mercredi 19 octobre 2005

Le drame des NEM: qui est dans l'illégalité

L'excellente revue Choisir a bien voulu nous accorder l'autorisation de publier l'article de fond de Jean-Brice Willemin sur la problématique des NEM.
Cette article fait vraiment le tour de la question et constitue une référence incontournable :

L’accueil de l’étranger est au cœur de la foi chrétienne : un message des Eglises catholique et réformée qui énerve une majorité d’hommes politiques et de nombreux citoyens de Suisse, car il est pris au pied de la lettre par de nombreux croyants et religieux. Quelques-uns d’entre eux s’en font ici le porte-parole. Ils parlent de leur engagement auprès des réfugiés les plus démunis, ceux que l’administration dénomme « NEM », les cas de « non-entrée en matière » sur leur demande d’asile.

La gestion de l’asile dans le canton de Vaud, plutôt tolérante jusqu’au 1er avril 2004, est critiquée de façon virulente par les défenseurs de l’« exception vaudoise ». Le gouvernement vaudois a beau tenter de serrer la vis, il reste un cancre aux yeux de la classe politique suisse. Une mauvaise note causée par les défenseurs des requérants d’asile déboutés - des familles bien intégrées en Suisse -, assez ardents pour attirer l’attention des médias. Sans compter les Eglises catholique et réformée qui se sont clairement « mouillées » depuis plus d’une année envers cette catégorie de réfugiés. Et quand, en mai dernier, la Communauté israélite de Lausanne et du canton de Vaud s’est ralliée à cette cause, bien des convictions ont été ébranlées. Car le peuple juif a de bonnes raisons de défendre ces demandeurs d’asile.
A côté des avocats de ces réfugiés déboutés après des années de vie en Suisse, quelques « prophètes » chrétiens se sont engagés concrètement auprès d’une population au sort encore plus précaire, ces gens quasiment mis au ban de la société, ce tiers de demandeurs d’asile auxquels les autorités ont dit « non à une entrée en matière ». Ces étrangers sont affublés du sobriquet de NEM, faute de preuves de persécution, faute de papiers, faute d’avoir dévoilé leur véritable identité.
Depuis le 1er avril 2004, les autorités suisses leur ont rendu la vie impossible, concédant une aide d’urgence avec beaucoup de réticences : un lit pour la nuit et tout juste de quoi se nourrir. Un sort misérable et indigne qui bouleverse des femmes et des hommes soutenus par les deux Eglises catholique et réformée.
Sœur Zita Joris, religieuse dans la cinquantaine de la congrégation des Sœurs de St-Maurice, s’indigne de sa voix douce. Elle est révoltée par le sort infligé l’hiver dernier à la trentaine de NEM sans aide sociale et errant dans la rue. « Je ne pouvais rester les bras croisés, quand j’ai lu, dans l’église de Bex, le petit mot suivant : "Oh mon Dieu, toi le Créateur des cieux et de la terre, ainsi que de toute existence, je suis requérant d’asile sans assistance. J’ai très froid et très faim. Où aller ? Mais par ta grâce, j’ai espoir. » La religieuse s’est alors démenée cet hiver avec le curé, le pasteur et des paroissiens pour leur offrir un minimum de compréhension, d’amour et de soutien matériel - des bons-repas, des soupers hebdomadaires et un hébergement pour la nuit au temple ou à l’église catholique. « J’ai amené des duvets. Mais la police n’a cessé de les interpeller, pénétrant à l’église pour emmener l’un ou autre homme au poste de Villeneuve. Elle les relâchait au petit matin. »
Le Père Jean-Pierre Barbey, du Point d’appui aux réfugiés établi à Lausanne et administré par les deux Eglises, confirme : « L’un de ces jeunes classés dans la catégorie NEM, un Noir arrêté cet hiver à Bex, m’a montré la copie d’une amende de 170 francs. On veut lui faire payer son incapacité de présenter des autorisations de séjour et de travail. La veille d’être coffré par la police, Sœur Zita l’avait trouvé complètement perdu sur une route et ramené à l’église pour y dormir. Elle lui avait aussi donné vingt francs pour qu’il puisse se rendre le lendemain en train à Lausanne, afin de demander une aide d’urgence au Service cantonal de la population. Cette nuit-là, on l’a coffré à 2 h 30 dans l’église ! Ces réfugiés ne sont peut-être pas tous des enfants de chœur, mais on les a réduits à une vie animale, celle de chiens qu’on laisse sortir de la niche selon notre bon plaisir. » Le Père Barbey ne comprend pas. Il négocie pour chaque NEM en litige avec les autorités : « Leur vie est aussi précieuse que la nôtre ; ils ont droit à un minimum de dignité », dit-il tout simplement.

