mercredi 19 septembre 2012

«Nous les Yéniches sommes des citoyens à part entière»

Les gens du voyage se sentent de plus en plus entravés et menacés dans leur mode de vie. Et pourtant, ils vivent en Suisse depuis le Moyen-Age et sont aujourd’hui reconnus officiellement comme minorité nationale. Reportage de swissinfo.ch dans une famille yéniche.

Nous sommes à Yvonand, dans le canton de Vaud. A un km du village, on tourne à gauche, on traverse un bois avec un petit pont, et on débouche dans un vallon, avec loin au-dessus le viaduc de l’autoroute A6. Le terrain fait environ 1000 m2 entourés de verdure.
Une demi-douzaine de caravanes sont parquées, un mobile-home et plusieurs voitures. Un chien aboie. La literie prend l’air, la lessive le soleil, il y a des jouets çà et là. Une table et des chaises sont disposées devant chaque convoi. Il y a de gros bidons d’eau: la rivière est tout près, mais il n’y a pas d’eau potable. Il n’y a pas de conteneur à poubelles non plus.
Il est 8 heures 30. Le municipal Olivier David et l’employé communal responsable de l’aire de séjour sont au rendez-vous. Et aussi Sylvie Gertzner, 42 ans, présidente de l’association Yenisch Suisse.
Il y a de la place pour dix familles mais trois seulement occupent les lieux: c’est la fin de la saison. Patrick et Nicole, les cousins de Sylvie, voyagent avec les parents de Nicole. Leurs deux enfants adultes vivent en sédentaires dans la région. Les deux autres familles occupent également deux caravanes chacune, une pour les parents, une pour les enfants. Il y a un bébé, deux bambins, deux ados.
Les hommes sont partis travailler. Patrick, lui, a rendez-vous avec les autorités. Il a demandé une prolongation du séjour initialement fixé à dix jours. «C’est court, je n’ai pas fait le tour de ma clientèle.» «Vous pouvez rester, répond le municipal, il y a assez de place.»

Echange courtois

Patrick en profite pour remarquer qu’il est gêné par le portique d’entrée, peint en rouge et blanc comme les passages à niveau, et cadenassé à environ 2,5 mètres de hauteur. «On ne peut ni rentrer ni sortir les caravanes, il faut demander qu’on nous ouvre et la commune est fermée le week-end. J’ai l’impression d’être enfermé. Et puis nous voyageons souvent le week-end.»
Réponse des représentants des autorités: « On a eu des soucis il y a une douzaine d’années, quand on se déplaçait  pour encaisser les taxes. Il nous est arrivé de nous trouver face à un chien devant une porte fermée, des caravanes allaient et venaient sans prévenir, on laissait des détritus. En 2003, on a décidé que les gens devaient s’annoncer à la commune et verser un dépôt. On a placé ce gabarit, qui nous permet de régler le trafic. Pour les week-ends, il suffit de demander et je viens vous ouvrir.»
Olivier David ajoute: «Nous n’avons jamais eu de problèmes avec votre famille. C’est regrettable, mais vous êtes un peu victimes des quelques personnes qui ne se comportent pas comme il faut.»
La commune rencontre-t-elle des problèmes avec les grands convois de Gitans qui ont causé des problèmes cette année? «Non, répond le municipal. Notre terrain est petit et nous sommes trop loin de l’autoroute, car les Rroms restent à proximité des grands axes.»
L’entretien se termine, Patrick part travailler. «Je fais du porte-à-porte, remoulage, vente, ce qui se présente.» Nicole apporte du café. La conversation continue avec Sylvie, toujours dans son rôle de porte-parole.

Disparition des terrains ancestraux

«Du temps de mes grands-parents, on venait souvent sur cet emplacement mais on n’était pas obligé de s’annoncer, on s’arrangeait entre nous. Autrefois, toutes les communes de la région avaient une place pour nous. Aujourd’hui, celle-ci est une des seules qui reste, il est désormais difficile de séjourner en Suisse romande.»
De nombreux terrains ancestraux ont changé d’affectation au cours du temps, transformés en parcs de dressage canin ou en campings, lesquels n’acceptent pas souvent les nomades. «Sur les places officielles, on nous demande parfois de laisser la place aux étrangers, c’est blessant car nous sommes des citoyens suisses, poursuit Sylvie.
Ce terrain-ci n’est pas parfait, mais il est calme, en pleine nature, ce qui répond aux besoins des Yéniches, lesquels ne veulent pas être placés au bord des autoroutes et voyagent en petits groupes. «Il en faudrait dix autres comme celui-ci, mais on est débrouillard, on téléphone de gauche à droite pour s’organiser et on trouve toujours des places.», dit Sylvie. Qui regrette que de plus en plus de paysans, mis sous pression par les voisins, renoncent à leur louer des terrains. «Heureusement, la situation est moins tendue en Suisse allemande et nous y passons une partie de la saison.»
Le problème, c’est l’eau, souligne Sylvie. «Ici, on paie 10 francs par jour mais on doit aller chercher de l’eau au cimetière. Certains villages nous refusent l’accès et nous traitent de voleurs. Les fontaines publiques disparaissent à cause des économies d’eau. C’est un comble, à une époque où on parle du droit à l’eau dans le tiers monde!»

Méfiance et discrétion

Autre souci: la mauvaise image qui colle à la peau, la montée de l’intolérance envers les minorités et les étrangers, mais aussi la peur. «Nous essuyons beaucoup d’injures, voire des tirs, des attaques de skinheads, raconte Sylvie. Et la jalousie: la première chose qu’on nous demande, c’est comment on paye nos véhicules. Mais c’est tout ce qu’on a.»
Traditionnellement, les Yéniches se méfient des autorités. Notamment suite à la campagne de sédentarisation forcée menée par la Confédération de 1926 à 1973 pour lutter contre le «vagabondage». «Vis-à-vis de l’Etat, nous devons reconstruire une confiance qui a été mise à mal. Nous avons de la peine à confier nos enfants à l’école. Moi-même, je suis partie en 5e primaire parce que j’étais maltraitée.
En pratiquant le colportage, les gens du voyage entretiennent des liens réguliers avec leur clientèle, mais restent discrets: «Les gens ne savent pas qui on est parce qu’on ne le leur dit pas. De toutes façons, ça ne se voit pas, on ressemble à tout le monde».
Le cinquième peuple de Suisse reste profondément attaché à sa culture, conclut la présidente de Yénisch Suisse: «Les liens familiaux restent forts, même chez ceux qui se sédentarisent. Chacun peut décider de reprendre la route n’importe quand. Le plus difficile, c’est que nous devons toujours choisir entre notre culture et le travail. Mais quand les hirondelles arrivent, nous, on a besoin de partir.»
En attendant, le froid va arriver. Après avoir voyagé depuis mars dans toute la Suisse, Patrick, Nicole et ses parents vont bientôt retrouver leurs quartiers d’hiver, dans un appartement à Cudrefin.

Isabelle Eichenberger,Yvonand pour swissinfo.ch