Signés en 1995, les accords de paix de Dayton engagent les deux entités politiques de Bosnie-Herzégovine - la République serbe et la Fédération croato-musulmane – à faciliter le retour des 2.2 millions de personnes déplacées à cause de la guerre. Quinze ans plus tard, un nouveau projet censé favoriser le retour de dizaines de milliers d'entre-elles vient d'être adopté, mais son application est compromise par l'impasse institutionnelle et politique. Un article signé Fabien Offner dans Libération.
Zerina Music est en France depuis dix-huit ans, Française depuis dix ans, mais se dit «toujours perdue». «Il y a des jours où j'ai envie de repartir, mais c'est difficile de tout plaquer après tout ce temps et avec un enfant né ici», pense tout haut la Bosnienne. Jogging noir et baskets blanches, les yeux invisibles derrière de grandes lunettes noires façon "mouche", on s'imagine mal la trentenaire aux airs de touriste italienne à son arrivée à Paris en 1992, en provenance de Sarajevo assiégée.
Comme elle, 2.2 millions de personnes ont fui entre 1992 et 1995 une Bosnie saignée par les conflits entre Croates catholiques, Bosniaques musulmans et Serbes orthodoxes. En 2010, 110.000 personnes sont encore déplacées à l'intérieur du pays, et 500.000 réfugiées à l'étranger. Plutôt privilégiée parmi ces déracinés, Zerina, désormais ex-réfugiée, se rend chaque été dans sa maison de vacances bosnienne, même si la crainte d'un nouveau conflit la retient de s'y réinstaller définitivement.
«Quand j'y vais j'ai l'impression que tout le monde vit bien ensemble, mais les informations que je lis ici me font peur», témoigne-t-elle. En octobre, à l'occasion des premières élections présidentielles et législatives post-guerre organisées par les autorités locales, sa voix ira au parti social-démocrate, l'un des rares à ne pas afficher des positions nationalistes.
47.000 familles demandent à regagner leurs foyers
La question du retour des déplacés aura probablement sa place dans la campagne électorale puisque quinze ans après les accords de paix de Dayton, qui prévoient ce retour, 47.000 familles demandent toujours à regagner leurs foyers. Des retours freinés par les obstacles économiques, institutionnels et politiques.
500 millions d'euros sont nécessaires à la réinstallation de ces familles, selon les autorités bosniennes, qui estiment qu'elles devront en emprunter 200. Cet argent est destiné à financer la "Stratégie révisée", un programme politique adopté le 24 juin dernier, qui complète la précédente "Stratégie" ainsi qu'une loi votée en 2003. Il définit «10 points clé pour lesquels des efforts additionnels sont nécessaires, afin de clore le chapitre des déplacés en Bosnie-Herzégovine», explique Aida Prljaca, porte-parole de l'Agence des Nations unies pour les réfugiés à Sarajevo (UNHCR).
Parmi ces priorités: la reconstruction des habitations, la mise en place d'une protection sociale et d'une assurance maladie, le droit au travail et à l'éducation. «Avec ces moyens, il serait possible de régler d'ici à 2014 le problème de ces 150.000 personnes», a déclaré début juin Safet Halilovic, ministre des Réfugiés du gouvernement central.
«Puzzle institutionnel»
Si le retour des déplacés constitue l'un des rares consensus entre partis politiques bosniens, «la mise en application de la nouvelle Stratégie risque d'être problématique», observe un diplomate de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) depuis Sarajevo. «Dayton a créé un puzzle institutionnel», analyse le diplomate, pour qui «la réforme de la Constitution est une nécessité pour accroître les pouvoirs de l'Etat central, et permettre ainsi une meilleure application des législations». Sans compter que «ce document n'a pas force de loi, et qu'il n'en découle aucune contrainte légale pour les municipalités et les cantons», précise-t-il.
L'aide au retour est d'autant plus délicate qu'aucun recensement de population n'a été mené depuis 1991, alors que la répartition géographique des trois communautés n'est plus la même qu'avant guerre. Ce qui rendrait une réinstallation massive mal préparée potentiellement conflictuelle. Surtout, cette absence de données démographiques empêche de connaître le destin des déplacés déjà revenus. «Près d'un million de personnes ont déjà exercé leur droit au retour, rapporte Aida Prljaca, mais nous ne savons pas combien d'entre eux sont demeurés sur leur lieu de retour, du fait des problèmes d'emploi, de sécurité sociale et de scolarisation.»
«Quinze ans après la fin de la guerre on se pose toujours les mêmes questions, résume Zerina. Les politiciens ne font rien pour améliorer la situation, dénonce-t-elle. La République serbe veut vivre seule, et une partie des Croates veulent créer une troisième entité. C'est quand même triste car quoi qu'il se passe, on est destiné à vivre ensemble.»