jeudi 1 septembre 2005
Une terrible tâche que celle de renvoyer les réfugiés
Anne-Catherine Menetrey, conseillère nationale, livre son opinion en page 2 du quotidien 24 heures.
Juillet 2005: c’est un jour ordinaire dans la chaleur de l’été. L’étroite salle d’attente du SPOP est pleine de requérants en quête d’un papier, une autorisation de séjour, une prolongation, un permis de travail, que sais-je, un sésame, une aide, un sourire… et qui redoutent avec une indicible angoisse de ne recevoir qu’une interdiction, un refus, ou, pire, un plan de vol. Toute cette anxiété macère dans la touffeur de la canicule. Une porte s’ouvre, un nom à peine audible est annoncé. C’est celui de la famille que j’accompagne. Nous nous engouffrons à cinq dans la petite cabine qu’on nous désigne, à peine plus grande qu’une cabine téléphonique, où nous restons debout devant le guichet, derrière lequel se tiennent le préposé et l’interprète. De part et d’autre de la vitre, nous étouffons. De chaleur, mais aussi de tension.
Ce que je veux dire, c’est que de part et d’autre de la vitre, nous pensons, au fond, la même chose: qu’il faudrait ne pas renvoyer cette famille bosniaque, que les blessures de la guerre et de l’exil sont encore trop vives; que l’avenir sur place est trop incertain et que, en définitive, la Suisse ne léserait personne à les garder encore un peu. Oui, je crois que nos interlocuteurs pensent cela, au fond d’eux-mêmes, et que la sueur qui perle sur leur front est due moins à la chaleur qu’à cet effort qu’ils doivent faire pour imposer ce refus, au malaise qui les habite au moment de faire passer ce plan de vol que la jeune femme bosniaque, qui a vécu la chute de Srebrenica et vu mourir son père et son frère, refuse viscéralement. Et nous, de notre côté, nous savons que nous avons pratiquement épuisé toutes les possibilités de recours et que l’administration applique une loi et des directives qu’elle n’a pas décidées elle-même. Ce combat désespéré et désespérant, qui oppose des gens qui, fondamentalement, pourraient se comprendre, porte désormais sur la manière d’interpréter la loi et sur la place de l’humanitaire face à la rigueur étatique.
De guerre lasse, notre interlocuteur est finalement allé chercher son chef. Mais celuici ne peut rien faire d’autre que de reprendre l’antienne: la loi, les juges, le Conseil d’Etat, l’autorité fédérale. Loyal, courageux, et douloureusement intraitable, il a au fond des yeux la même crainte d’avoir à se montrer inhumain. Pour sortir de son embarras, invariablement, il invoque Berne. Et moi je me souviens que le Conseil fédéral, en réponse à l’une de mes interpellations, s’est justifié en affirmant que c’est le canton qui décide du prolongement des autorisations de séjour.
Ce jeu de ping-pong finit par m’exaspérer. Je n’en peux plus de cette situation absurde où tout le monde jure qu’il voudrait se montrer généreux et renvoie la balle à l’autre. Marre d’un système anonyme, désincarné, dilué, qui s’alimente de discours généraux et se camoufle derrière des supputations sur l’état d’esprit de la population. Et encore. Mon exaspération n’est rien en regard de la peur traumatisante dans laquelle doivent vivre les personnes concernées, ballottées entre un frêle espoir et la perspective d’un nouvel exil, d’un nouveau déchirement, d’une nouvelle confrontation brutale avec les drames du passé. Pour ne pas se retrouver, dans quelques années, à dire que personne n’a voulu cela, il faut se décider maintenant à réorienter notre politique d’asile avant qu’il ne soit trop tard.
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