vendredi 9 octobre 2009

Front unitaire contre le discours antifrontaliers

PHILIPPE BACH

GenèveMANIFESTATION - Syndicats et partis ont défilé hier pour dénoncer l'ambiance xénophobe de la campagne électorale.
Quelque 500 manifestants ont défilé hier de la place Neuve à la gare des Eaux-Vives. Un rassemblement visant à opposer un front uni contre la xénophobie antifrontaliers qui gangrène la campagne électorale de cet automne. L'extrême droite genevoise en a fait un fonds de commerce. Son discours a même réussi à essaimer sur la liste des indépendants de gauche qui prône la préférence nationale en matière d'embauche.
Résultat: des dérapages en série dont le plus marquant fut celui de l'Union démocratique du centre (UDC) qui, lundi, clamait dans une publicité parue dans la Tribune de Genève: «Le CEVA? Un nouveau moyen de transport pour la racaille d'Annemasse! Expulsons les criminels étrangers! Ne leur offrons pas encore un accès à Genève!». Mais cette attaque n'est pas la seule. D'autres placards publicitaires stigmatisaient – dans le même numéro – les clandestins qui occuperaient les logements des Genevois. «C'est terrible à dire, mais les frontaliers ont au moins les moyens de se faire entendre, personne n'a vu passer ce torchon sur les sans-papiers», se désolait hier dans la manifestation Dario Lopreno, militant du Mouvement pour le socialisme. Initié à l'appel de Solidarités, le rassemblement a réuni des délégations des syndicats de la place – Unia et le SIT en tête – et des partis de gauche avec une bonne présence socialiste. Côté français, la CGT et la CFDT ont exprimé par la voix du délégué syndical Jean-Michel Gelati leur colère, tout en relevant – avec un certain humour – que le terme de racaille avait été popularisé par un certain... Nicolas Sarkozy. Relevons également la présence de l'ancienne députée radicale Marie-Françoise de Tassigny. Celle-ci a été élue sénatrice comme représentante des Français de l'étranger. Elle annonce une saisine du ministère de tutelle, celui des Affaires étrangères. Jean Batou, militant de Solidarités, a lui rappelé tout le risque qu'il y a à laisser l'extrême droite diviser les travailleurs en désignant de boucs émissaires aux victimes de la crise économique: «Les habitants de la région franco-valdo-genevoise sont à un titre ou à un autre, tous des frontaliers.»
René-Simon Meyer, de la Communauté genevoise d'action syndicale a pour sa part relevé les traits communs qui relient le discours antifrontaliers aux mesures contre les Roms ou à l'initiative antiminarets. A se laisser prendre aux sirènes du populisme, on tombe dans le piège de la politique du patronat. A laquelle il convient d'opposer une unité des luttes. Une banderole d'Unia relevait ce principe dans le cas du conflit dans l'entreprise Agie Charmilles où la direction est en train de couper 168 postes sur 400

A l'aéroport, des requérants abandonnent leur grève de la faim

MARIO TOGNI

GenèveASILE - Depuis mardi, neuf personnes refusaient de manger pour dénoncer des conditions de «détention très difficiles». Ils ont finalement renoncé hier.
La détresse de neuf requérants, actuellement au centre d'hébergement de l'aéroport de Genève Cointrin, se heurte à la logique implacable de l'asile en Suisse. Ces ressortissants ivoiriens, bangladais, congolais, libanais et indiens, avaient entamé mardi une grève de la faim pour protester contre leurs conditions de rétention dans la zone de transit, pouvant durer jusqu'à soixante jours. En vain. Hier, après avoir rencontré des responsables de l'Office fédéral des migrations (ODM), ils ont finalement décidé de recommencer à s'alimenter. Tout en assurant envisager de reprendre la grève de la faim dès lundi prochain si rien ne venait à changer.

