Depuis la mi-février, l'île italienne a accueilli plusieurs milliers de migrants venus de Tunisie par bateaux. Avec des moyens limités, par une météo déplorable et sans soutien politique, les habitants tentent de maîtriser la situation. Reportage en un lieu où l'on évoque un état de guerre.
Quand on le dit, c'est un peu impressionnant, mais c'est pourtant exactement comme si nous nous préparions à une guerre. Pour l'Italie – qui en a déjà mené une – c'est en quelque sorte une deuxième guerre de Libye [la première, qui débuta en septembre 1911, marqua le début de la colonisation italienne en Libye].
Comme un pied-de-nez de l'histoire, les C-130 assurent fébrilement des évacuations parallèles : d'un côté, on évacue les Tunisiens de Lampedusa et de l'autre, les Italiens de Tripoli, parce que désormais, de part et d'autre de ce petit coin de Méditerranée, tous ceux qui peuvent fuient, pour ne jamais revenir. Les bâtiments de guerre font route vers le canal de Sicile pour se joindre à la petite flotte qui y croise déjà. Et l'alerte est passée au niveau supérieur sur toutes les bases aériennes. On se prépare, en somme.
La patience des insulaires à rude épreuve
Et, pendant ce temps, on scrute la mer, en attente de l'ennemi. Mais l'ennemi ne saurait être cette armada de rafiots remplis de clandestins : il y a quelque chose qui cloche dans cette guerre. Dans la nuit de mardi à mercredi, par une mer de force 5, 250 réfugiés supplémentaires ont débarqué à Lampedusa : ils ont parcouru 60 milles nautiques depuis la ville de Sfax, en Tunisie, la moitié de la distance qui les sépare de la côte sicilienne.
La veille, malgré la tempête et la flotte en alerte rouge, certains sont parvenus à toucher terre : ils ont fait sécher leurs vêtements, on remis leurs chaussures et se sont dirigés vers le premier bar venu pour y manger quelque chose de chaud. Le centre d'accueil des clandestins – qui venait à peine d'être vidé – a une nouvelle fois dépassé son quota de 1 000 personnes : la moitié de la semaine précédente, 2 500.
Les clandestins arrivent et repartent en masse, et il est clair que cette situation ne peut plus durer. "Surtout si la mer se calme", marmonne Cono Callipò, le directeur du centre, "parce que si la mer se calme et que Kadhafi se rend, ce que nous avons vu jusqu'à présent ne sera rien comparé à ce qui va se passer".
A vrai dire, il s'est déjà passé bien des choses à Lampedusa. L'artère principale et les ruelles du centre sont en permanence bondées de Tunisiens qui investissent les bars, les supermarchés et surtout les boutiques où ils rechargent leurs téléphones portables. La posture adoptée (c'est-à-dire de ne pas enfermer les migrants dans leur centre) s'est jusqu'à présent révélée la meilleure : mais après une semaine, cette stratégie commence à mettre la patience des insulaires à rude épreuve.
Toutes les portes sont verrouillées à double tour
Dans beaucoup de bars, le café est désormais servi dans des gobelets en carton "parce que", nous explique-t-on au Bar de l'Amitié du vieux Don Pino, "les clients d'ici refusent de boire dans les tasses dans lesquelles ils ont bu".
Les enfants ne sortent quasiment plus de chez eux : toutes les portes sont verrouillées à double tour et les petites filles systématiquement escortées d'un adulte, même pour faire 100 mètres. La patience des habitants est à bout : et ils songent aux chiffres qu'ils entendent débiter à longueur de journée. Tantôt de Rome, tantôt de Bruxelles. Des dizaines de milliers. 100 000. Peut-être 300 000. Les chiffres fluctuent, mais même les plus optimistes sont synonymes de catastrophe.
Dino De Rubeis, le gigantesque maire de Lampedusa, commente : "Vous l'avez vu, nous sommes là et nous ne nous sommes jamais défilés. Nous les avons hébergés partout, nous avons passé des nuits entières sur la jetée, on leur a offert des cigarettes... Mais Lampedusa ne peut pas s'en sortir seule. Nous avons besoin d'aide".
Dino De Rubeis fait la grimace devant les dépêches d'agences, pleines de nouvelles qu'il trouve mauvaises : le Haut commissaire des Nations unies pour les réfugiés lance un appel pour que "les migrants ne soient pas refoulés" ; l'Union européenne demande à l'Italie d'abandonner l'idée de répartir les Maghrébins sur le continent, un peu ici, un peu là ; le gouvernement italien, ne sachant plus sur quel pied danser, envisage d'installer de gigantesques villages de tentes en Sicile. Les hommes scrutent l'horizon, invoquant l'arrivée du mauvais temps.
Des histoires et des anecdotes aux accents fantastiques
Leur supplique pour une mer démontée et des rafales de 40 nœuds a été entendue et, en parlant de débarquement, Lampedusa avait hier des airs de Normandie, avec des bourrasques venues du Nord-Ouest, des rafales de pluie froide et un vent glacé à rester cloîtré chez soi. C'est bien pour la guerre, mais mauvais pour l'île : voilà deux jours que le bateau qui la ravitaille depuis Porto Empedocle ne peut pas prendre la mer. Les avions ne sont pas mieux lotis : hier, deux vols qui devaient transférer un groupe d'immigrants ont été annulés à cause du mauvais temps.
Voilà où en sont les choses, à l'avant-poste de l'Italie et de l'Europe, en attendant l'invasion maghrébine annoncée. Dans les bars et les gargotes où les gens se sont réfugiés à cause de la pluie et du vent, s'entremêlent les histoires et les anecdotes aux accents fantastiques.
On songe à ce qui s'est passé au milieu des années 1980, quand Kadhafi a lancé deux missiles sur la base LORAN [Long range navigation, système de radionavigation à partir d'émetteurs terrestres] de Lampedusa, ratant sa cible de plusieurs kilomètres. Et l'on relève les bizarreries de cette guerre qui se confond avec une autre qui dure depuis longtemps entre les pêcheurs de Mazara del Vallo et les vedettes côtières libyennes ou tunisiennes.
Le chalutier qui a secouru 40 Maghrébins à la dérive dans la nuit de mardi est le "Clair de Lune". Voilà exactement un an, ce même "Clair de lune" était arraisonné et saisi par les vedettes de Kadhafi pour intrusion dans les eaux territoriales libyennes... La guerre, en somme, n'est pas nouvelle.
Un article de Federico Geremicca dans la Stampa, relayé par Presseurop