Texte paru dans Le Temps
C’est un dimanche. La terrasse de cette auberge forestière est bondée. Familles, villageois, jeunes, vieux, tout ce monde rassemblé profite de la douceur d’un été des années 30. Un jeune homme blond se lève, il entonne un chant martial, suivi par deux autres jeunes gens, puis plusieurs, qui à leur tour se lèvent et reprennent cet air avec conviction et ardeur. L’enthousiasme aidant, la chorale improvisée s’amplifie et gagne de proche en proche l’ensemble de l’assistance, qui finit par hurler debout et à tue-tête le refrain commencé tout à l’heure en solo. On se souvient sans doute de cette scène de « Cabaret », où les deux héros, le lettré britannique et la danseuse américaine, emmenés là par leur « ami », un baron allemand, quittent, effarés et précipitamment cet endroit paisible devenu subitement menaçant. « Et maintenant, vous allez les maîtriser comment ? » intervient alors le héros à l’adresse du baron.
Certes, nous ne sommes pas à la veille de l’Holocauste et le populisme d’aujourd’hui n’est pas le totalitarisme d’autrefois, dont il n’atteint heureusement pas la perversité ni l’atrocité. Mais on ne m’empêchera pas de penser cependant à l’analogie qu’il y a entre l’émotion de ce groupe villageois emporté ensuite vers un destin tragique et la folie qui semble avoir gagné, en matière de politique des étrangers et d’asile, une partie toujours plus grande de la classe politique et helvétique.
Car enfin, il est stupéfiant de voir des élus, d’habitude plus mesurés comme des Conseillers aux Etats radicaux ou démocrates chrétiens se laisser entraîner par la dérive émotionnelle anti-étrangers répandue dans ce pays ; comme il est navrant de les voir dépasser les propositions déjà extrêmes du gouvernement et abandonner tous les principes en allant jusqu’à adopter, la tête dans le sac, des propositions extrémistes et même anticonstitutionnelles que le Conseil fédéral lui-même avait raisonnablement refusées.
Ces sénateurs, dont quelques-uns il est vrai doivent leur élection à des voix populistes, ont-ils donc perdu le sens de la mesure et sont-ils prêts à jeter aux orties les traditions humanitaires et les principes humanistes dont a pu s’honorer jusqu’ici notre pays ? Qu’on en vienne, pour ne citer que cet exemple, à supprimer toute aide d’urgence en mettant à la rue, sans gîte, ni couvert, des êtres humains démunis, que la Suisse ne renvoie d’ailleurs pas, dépasse tout entendement. C’est non seulement parfaitement indigne, mais aussi inefficace et même dangereux pour notre sécurité, tant il est vrai que cela signifie abandonner ces personnes à la clandestinité et peut-être même à la délinquance.
Comment donc a-t-on pu en arriver là ? A vrai dire, depuis des années, à coups de publicités biaisées, d’affiches trompeuses et d’initiatives excessives, on a désinformé, endoctriné, anesthésié, mithridatisé le peuple suisse, au point qu’aujourd’hui, dans la compréhension populaire, asile égale abus ! Et au point que chez nos sénateur, le principe civilisé de présomption d’innocence (« in dubio pro reo ») soit remplacé par une nouvelle présomption, de culpabilité celle-là (« in dubio contra reum » ?). « Requérants tous coupables ! » entendra-t-on bientôt. Coupables de quoi ? Coupables d’avoir fui des persécutions ou des menaces dans leurs pays ? car, contrairement à ce que dit la rumeur, la très large majorité des requérants, les chiffres officiels l’attestent, viennent de pays en troubles et non pour des raisons économiques.
Coupables de se conduire honnêtement et respectueusement dans notre pays ? car contrairement à ce qu’affirme la rumeur, la plupart des requérants se comportent convenablement, seule une minorité d’environ 8%, qu’il faut alors poursuivre impitoyablement, commettant des infractions.
Coupables de ne pas envahir notre pays ? car, contrairement à ce qu’affirme la rumeur, la Suisse n’est pas le pays qui accueille le plus de requérants d’asile, l’Autriche, la Norvège et la Suède, trois pays neutres (ou quasi-neutres), nous dépassant très largement quant au nombre de requérants par habitant.
Coupables enfin de mériter notre protection ? car, contrairement à ce qu’affirme la rumeur, les personnes ayants obtenues une protection ne sont pas une infime minorité, puisque au cours des dix dernières années ce sont 40% des requérants d’asile qui ont été retenus comme réfugiés ou admis provisoirement (réfugiés 9% ; admis provisoirement 31%).
On le voit, la réalité de l’asile n’est pas le laxisme et le désordre décrié par la propagande et la rumeur. Mais il est vrai que notre politique dans ce domaine n’est pas parfaite : les procédures fédérales (et pas cantonales) sont trop longues et l’exercice de la justice a pu manquer de rapidité et de rigueur. Il est vrai aussi qu’on a parfois lénifié et refusé de sanctionner des cas de délinquances avérées, comme n’on a sans doute pas toujours pris des moyens de contraintes suffisants. Et à cet égard, certains fondamentalistes de gauche, pour qui « tout renvoi est un renvoi de trop », ce qui est absurde, portent une lourde responsabilité qu’il ne faut pas cacher.
Mais ceci n’excuse pas la tournure alarmante que vient de prendre le débat à Berne. Quant un ministre de la justice se met à commenter les décisions de l’autorité judiciaire suprême du pays en ricanant, on doit s’inquiéter. Quand ce même ministre en est à vouloir modifier la Constitution pour y abolir des droits de l’homme qui sont d’ailleurs des droits naturels supérieurs, il est temps de réagir. Il est temps que des hommes et des femmes se lèvent pour résister à la folie ambiante et rappeler ce qui fait l’honneur du pays.
Et c’est ce qui est heureusement en train de se passer aujourd’hui. Des hommes et des femmes, libéraux au sens large du terme, dépositaires, avec d’autres, des valeurs humanistes intemporelles que sont la liberté de l’individu, le respect de la personne, la reconnaissance des identités et des différences, en appellent au réveil des consciences. Ils semblent être entendus. Déjà le Chef du département de justice et police doit renoncer à son projet de modification de la Constitution, comme il doit renoncer à supprimer l’aide d’urgence aux requérants d’asile déboutés. S’agit-il d’un recul tactique ou s’agit-il d’un tournant ? Il est trop tôt pour le dire. Mais tout libéral enraciné ne peut que se réjouir de voir la civilisation résister à l’émotion.
Claude Ruey
Conseiller national