En attente de renvoi

Dans une lettre en anglais, adressée lundi à l'ODM, les neuf requérants – la majorité d'entre eux est là depuis plus de trente jours, en attente de renvoi – faisaient part de leur situation: «La plupart d'entre nous avons des problèmes psychologiques liés à la détention et sommes sous traitement médical. Certains crient ou parlent tout seul la nuit. La situation est particulièrement difficile pour deux garçons de 17 ans. Nous ne sommes ni des voleurs, ni des terroristes, ni des criminels, de telles conditions violent totalement les droits humains.» Outre qu'on leur accorde le droit d'entrer en Suisse, ils réclamaient de pouvoir récupérer les téléphones portables et ordinateurs qui leur ont été confisqués récemment.
Hier matin, des responsables de l'Office des migrations se sont rendus sur place. «Nous avons parlé deux heures dans le calme, relève Marie Avet, porte-parole de l'ODM. Nous leur avons expliqué la procédure d'asile et qu'il n'était pas possible pour eux d'entrer en Suisse du point de vue de la loi. La possibilité d'obtenir une aide au retour leur a également été exposée.»
Quant aux téléphones portables et ordinateurs, l'ODM invoque des «raisons de sécurité». «Ce sont les directives, poursuit la porte-parole. En revanche, ils peuvent utiliser les téléphones de la police ou de l'ODM en ce qui concerne la recherche de documents pour la procédure.»
Une justification qui fait bondir Michel Ottet, de l'association d'aide aux requérants Elisa. «Je ne vois pas en quoi un téléphone ou un ordinateur pose problème. Ce qui est dangereux pour l'ODM, c'est qu'ils pourraient apporter des éléments d'information supplémentaires à leur dossier.» Il en veut pour preuve le fait que ce matériel peut être restitué une fois la procédure terminée. «Pourquoi serait-ce dangereux pendant la procédure et pas après?»


«Comme des lions en cage»

Sur le fond, il estime que «beaucoup de griefs des requérants sont fondés. Certes, les conditions d'hébergement se sont indiscutablement améliorées – le centre vient d'être réaménagé –, mais l'espace de liberté des requérants reste extrêmement restreint.» Ce que confirme Anne-Madeleine Reinmann, de l'Agora (Aumônerie genevoise oecuménique auprès des requérants d'asile), également présente à l'aéroport. «Il est très difficile de rester enfermé pendant deux mois. Les requérants tournent en rond comme des lions en cage, ils sont angoissés et dorment mal. D'autant plus que la plupart reçoivent des décisions négatives après trente jours.» Elle relève toutefois que les grévistes étaient soulagés d'avoir pu dialoguer avec l'ODM.


Visite annulée

Un autre élément a énormément surpris les deux militants. Hier matin, des députés du Grand Conseil – les membres des commissions des visiteurs officiels et des droits de l'homme – devaient venir inspecter les locaux. A la dernière minute, la visite a été annulée. Président de la commission des visiteurs, Eric Ischi s'en explique: «L'ODM a souhaité que nous reportions cette visite au vu de la situation et des auditions prévues avec les grévistes de la faim. Nous avons accédé à leur demande pour ne pas les braquer.»
Le député udéciste explique que la décision a dû être prise dans l'urgence, l'ODM ayant pris contact avec lui la veille au soir. «Certains membres de la commission auraient souhaité qu'on y aille quand même, mais il n'était plus possible à ce stade de nous réunir pour en débattre.»

Sondage l'initiative anti-minarets serait rejetée


Si le vote sur l'interdiction de construire de nouveaux minarets avait lieu dimanche prochain et non le 29 novembre, le texte serait rejeté par plus de la moitié des Suisses. Un sondage montre que seuls 34,9% des citoyens l'accepteraient.

La part des indécis se monte pour l'heure à 13,8% des votants, indique encore le sondage paru jeudi dans le quotidien alémanique Tages-Anzeiger. Réalisé par l'institut Isopublic, il a toutefois été mené entre le 24 septembre et le 3 octobre, c'est-à-dire avant que l'Union démocratique du centre (UDC/droite conservatrice) n'adopte son mot d'ordre en faveur de l'initiatve.

Parmi les électeurs du parti, 52,3% d'entre eux se sont dits favorables à l'interdiction, contre 36,7% qui s'y opposeraient (11% d'indécis). Mais selon Matthias Kappeler, responsable du sondage, la part de sympathisants UDC favorables à l'initiative devrait augmenter massivement après l'adoption du mot d'ordre.

