mercredi 28 juillet 2010

Au coeur d’un trafic d’organes, un ex-policier témoigne

Il menait les condamnés à mort au peloton d’exécution avant qu’on leur prélève des organes. Il veut témoigner. Personne n’en veut en Europe. La Suisse le renvoie en Italie.

Nijiati

Mardi matin, 8 h 06. Nijiati Abudureyimu lance un dernier appel de son téléphone portable: «La police est là avec un véhicule. Ils vont m’emmener en prison. Cela recommence comme en ­Norvège. Je n’irai pas en Italie!» Quelques minutes plus tard, son téléphone est sur répondeur automatique. Le sort de ce Chinois qui affirme que sa vie est menacée par les services secrets de son pays est une nouvelle fois scellé.

Au début du mois, le Tribunal administratif fédéral a confirmé la non-entrée en matière (NEM) notifiée plus tôt par l’Office des migrations (ODM) envers ce requérant d’asile en vertu de l’Accord de Dublin selon lequel les réfugiés doivent s’adresser aux autorités du premier pays par lequel ils ont transité pour gagner l’Europe. Pour Nijiati Abudureyimu, c’était Rome, il y a près de deux ans. La police neuchâteloise venue l’arrêter au centre d’accueil de Fontainemelon, où il résidait depuis plusieurs mois, le remettra ce mercredi à ses collègues genevois qui l’embarqueront dans les vingt-quatre heures dans un avion en direction de la capitale italienne. Un endroit où il se dit en danger de mort.

Xinjiang Lundi, sur une terrasse neuchâteloise, Nijiati Abudureyimu, ex-membre de l’équipe numéro 1 du détachement numéro 1 du régiment numéro 1 de la police spéciale d’Urumqi, expliquait au Temps son étonnant parcours. Celui d’un sbire qui a durant quatre ans (de 1993 à 1997) accompagné des condamnés à mort du chef-lieu de la Région autonome du Xinjiang (région musulmane du nord-ouest de la Chine) au peloton d’exécution. Celui surtout d’un homme qui affirme détenir des ­informations ultra-confidentielles sur la façon dont certains de ces mêmes condamnés subissaient des prélèvements d’organes destinés à un vaste marché très lucratif pour les autorités locales (lire sa déposition à l’ODM, ci-dessous).

Si ce trafic n’est pas inconnu des spécialistes de la Chine, il est très mal documenté. Officiellement, Pékin affirme respecter les normes internationales en matière de don d’organe et nie tout commerce de ce genre. En août 2009, toutefois, le très officiel China Daily citait des experts affirmant que deux tiers des dons d’organes en Chine provenaient en réalité de condamnés à mort.

Rongé par ce passé, révolté contre le Parti communiste chinois qui organise ce système, Nijiati Abudureyimu veut témoigner. Il voulait se rendre à Genève pour raconter son histoire devant l’ONU, pas pour être refoulé de Suisse. «Ce n’est pas l’asile que je cherche. Je ne suis pas un nationaliste ouïgour. Je suis un musulman qui croit en Dieu. Et quand je le rejoindrai, je veux pouvoir lui dire: j’ai tout tenté pour faire savoir au monde ce qui se passe dans les prisons chinoises.»

Ethan Gutmann, chercheur à la Fondation américaine pour la défense des démocraties qui a longuement enquêté sur la question des prélèvements d’organes sur des prisonniers du mouvement sectaire Falungong, interdit en Chine, estime qu’il s’agit d’un témoin central. «Tout témoin provenant de l’appareil sécuritaire est extrêmement rare et précieux, particulièrement s’il provient d’une région sensible comme le Xinjiang et s’il a des informations sur un sujet aussi sensible que les prélèvements d’organes.»

Le chercheur américain affirme détenir le récit d’un docteur ouïgour, également de la région d’Urumqi, qui corrobore les dires de Nijiati Abudureyimu. Un spécialiste européen du Xinjiang, qui préfère ne pas être cité dans le cadre de cet article, estime également que ce récit est plausible. Il arrive souvent que les familles de l’un des condamnés à mort ne puissent pas récupérer son cadavre. Elles évoquent alors deux possibilités: les autorités veulent cacher les actes de tortures ou il s’agit de trafic d’organes. Mais les preuves formelles sont inexistantes.

