Un ex-détenu de la prison américaine vient d’arriver à Genève. Comment pourra-t-il reprendre sa vie? Selon Mourad Benchellali, qui a séjourné dans le même camp, un soutien extérieur est indispensable. Un article de Caroline Zuercher dans 24 Heures.
L’ex-détenu ouzbek de Guantánamo, que le canton de Genève a décidé d’accueillir à titre humanitaire, est arrivé en Suisse dans le courant du mois de janvier. La Confédération l’a annoncé hier, mais, dans le but de le protéger et de l’aider à s’intégrer ni le canton de Genève ni Berne n’en disent davantage.
Comment vit-on ces premiers jours de liberté? Et les suivants? Mourad Benchellali, Français d’origine algérienne, a passé deux ans et demi dans la prison de Guantánamo. On lui reprochait d’avoir séjourné dans un camp d’entraînement d’Al-Qaida en Afghanistan. Il a toujours clamé son innocence, en expliquant avoir naïvement suivi son frère. Remis aux autorités françaises en juillet 2004, il restera encore derrière les barreaux hexagonaux jusqu’en janvier 2006. Un destin qu’il raconte dans un livre, Voyage vers l’enfer. Aujourd’hui, le jeune homme de 27 ans, blanchi par la justice française, a reconstruit sa vie. Il répond à nos questions.
– Comment se sent-on à la sortie de Guantánamo?
– Mon premier désir a été de revoir ma famille et mes amis. Mais bizarrement, dans un second temps, j’ai eu besoin de rester seul. Reprendre le contact avec les autres, c’est difficile… Cette sortie est une chose brutale. Il m’a fallu du temps pour raconter ce qui était arrivé.
Et puis, on se sent seul. Dans mon cas, je suis rentré en France, le pays où j’ai grandi. C’était un avantage, car même si les autorités ne m’ont pas aidé, je connaissais les structures. Je savais où demander de l’aide, par exemple pour trouver un emploi. Mais les choses seront dix fois plus dures pour cet Ouzbek qui arrive seul à Genève après sept ans à Guantánamo: il n’a pas ces repères. Ni le soutien de ses proches, de cette famille qui a manqué durant des années.
Au retour, il y a aussi le traumatisme, proportionnel au temps passé là-bas… Vous faites des cauchemars. Et le regard des autres est difficile à supporter.
– Mais vous avez choisi de vous afficher dans un livre…
– J’espérais que les gens me comprennent mais, pour beaucoup, cela n’a pas été le cas. Et si ce livre m’a aidé à exorciser certains traumatismes, il m’a aussi valu d’être reconnu dans la rue. J’ai vu des personnes avoir peur de moi, j’ai perdu des emplois en intérim. Lorsque la fermeture du camp a été annoncée (le gouvernement Obama a décidé le 22 janvier 2009 de fermer dans les meilleurs délais Guantánamo), les choses ont un peu changé… Mais cela n’a pas duré: les gens gardent à l’esprit l’idée qu’un ancien détenu de Guantánamo est susceptible d’être dangereux. Donc je pense qu’il vaut mieux garder ce passé secret: moins les autres savent ce qui vous est arrivé, moins vous subirez leurs regards.
– Quels conseils peut-on donner à une personne qui vit cette situation?
– Je crois surtout qu’il faut conseiller aux personnes qui l’accueillent de l’aider! Seul, cet Ouzbek ne peut pas faire grand-chose. Il doit évidemment rencontrer un médecin. Et s’occuper, ne pas rester sans rien faire. C’est le meilleur moyen pour ne pas trop y penser…
– L’aider comment?
– Il faut lui offrir un suivi au-delà des premiers mois passés en Suisse, veiller à ce qu’il trouve un travail, un logement. Et qu’il puisse reprendre contact avec ses proches.
– Vous avez été libéré il y a quatre ans. Vous êtes-vous reconstruit?
– Je me suis réinséré. J’ai un travail de carreleur, un enfant, un logement, une épouse. Mais on continue à penser à tout cela. Dans la tête, cela reste difficile…
– Certains Suisses estiment que c’est aux Etats-Unis d’assumer. Et d’accueillir les anciens détenus.
– Logiquement oui. Mais il faut comprendre que les Américains, traumatisés par le 11 septembre, sont plus réticents que les Européens. Et ces derniers ont beaucoup critiqué Guantánamo: aujourd’hui, ils doivent aider à sa fermeture.