Le rejet apparaît le plus fort chez les sympathisants du parti socialiste (72%, contre 21,7% de oui). Les électeurs du parti libéral-radical (PLR/droite) refuseraient l'initiative à 60,2%, contre 27,9% d'opinions favorables, alors que chez les démocrates-chrétiens (PDC/centre droit), 49,6% des sondés s'opposent au texte, contre 36,5 qui l'accepteraient.

«Si les partis qui s'opposent à l'initiative - notamment le PS, le PLR et le PDC - n'effectuent pas un travail efficace de conviction auprès de leurs électeurs, le résultat pourrait être serré le 29 novembre, en raison des craintes envers l'islam», avertit Matthias Kappeler.

En avril dernier, un sondage sur la même question avait montré que quelque 49% des personnes interrogées étaient alors opposées à l'initiative contre les minarets, tandis que 37% y étaient favorables. La part des indécis se montait alors à 14%

Querelle autour du symbole du minaret




Le 29 novembre, le peuple se prononce sur une initiative demandant l'interdiction de construire de nouveaux minarets. Alors que ses promoteurs entendent lutter contre un symbole politique, ses adversaires redoutent une menace pour la paix confessionnelle et l'image de la Suisse dans le monde.
Cette initiative populaire émane de l'Union démocratique du centre (UDC / droite conservatrice) et de l'Union démocratique fédérale (UDF / droite religieuse). Munie de presque 115'000 signatures, elle avait été déposée à la Chancellerie fédérale en juillet 2008.

Le contenu de l'initiative est limpide. Le texte soumis au peuple ne contient en effet qu'une seule phrase stipulant que «la construction de minarets est interdite».

Une question de symbole...
Les auteurs de l'initiative se défendent de vouloir s'en prendre à la liberté de culte ou, plus précisément, à la religion musulmane. Pour eux, l'interdiction des minarets ne remet pas en cause la pratique religieuse (il ne s'agit en effet pas de fermer les mosquées).

«Nous ne nous attaquons nullement à la pratique religieuse, car le minaret n'est pas nécessaire à cette pratique, explique Oskar Freysinger, député UDC et membre du comité d'initiative. Mais à nos yeux, le minaret est très clairement le symbole d'un islam politique qui essaie gentiment de prendre sa place en Europe et en Suisse.»

«C'est un peu comme le voile des femmes qui symbolise une certaine position de la femme et qui est incompatible avec nos lois civiles, poursuit-il. Il n'est donc pas question d'accepter de nouveaux minarets sans la garantie de l'acceptation sans restriction de notre droit civil de la part des musulmans.»

Pour les adversaires de l'initiative, il ne faut pas voir de symbole politique dans les minarets. «Est-ce que les clochers sont un symbole politique du catholicisme? Je ne le crois pas, déclare ainsi le député vert Antonio Hodgers. C'est juste de l'architecture qui donne un symbolisme religieux au bâtiment, qu'il s'agisse d'un clocher ou d'un minaret.»

... mais aussi de valeurs
Cette vision différente de la portée symbolique du minaret fait que les protagonistes du débat misent sur des valeurs différentes pour étayer leurs arguments.

Pour les partisans, il s'agit de protéger l'Occident contre un islam perçu comme une menace. «Le clash entre l'Occident et l'islam s'est produit depuis longtemps déjà», juge Oskar Freysinger.

Mais pour les adversaires, combattre ce texte représente également une question de valeur. «Cette initiative est une atteinte à des droits fondamentaux dont la Suisse s'est dotée depuis 1848, à savoir la neutralité religieuse de l'Etat et la liberté de culte», estime Antonio Hodgers.

Concernant cette liberté de culte et ce respect des minorités, Oskar Freysinger rappelle que le nombre de chrétiens est en diminution dans certains pays musulmans. Par ailleurs, il est impossible de construire des églises dans un pays comme l'Arabie saoudite. Alors pourquoi laisser construire des minarets en Europe?

Mais pour Antonio Hodgers, cet argument de la réciprocité n'a pas de sens. «Nous devons être attachés à nos propres valeurs qui sont la tolérance et le respect des minorités. Nous devons savoir qui nous sommes.»