Alerté par Le Temps sur le contenu particulier du témoignage de Nijiati Abudureyimu et des risques qu’il encoure, l’ODM se retranche derrière la procédure administrative courante. «Puisque l’Italie est l’Etat compétent devant mener la procédure d’asile dans le cas présent, tous les moyens de preuve et documents déposés vont être remis à disposition des autorités italiennes», explique son porte-parole Michael Glauser.

Pour Nijiati Abudureyimu, l’Italie est pourtant synonyme d’«enfer». Pour le comprendre, il faut reprendre le fil de l’histoire depuis son commencement. Après avoir travaillé dix ans pour la brigade spéciale de la police d’Urumqi, l’agent de l’Etat chinois donne sa démission. Il vit par la suite de commerce jusqu’au jour où, sous le coup de l’alcool dans un restaurant, il rétorque qu’un rein coûte 300 000 yuans (47 000 francs) et non pas 30 000 yuans comme l’affirme un médecin.

D’anciens contacts à la police lui conseillent alors de fuir le pays et lui fournissent un passeport. Il s’installe dans un premier temps chez un cousin à Dubaï en 2007. Menacé par des espions chinois, dit-il, il décide d’émigrer en Europe. L’Italie lui délivre un visa Schengen et il achète un billet d’avion pour la Norvège. Le 12 septembre 2008, il transite par Rome où il passe une nuit avant de gagner Oslo.

En Norvège, il est placé dans différents centres de réfugiés sans obtenir d’assistance légale malgré le dépôt d’une première demande d’asile. Au contraire, il se retrouve menacé par d’autres Ouïgours placés dans le même camp qu’il décrit comme des agents de Pékin. La preuve? Deux mois après ces menaces, son père meurt dans des circonstances étranges. Les autorités norvégiennes, toujours selon le principe de Dublin, renvoient Nijiati Abudureyimu vers l’Italie en juin 2009. Là, il croupit durant cinq mois d’un camp d’accueil à l’autre, sans aucune aide, tout en déposant une deuxième demande d’asile. Un jour, en Sicile, il observe un Chinois qui le prend en photo avec son téléphone portable. Persuadé d’être à nouveau traqué par les services chinois, il décide de s’enfuir vers la Suisse où il arrive le 9 novembre 2009 et dépose sa troisième demande d’asile.

Pourquoi l’Italie serait-elle plus dangereuse? «Rien qu’à Rome il y a 300 000 Chinois et je suis le seul Ouïgour. Comment n’y aurait-il pas d’espions, bien sûr qu’il y en a!» Paranoïaque, Nijiati Abudureyimu? Certainement. L’homme, extrêmement nerveux, vit sous ­anxiolytiques et reconnaît avoir «plongé dans l’alcool pour surmonter toute cette pression». Mais après avoir travaillé dix ans pour les services de sécurité de la République populaire, il a sans doute de bonnes raisons de l’être. Ethan Gutmann, qui a pu le rencontrer l’an dernier en Italie, ne doute pas que «sa sécurité physique est en question».

A ce jour, l’Italie n’a toujours pas répondu à la requête de l’ODM «aux fins d’admission du requérant en vertu de l’article 16.1c du règlement Dublin». Ce n’est pas une exception. L’Italie ne répond jamais, mais cela est considéré par Berne comme un accord «implicite». Le tribunal administratif fédéral reconnaît pour sa part que le «système italien d’assistance aux requérants d’asile se trouve critiqué au sujet des conditions de séjour», mais refuse toute dérogation. Débordés de demandes d’aide, Caritas et le Centre social protestant de Neuchâtel n’ont pas pu apporter d’aide juridique à Nijiati Abudureyimu. Thierry Müller, le chef de l’Office social de l’asile du canton de Neuchâtel, explique que seul Frédéric Hainard pourrait encore agir en faveur de l’ex-policier. En vacances, le conseiller d’Etat neuchâtelois n’était pas joignable hier.

Nijiati Abudureyimu accuse ces pays européens qui se font les complices de Pékin en se renvoyant la balle. «S’ils viennent me chercher, les policiers pourront envoyer mon cadavre en Italie. C’est très simple pour moi, j’ai été formé à cela», nous expliquait-il lundi en faisant le geste de se trancher la gorge.

Frédéric Koller dans le Temps

“Je ne pouvais plus le supporter. C’était à vomir”

Nijiati Abudureyimu décrit son job de policier à un agent de l’Office fédéral des migrations.