Contraire à la Constitution
Ces résistants vaudois sont un exemple pour les autres cantons, relevait en mai dernier la section suisse de Pax Christi. Le mouvement catholique international pour la paix s’indigne des mauvais traitements dont les NEM sont l’objet et rappelle l’arrêt du Tribunal fédéral (T.F.) du 18 mars dernier : « Personne ne doit mourir de faim dans ce pays. Même s’il refuse de quitter la Suisse, un requérant d’asile objet d’une décision de non-entrée en matière continue à bénéficier d’une assistance minimale. L’aide, dite d’urgence, doit être fournie prioritairement en nature sous forme d’aliments, d’un toit, de vêtements et de soins médicaux. »
Pour le T.F., « l’aide ne peut être supprimée pour inciter les personnes séjournant illégalement en Suisse à partir, ou du moins à coopérer avec les autorités et faciliter ainsi leur rapatriement. C’est un pur moyen de contrainte, contraire comme tel à la Constitution. » On se rappelle la stupéfaction causée par le conseiller fédéral Christoph Blocher proclamant vouloir changer alors la constitution, avant de faire amende honorable.
Cette décision de la plus haute juridiction du pays, on la doit à une autre héroïne de la défense des NEM, Françoise Kopf, porte-parole d’IGA - SOS Racisme. Bouleversée de voir les droits de ces gens grossièrement bafoués dans le canton de Soleure, elle n’a pas hésité à recourir contre l’autorité cantonale auprès du T.F. « Comme dans nombre de cantons ou de communes, Soleure n’a pas redistribué les sommes forfaitaires allouées par la Confédération pour l’assistance et l’hébergement. Le canton en a prélevé des parts importantes sans les redistribuer totalement », nous a-t-elle confié.
La militante soleuroise va plus loin. Elle dénonce une stratégie de l’Office fédéral des réfugiés, mise au point dans un document signé le 9 mars 2000 : « En mettant les NEM à la rue, en leur accordant une aide d’urgence ultra-minimale, en les harcelant dans la rue sous des prétextes futiles, les autorités cherchent à les écœurer, à les amener à quitter illégalement le pays ou à devenir des clandestins. Un moyen pour faire baisser les statistiques. Et cela fonctionne. »
Dans cette optique, le canton de Vaud reste encore une exception. Dans son arrêt du 15 juin dernier, le Tribunal administratif a désavoué le « minimum vital » qu’accordait aux NEM le Conseil d’Etat vaudois depuis quelques mois. Pour ce Tribunal, l’aide sociale ne peut être restreinte dans un but de police, celui de décourager les requérants déboutés de rester en Suisse. Pour ces pauvres gens contraints depuis de nombreux mois de résider au « bunker », un abri de protection civile à Epalinges, près de Lausanne, ce fut une libération. Quant aux défenseurs des NEM, ils espèrent bien que cette décision de justice aura des conséquences positives dans les autres cantons.

Clandestinité inhumaine
Des milliers de réfugiés vivent dans des conditions inhumaines en Suisse. Par recoupements, Yves Brütsch, juriste du Centre social protestant (CSP) à Genève, estime que seulement 15 % des 6000 à 8000 NEM résidant encore chez nous se sont inscrits à l’aide d’urgence ; un millier donc environ, principalement concentrés dans les grandes villes. Parmi ces derniers, moins de 200 ont établi des liens réguliers avec les institutions d’entraide des Eglises.
Et tous les autres ? Ils vivent d’expédients dans la clandestinité. « Les Africains aux papiers en règle ne laissent pas un Noir sur le bord de la route. Ils partagent leur lit et leur pitance avec lui, qu’il vienne de Genève, du Valais ou de Suisse alémanique. Des restaurants éthiopiens offrent un repas hebdomadaire à des NEM. C’est la traditionnelle solidarité africaine », observe le collaborateur du CSP.
Mais pour Yves Brütsch, ces Noirs sont particulièrement vulnérables. Sans liens avec l’aide cantonale d’urgence, sortis donc des statistiques, ne vivant pas toujours dans les cantons où ils ont été assignés à leur arrivée en Suisse, ils mènent une vie précaire, faite d’expédients et de pauvres tactiques de camouflage. « Ils ne peuvent pas compter chez nous sur des réseaux familiaux de soutien, contrairement aux clandestins d’Amérique latine munis d’une formation professionnelle minimale, assez sûrs de trouver du travail en Suisse. »
Faute de solides liens sociaux, les NEM clandestins risquent de tomber dans la petite délinquance, notamment dans les petits trafics de drogue - moins de 10 % des NEM interpellés - sans parler des problèmes de santé publique, tuberculose, sida et autres maladies de la pauvreté.
« C’est indigne d’une société civilisée et chrétienne. Comment peut-on réduire le sort d’êtres humains à une telle vie, semblable à celle d’un animal sortant de sa niche la peur au ventre ? Leur existence ne peut se limiter à des instincts de survie », dit fermement le Père Jean-Pierre Barbey.
Hélène Küng, mère de quatre enfants et pasteur au Centre d’enregistrement de requérants d’asile (CEDRA) à Vallorbe, est tout autant catastrophée : « Au nom de l’Evangile, nos Eglises ont un devoir d’accompagnement de ces personnes déracinées, quel que soit leur statut. Nous devons répondre à leurs attentes psychologiques fondamentales - amitié, activités, projets de vie - et pas seulement à leurs besoins physiologiques minima - gîte et nourriture - du ressort des autorités publiques. Le prophète Esaï me le rappelle constamment : "Pour célébrer le Jeûne auquel je prends plaisir, brise les chaînes injustes, dénoue les liens de tous les jougs, envoie libres ceux qu’on opprime, mets fin à toute espèce de servitude, partage ton pain avec l’affamé, recueille dans ta maison les malheureux sans asile", (Es 58,6-7). »
Ces NEM noirs posent des problèmes insolubles aux autorités. Les mettre en prison coûte bien plus cher - 280 francs/jour - que l’aide minimale d’urgence (600 francs/mois) ou que l’aide sociale distribuée à tout requérant d’asile régulièrement enregistré (environ 1200 francs, soit 20 % de moins que l’aide accordée aux Suisses). Et il est souvent impossible de les renvoyer de force, faute de papiers d’identité, quand ce n’est pas leurs pays d’origine qui rechignent à les reconnaître. « Ils n’y ont pas intérêt», relève Yves Brütsch. Les immigrés africains d’Europe, en soutenant financièrement leurs familles restées dans leur pays, ne déposent-ils pas quatre à cinq fois plus de devises occidentales que l’aide publique au développement, selon des statistiques de l’ONU ?
Planqué à Yverdon, Wilson,i jeune Libérien classé NEM, ne demande pas d’aide sociale par peur d’être coffré. Pour aller à Lausanne chez les médiateurs des Eglises, il profite de la voiture de l’un ou l’autre sympathisant suisse. Cet homme est révolté. D’éducation protestante, il attend davantage de soutien des Eglises : « Chez nous, en Afrique, les chrétiens forment une grande famille. Si l’un de ses membres souffre, nous devons l’aider. Vous les Suisses, qui nous forcez à rentrer dans nos pays misérables, vous avez du sang sur les mains. OK, on survit au Libéria, mais on ne vit pas. » Une seule chose lui tient aujourd’hui à cœur, l’écriture, le récit de son aventure et de sa condition de NEM en Suisse. « Je veux qu’on sache en Afrique que l’on nous traite comme des bêtes en Europe. »

Gestes d’humanité
Pour l’aumônier lausannois des réfugiés, cette situation évoque la Samaritaine devant le puits, en conversation avec Jésus. Il lui demande à boire, à midi, en pleine chaleur. Elle est stupéfaite de son audace, les gens de sa tribu ne frayant en principe pas avec les Juifs. Alors il lui dit : « Si tu connaissais le don de Dieu et celui qui te demande à boire, c’est toi qui lui aurais demandé de l’eau et il t’aurait donné de l’Eau vive », (Jn 4,6-10). Le Christ renverse les rôles. De quémandeur, il devient sauveur. N’est-ce pas également la bonne surprise que l’on peut vivre en risquant d’aider un étranger démuni ?
« Tout homme doit répondre, en bonne conscience, de ce qu’il fait pour les NEM », a rappelé la Conférence des évêques suisses (CES) dans un message daté du 7 février dernier. « Leur accorder une aide concrète d’urgence ne peut être illégale, même si l’Etat refuse de l’octroyer », disait-elle encore un mois avant la prise de position du Tribunal fédéral.
Françoise Kopf, à l’origine de ce rappel des obligations de la Suisse envers les NEM, regrette que les Eglises n’aient pas de paroles plus vigoureuses pour cette cause. « Les médias alémaniques encore moins. Ils sortent à peine de leur léthargie depuis le coup de semonce du T.F. Il faut taper fort et régulièrement sur le clou pour être entendu et contrarier le cynisme des autorités. »
Pour le pasteur Jean-Pierre Zurn, à Genève, il n’y a pas de répit possible : « A traiter de manière indigne des êtres humains pour soi-disant protéger l’identité d’un pays, on vide de leur sens ses valeurs essentielles, la coexistence de cultures, de religions et de traditions différentes. »

Jean-Brice Willemin, Lausanne
Journaliste de l’Eglise catholique dans le canton de Vaud

Les requérants deviennent souvent des sans-papiers


Alors que le nombre de requérants d'asile diminue en Suisse, celui des personnes sans autorisation de séjour ne fait qu'augmenter.
Il devient de plus en plus difficile d'obtenir une autorisation de séjour en Suisse. Comme la barre est de plus en plus haute, par une sorte d'effet de vases communiquants, de plus en plus de migrants réguliers tombent dans l'illégalité.

C'est ainsi que Jürg Schertenleib, de l'Organisation suisse d'aide aux réfugiés (OSAR), résume la situation. En précisant que la cause du problème est imputable à la décision de suppression l'aide sociale aux réfugiés.

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