Image de la Suisse
Dès son lancement, l'initiative ainsi que les propos tenus par ses partisans ont créé des remous, même au-delà des frontières nationales. C'est ainsi, par exemple, que l'Organisation de la conférence islamique s'en est inquiétée.

Face à ces remous, le gouvernement a immédiatement réagi, ce qui est inhabituel. Par la voix du président de la Confédération de l'époque, Pascal Couchepin, le gouvernement a fait savoir que cette proposition n'émanait ni de l'exécutif ni du Parlement suisses et a demandé qu'elle soit refusée.

Les adversaires de l'initiative restent persuadés qu'une interdiction des minarets aurait de fâcheuses conséquences pour la Suisse. «Il est évident que cela aurait un impact catastrophique au niveau de l'image, juge Antonio Hodgers. La Suisse serait le seul pays occidental à le faire.»

Mais il y a encore plus grave que le seul problème d'image. «Les pays musulmans verraient cette interdiction comme une humiliation, poursuit-il. Ce serait se désigner comme cible potentielle pour les mouvements islamistes terroristes.»

Pour Oskar Freysinger, ces menaces ne constituent pas un argument. «En gros, il faut se coucher pour vivre en paix, déclare-t-il. C'est ce que Chamberlain et Daladier ont pensé à Munich en 1938. Je ne crois pas que tendre l'autre joue dans le domaine de la politique internationale soit la bonne solution. Et si les conséquences sont telles, c'est la preuve que ce que nous faisons pour nous défendre est légitime.»

Les affiches de la discorde
Parmi les moyens à disposition pour que les citoyens puissent se faire une opinion, il y a les traditionnelles affiches. Mais là aussi, le thème suscite la polémique.

L'UDC a fait paraître des affiches montrant une Suisse couverte de minarets et avec une femme voilée (voir la galerie ci-contre). Les autorités de plusieurs communes se sont montrées choquées par cette propagande. La Commission fédérale contre le racisme a également protesté.

Unanimes à critiquer l'affiche, les membres de l'Union des villes suisses n'ont toutefois pas réussi à s'accorder sur une position commune. C'est ainsi que l'affiche controversée a été interdite à Fribourg, Lausanne, Yverdon-les-Bains ou encore Bâle, alors qu'elle a été autorisée à Genève, Zurich, Lucerne et Winterthour

L’islam en Suisse et dans le Canton de Vaud

- Séminaire 2009 de la Ligue vaudoise (I)

Benoît Meister
La Nation n° 1858 - 13 mars 2009

Introduction

Dans la salle des Cantons, au Buffet de la gare à Lausanne, s’est tenue mercredi dernier la première soirée du traditionnel séminaire de la Ligue vaudoise, consacré cette année à l’islam en suisse et dans le Canton de Vaud. Deux raisons justifiaient que l’on examine de près la réalité de la présence musulmane sur notre sol et les questions que celle-ci soulève. Premièrement, le constat que 30’000 musulmans séjournent aujourd’hui régulièrement dans le seul Pays de Vaud; cette masse constitue une nouvelle donne politique et religieuse qu’il s’agit de prendre très au sérieux. Deuxièmement, nous voterons à la fin de l’année, au plus tard au début de l’année prochaine, sur l’initiative populaire fédérale contre la construction de minarets; l’étude plus large de l’islam en suisse permet de prendre position sur cette initiative particulière avec la hauteur de vue nécessaire.

Avant de donner la parole aux deux conférenciers de ce premier soir, quelques considérations préliminaires ont dessiné le cadre dans lequel le séminaire devait se dérouler. Deux écueils sont à éviter, deux positions extrêmes pareillement simplificatrices. La première consisterait à refuser aux musulmans le droit de pratiquer leur religion, par là de faire barrage à une menace réelle pour les eglises chrétiennes de notre pays. La seconde serait de nier les divergences, de croire naïvement à la bonne entente entre chrétiens et musulmans, de prôner une parfaite égalité entre les uns et les autres dans l’idée qu’il existerait un terrain commun aux deux, qui ne serait autre que le credo moderne: le respect absolu des convictions religieuses d’autrui. La première position présente le défaut de se situer uniquement du point de vue religieux, et d’oublier le point de vue politique. Quant à la position idéaliste, elle oublie d’une part que l’islam comme le christianisme ont une prétention à la vérité, et d’autre part que dans le domaine de la religion et de l’absolu, les divergences profondes, quand elles se trouvent trop rapprochées, risquent toujours de se transformer en conflit.


L’islam en Suisse et en chiffres

Dans un exposé extrêmement clair, précis et documenté, Jean-François Mayer, historien et directeur de l’institut Religioscope, nous a parlé de «L’islam en suisse et en chiffres», et a démontré accessoirement qu’il était possible d’être passionnant en jonglant avec beaucoup de statistiques. Le conférencier annonce en préambule qu’il souhaite avant tout «équiper l’auditoire», selon son mot, pour la réflexion qui suivra.

Jusqu’ici, les musulmans étaient considérés par les Suisses comme une population immigrée. Notre relation avec les communautés islamiques, affirme Jean-François Mayer, est en passe de changer de nature. Il y a le fait que des Suisses se convertissent à l’islam. Surtout, la présence musulmane en suisse est en constante augmentation. Voici les chiffres: en 1970, 16’300 musulmans habitaient en suisse; en 1980, 56’600; en 1990, 152’000; en l’an 2000, 310’000; enfin en 2009, les musulmans sont entre 350’000 et 400’000. En termes de pourcentage, les musulmans représentent aujourd’hui le 5% de la population suisse, contre 0,26% en 1970. De plus, il suffit de considérer que la moitié des musulmans ont aujourd’hui moins de 25 ans et que le taux de natalité est de 2,44 enfants par couple pour réaliser que la communauté musulmane formera bientôt le 10% de la population helvétique. Enfin, il faut préciser que 12% des musulmans, en l’an 2000, détenaient un passeport suisse.

Examiner ensuite les causes de cet afflux par vagues successives permet au conférencier de donner également une idée de la diversité des communautés musulmanes qui vivent sur notre sol. Les premiers musulmans, à la fin des années 1950, sont des travailleurs saisonniers qui viennent de Turquie. Leur passage ne laisse pas de trace dans l’espace politique et religieux; logiquement, aucune structure particulière n’est mise en place pour les accueillir. Dans la seconde moitié des années 1970, le droit au regroupement familial change la donne et offre la possibilité aux premières communautés musulmanes, notamment turques, de s’installer en suisse, installation qui débouche nécessairement sur la mise en place de structures religieuses. A la même période, des musulmans du monde arabophone (d’Egypte, de Syrie, puis du Maghreb) immigrent également en Suisse, en minorité par rapport aux musulmans turcs, mais influents spirituellement et idéologiquement par le fait qu’ils proviennent de classes moyennes, qu’ils ont par conséquent une formation religieuse et une maîtrise de la langue arabe meilleures que la plus grande partie de l’immigration turque, qui appartient à la classe ouvrière. Le reste – la grande majorité – de la population musulmane nous vient des Balkans (Albanie, Kosovo, Bosnie). L’immigration balkanique a notoirement augmenté au moment de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990. On relève enfin la présence d’une minorité musulmane chiite.

Nous réalisons par là ce que nous avons souvent tendance à oublier en parlant des musulmans et de l’islam: en Suisse et dans notre Canton, l’islam est constitué de plusieurs strates identitaires différentes. Car c’est un des traits de cette religion qu’elle ne se dissocie pas, ou mal, de la culture du pays d’origine. D’où le fait que les mosquées, sur notre sol, peuvent être aussi bien turques que bosniaques, albanophones ou autres; d’où également le fait que cinquante salles de prière islamiques, par exemple, sont plus précisément albanophones. Pour les Suisses convertis à l’islam (entre 5’000 et 10’000 dans la population musulmane actuelle), ainsi que pour les musulmans nés en Suisse, se pose ainsi la question du type d’islam auquel adhérer. Il s’agit de ne pas oublier cette diversité au sein de l’islam quand on parle de la politique à adopter à l’égard de la communauté musulmane en général.

Le dernier aspect du sujet traité par notre premier conférencier est celui de l’organisation de ces communautés islamiques. Le plus souvent, les autorités ont été prises de court; la mise en place des structures religieuses a été improvisée; les salles de prière ont été, pour la plupart, construites avec les moyens du bord. On dénombre aujourd’hui cinq organisations faîtières de l’islam turc; aucune organisation albanophone n’a encore vu le jour. Il y a également des tentatives de créer des structures à l’échelle fédérale, mais aucune ne peut être actuellement considérée comme représentant la majorité des musulmans. Pour l’instant, les tentatives les plus réussies sont probablement des organisations ayant vu le jour à l’échelle de la ville ou du canton, qui apparaissent comme des structures minimales de coordination entre les différentes communautés musulmanes en vue du dialogue avec les autorités de notre pays. Ce qu’il faut retenir surtout, c’est, d’une part, que les structures existantes sont aussi nombreuses et diverses que le sont les communautés musulmanes, et, d’autre part, que beaucoup de musulmans n’appartiennent pas à ces organisations; à propos de ces dernières, on ne peut donc parler de représentativité. Jean-François Mayer conclut son exposé en soulignant que l’islam en Suisse est spécifique, à prédominance balkanique et turque, proche en cela de l’islam en Allemagne, fort différent en revanche de l’immigration musulmane en France (originaire en grande partie du Maroc et de l’Algérie), ou encore de la population islamique en Angleterre (majoritairement originaire d’Asie, avec une forte présence pakistanaise).


Etre musulman dans le Canton de Vaud

Le second exposé de la soirée a apporté un éclairage très différent du sujet qui nous occupe. Madame Chantal Khafif-Bezençon, membre du Centre islamique de Lausanne, nous a présenté un parcours autobiographique, mêlé de considérations politiques, et nous a dit la façon dont elle percevait son statut de femme vaudoise convertie à l’islam dans notre pays. D’un père lausannois et d’une mère gruyérienne, Madame Khafif-Bezençon a grandi à Bussigny. Elle se rappelle ses jeux, enfant, le long de la Venoge. Adolescente, elle suit un catéchisme catholique qui ne la satisfait pas entièrement. Elle se détourne bientôt de la religion chrétienne. La nature aux alentours de la Venoge lui suffit, pour un temps, comme preuve de l’existence de Dieu. Une rencontre avec un musulman, qui l’initie à l’islam, sera suivie d’une conversion à la religion de Mahomet, «au message unique de l’islam», souligne-telle. Elle n’a alors que dix-huit ans.

«Je suis musulmane pour moi uniquement», affirme Madame Khafif-Bezençon. elle ne nourrit aucune autre revendication que d’être l’égale des autres citoyens de ce pays. Parmi les préjugés qu’elle dénonce à l’égard des musulmans, il y a celui de la femme esclave et soumise. Il y a ensuite celui qui considère l’ensemble des musulmans comme des terroristes conquérants. C’est une loi de l’histoire, nous dit-elle, que de se fabriquer des ennemis, de stigmatiser un groupe, pour favoriser sa propre expansion. Les musulmans occupent cette place de «l’autre» repoussé, que le sociologue français Pierre Bourdieu considérait comme étant consubstantielle à l’affirmation et à la domination d’une société.

Une association entre le Pays de Vaud, «consensuel», et l’islam est souhaitable. La conférencière note par ailleurs la bienveillance des autorités fédérales à l’égard des communautés islamiques en général. Elle soutient qu’il n’y a pas de volonté de conquête dans le désir de construire des minarets; ces derniers servent avant tout de points de repère. Certes, elle se sentirait blessée si le oui à l’initiative fédérale l’emportait, qu’elle éprouverait comme une absence de reconnaissance de ce que la communauté musulmane apporte à la vie de notre pays. Un oui à l’initiative, d’ailleurs, serait vain, ne changerait rien en profondeur: la prière sera toujours possible sans minarets.

Se déclarant musulmane modérée comme beaucoup d’autres, Madame Chantal Khafif-Bezençon a exprimé à plusieurs reprises le lien fort qui l’unissait au Canton de Vaud, revenant à la Venoge, se joignant au poète Gilles pour en faire l’éloge, la présentant comme la réalité qui cristallise son sentiment d’appartenance à notre Pays.