Dix-huit jours après son entrée illégale en Suisse, le 9 novembre 2009, Nijiati Abudureyimu est interrogé par un agent de l’Office fédéral des migrations (ODM). Voici un extrait de cet entretien dont Le Temps s’est procuré une copie, dans lequel l’ex-policier décrit son travail et évoque l’extraction d’organes sur des condamnés à mort alors qu’ils sont encore cliniquement en vie.

Question de l’agent: De quand datent les informations dont vous disposez?

Nijiati Abudureyimu: Elles datent des années 1990, précisément de1993, lorsque j’ai été transféré dans cette prison pour apporter mon aide. Il était prévu qu’il s’agirait d’une mutation provisoire. Quand je suis arrivé, un supérieur m’a averti que je devais me taire à propos de tout ce que je voyais et entendais, afin que personne de l’extérieur n’apprenne quoi que ce soit. Dans son bureau il y avait un poster au mur sur lequel figuraient les directives de travail, par exemple: «Les questions que l’on n’a pas le droit de poser ne doivent pas être posées.» On ne m’a rien dit. Mais avec le temps, quand on observe le tout, les choses deviennent claires.

– Qu’avez-vous observé concrètement?

– (Pleurs). Il est question de prélèvements d’organes sur des corps vivants. A savoir le cœur, les reins, les yeux, qui sont prélevés et vendus à bon prix.

– Pouvez-vous m’expliquer comment se passait ce que vous avez observé?

– Chaque mois, un nombre relativement élevé de personnes sont exécutées, parfois de très jeunes gens. Dans la plupart des cas, c’étaient des hommes comme moi, très vigoureux et sains, qui étaient condamnés à mort. Normalement, les peines de mort sont exécutées très rapidement. Les condamnés n’apprennent que la veille dans l’après-midi le jour de leur exécution qui intervenait le lendemain. Ils n’ont aucune possibilité de prendre un avocat. A 16 heures, quelqu’un vient du tribunal avec le document prononçant la peine de mort, l’ouverture est filmée. La personne sait ensuite de quoi il s’agit. La première fois que j’ai emmené un homme, j’ai vu à quel point il était effrayé. Il avait de la peine à tenir sur ses jambes. Le matin suivant, quand il devait être exécuté, il a demandé pourquoi il avait reçu une injection. Je ne savais rien de tout cela. J’ai appris par la suite qu’on allait lui prélever un organe. Plus tard, dans des cas similaires, j’en ai eu la confirmation.

– Avez-vous su après coup qu’il en avait été ainsi avec cet homme?

– L’ambulance qui est venue l’a confirmé, le chauffeur étant un de mes amis.

– Où a lieu l’exécution?

– En périphérie d’Urumqi, dans une région montagneuse. On ne fait que tirer sur le condamné à mort de manière à ce qu’il reste vivant. Toutes les personnes impliquées ont fait les préparatifs nécessaires. Ils embarquent violemment le prisonnier dans l’ambulance et le conduisent à vive allure à l’hôpital et c’est là qu’a lieu le prélèvement.

– Avez-vous assisté à l’une de ces exécutions dans la montagne?

– Oui, plusieurs fois.

– A quel titre?

– C’était mon travail.

– Quelle était précisément votre tâche?

– Comme personne voulait le faire, mon chef m’a envoyé là-bas.

– Répétition de la question.

– J’enlevais les bracelets aux pieds des condamnés et les ramenais pour les prochaines personnes à exécuter.

– A quelle fréquence avez-vous participé à ces exécutions?

– De une à neuf exécutions par mois au moins.

– Quand a eu lieu la dernière exécution à laquelle vous avez assisté?

– En 1997.

– Pourquoi n’étiez-vous plus en service à partir de 1998?

– Vous auriez supporté cela plus longtemps, vous? Moi, je ne pouvais plus le supporter. C’était à vomir.

– Avez-vous démissionné?

– Oui. J’ai démissionné. La police m’a ensuite observé pendant deux ans.

– Avez-vous reçu personnellement des menaces des autorités jusqu’à votre départ, indépendamment des avertissements de vos amis?

– Peu après ma démission, mon ancien supérieur m’a parlé. Il m’a averti que je devais réfléchir à deux fois avant de parler.

Stéphane Bussard dans le Temps