée.

Pour Jean-Philippe Chauvy, cet alarmisme ambiant provient surtout du "ressentiment actuel contre les immigrés dans l'Union européenne".

Un mouvement de Libye vers l'Egypte

Par ailleurs, il semblerait que, depuis le début de la révolte en Libye, certains migrants sub-sahariens cherchent certes à quitter le pays, mais pas pour aller vers l'Europe. Ils chercheraient plutôt à rejoindre leur pays d'origine. Ainsi, l'OIM cite le cas de 170 ressortissants du Niger qui sont rentrés ces derniers jours et 250 autres qui sont en voie de faire de même.

Pour l'heure, il n'y a aucune trace de ces migrants aux frontières égyptiennes ou tunisiennes, et encore moins du côté de Lampedusa, l'île italienne qui a vécu un fort afflux de Tunisiens après le départ de Ben Ali. La seule incertitude, inhérente à la situation en Libye, est l'éventuelle fuite, notamment vers l'Europe, des Libyens eux-mêmes. Mais, là aussi, la surveillance de la Méditerranée s'étant considérablement accrue, un exode massif semble dans l'immédiat peu envisageable.

Quel avenir pour l'accord Kadhafi-Berlusconi?

Toutefois, la chute de Mouammar Kadhafi pourrait bel et bien faire ressurgir un problème aigu en matière de migration: un accord conclu en 2008 entre le colonel libyen et l'Italie de Silvio Berlusconi a fait de Tripoli le gendarme des migrations vers l'Europe. La Libye canalise les flux de migrants et reprend les candidats à l'immigration interceptés en mer. En échange, l'Italie a promis le versement de 200 millions de dollars par an sur 25 ans (soit 5 milliards en tout).

Cette politique, qui est très controversée au sein de l'Union européenne et surtout dans les organisations de défense des droits de l'homme, a occasionné une plongée de près de 90% du nombre d'arrivées en Italie: de 37'000 en 2008, avant l'accord, à 4300 en 2010. 

Si le leader libyen devait tomber, ce verrou pourrait sauter, redoutent certains, essentiellement à Rome. Et l'UE prend aussi au sérieux la menace proférée par le dirigeant libyen de ne plus collaborer en matière migratoire. C'est dans ce cadre que le ministre italien de l'Intérieur Roberto Maroni a exhorté ses partenaires européens à aider son pays à faire face à un risque de crise humanitaire "catastrophique".

Frédéric Boillat pour TSRinfo


Entretien avec la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga