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jeudi 27 septembre 2012

Le rude sort des réfugiés maliens dans les camps mauritaniens

Des milliers de civils se sont enfuis en Mauritanie, en Algérie et dans d'autres pays voisins pour échapper à la domination du nord du Mali par les islamistes.

Alors que les Etats d'Afrique de l'Ouest se préparent à une intervention armée dans le nord du Mali, les réfugiés de la région sont confrontés à la détérioration des conditions de vie dans les camps de Mauritanie. Les Maliens déplacés dans le camp de M'berra le long de la frontière craignent qu'un nouveau conflit n'éclate, selon Mohamed Ould al-Salek, employé d'une organisation locale qui travaille dans ces camps. "Les gens ne veulent pas voir une nouvelle guerre éclater dans les provinces du nord du Mali dont ils sont originaires, parce que cela compliquerait encore et aggraverait leur situation", a-t-il ajouté. "Ils espèrent que la paix sera rétablie et que les choses se calmeront. Mais dans le même temps, ils ne voient pas quelle pourrait être la manière idéale de résoudre le problème dans le nord."

Les habitants du nord du Mali ont commencé à fuir la région après la rébellion touareg en janvier dernier. La situation s'est ensuite dégradée après le coup d'Etat du mois de mars à Bamako et le retrait de l'armée malienne. Les islamistes radicaux ayant des liens avec al-Qaida au Maghreb islamique ont rapidement mis les rebelles touaregs laïcs à l'écart, et contrôlent désormais la très vaste région de l'Azaouad. Par suite de cette situation, les conditions de vie des personnes qui se sont enfuies se sont aggravées, en dépit des efforts des autorités mauritaniennes, des organisations internationales d'aide humanitaire et des organisations de la société civile mauritanienne de fournir de la nourriture et de l'eau. Certaines familles maliennes sont parties pour Bassiknou, une ville très pauvre située à une quinzaine de kilomètres de ce camp de réfugiés.

Le quotidien mauritanien El Hourriya a indiqué que la soif avait fait son apparition dans ces camps au cours des dernières semaines, après la panne du seul puits artésien fournissant de l'eau potable aux réfugiés, une situation qui menace désormais plus de cent mille réfugiés azaouadis. "Nous avons effectivement connu un problème d'approvisionnement en eau et d'autres problèmes ces dernières semaines dans le camp de M'berra, ce qui constitue une difficulté pour la majorité des nombreux réfugiés qui ne disposent que de maigres ressources financières", a expliqué Ibrahim Ag, employé à l'Association mauritanienne de lutte contre la pauvreté et pour le développement (ALPD), à Magharebia par téléphone.

"Les familles qui en ont les moyens achètent leur eau dans la ville proche de Bassiknou et la font transporter vers les camps par camion", a-t-il expliqué, ajoutant que "le plus gros problème que connaissent certains d'entre eux est le manque de tentes et d'abris, ce qui les expose à la chaleur, au soleil et à la pluie." "Un autre problème est la hausse quotidienne du nombre de réfugiés en provenance du Mali et de Mauritanie", a-t-il conclu. "Il est de ce fait impossible de fournir de quelconques statistiques, ce qui est un problème pour les organisations humanitaires qui ne peuvent fournir un abri et de la nourriture à tous les nouveaux arrivants." Pour sa part, Abdallah Ibrahim, un réfugié de l'Azaouad, explique que la situation devient "de plus en plus difficile au fur et à mesure que le temps passe, et que toutes les portes de l'espoir se referment".

"Nous sommes désormais confrontés à une crise de la soif, et le prix d'un baril d'eau est aujourd'hui de 1 400 à 1 600 ouguiyas pour ceux qui peuvent se permettre d'acheter de l'eau", a-t-il ajouté, soulignant que la majorité des personnes présentes dans ce camp dépendent de l'eau fournie par les agences humanitaires. "Mais nous ne pourrons continuer comme cela pendant longtemps."

Il a expliqué que certaines familles tentent de partir pour Bassiknou, mais en sont empêchées par les gendarmes mauritaniens, parce que cela "ouvrirait la porte au départ de nombreux réfugiés". "Nous espérons que la communauté internationale trouvera rapidement une solution à nos problèmes", a-t-il conclu. "Nous apprécions les efforts consentis par l'Etat mauritanien et les organisations humanitaires qui sont ici avec nous, mais cette crise est plus forte que tout."

Jemal Oumar pour Magharebia à Nouakchott

mercredi 19 septembre 2012

«Nous les Yéniches sommes des citoyens à part entière»

Les gens du voyage se sentent de plus en plus entravés et menacés dans leur mode de vie. Et pourtant, ils vivent en Suisse depuis le Moyen-Age et sont aujourd’hui reconnus officiellement comme minorité nationale. Reportage de swissinfo.ch dans une famille yéniche.

Nous sommes à Yvonand, dans le canton de Vaud. A un km du village, on tourne à gauche, on traverse un bois avec un petit pont, et on débouche dans un vallon, avec loin au-dessus le viaduc de l’autoroute A6. Le terrain fait environ 1000 m2 entourés de verdure.
Une demi-douzaine de caravanes sont parquées, un mobile-home et plusieurs voitures. Un chien aboie. La literie prend l’air, la lessive le soleil, il y a des jouets çà et là. Une table et des chaises sont disposées devant chaque convoi. Il y a de gros bidons d’eau: la rivière est tout près, mais il n’y a pas d’eau potable. Il n’y a pas de conteneur à poubelles non plus.
Il est 8 heures 30. Le municipal Olivier David et l’employé communal responsable de l’aire de séjour sont au rendez-vous. Et aussi Sylvie Gertzner, 42 ans, présidente de l’association Yenisch Suisse.
Il y a de la place pour dix familles mais trois seulement occupent les lieux: c’est la fin de la saison. Patrick et Nicole, les cousins de Sylvie, voyagent avec les parents de Nicole. Leurs deux enfants adultes vivent en sédentaires dans la région. Les deux autres familles occupent également deux caravanes chacune, une pour les parents, une pour les enfants. Il y a un bébé, deux bambins, deux ados.
Les hommes sont partis travailler. Patrick, lui, a rendez-vous avec les autorités. Il a demandé une prolongation du séjour initialement fixé à dix jours. «C’est court, je n’ai pas fait le tour de ma clientèle.» «Vous pouvez rester, répond le municipal, il y a assez de place.»

Echange courtois

Patrick en profite pour remarquer qu’il est gêné par le portique d’entrée, peint en rouge et blanc comme les passages à niveau, et cadenassé à environ 2,5 mètres de hauteur. «On ne peut ni rentrer ni sortir les caravanes, il faut demander qu’on nous ouvre et la commune est fermée le week-end. J’ai l’impression d’être enfermé. Et puis nous voyageons souvent le week-end.»
Réponse des représentants des autorités: « On a eu des soucis il y a une douzaine d’années, quand on se déplaçait  pour encaisser les taxes. Il nous est arrivé de nous trouver face à un chien devant une porte fermée, des caravanes allaient et venaient sans prévenir, on laissait des détritus. En 2003, on a décidé que les gens devaient s’annoncer à la commune et verser un dépôt. On a placé ce gabarit, qui nous permet de régler le trafic. Pour les week-ends, il suffit de demander et je viens vous ouvrir.»
Olivier David ajoute: «Nous n’avons jamais eu de problèmes avec votre famille. C’est regrettable, mais vous êtes un peu victimes des quelques personnes qui ne se comportent pas comme il faut.»
La commune rencontre-t-elle des problèmes avec les grands convois de Gitans qui ont causé des problèmes cette année? «Non, répond le municipal. Notre terrain est petit et nous sommes trop loin de l’autoroute, car les Rroms restent à proximité des grands axes.»
L’entretien se termine, Patrick part travailler. «Je fais du porte-à-porte, remoulage, vente, ce qui se présente.» Nicole apporte du café. La conversation continue avec Sylvie, toujours dans son rôle de porte-parole.

Disparition des terrains ancestraux

«Du temps de mes grands-parents, on venait souvent sur cet emplacement mais on n’était pas obligé de s’annoncer, on s’arrangeait entre nous. Autrefois, toutes les communes de la région avaient une place pour nous. Aujourd’hui, celle-ci est une des seules qui reste, il est désormais difficile de séjourner en Suisse romande.»
De nombreux terrains ancestraux ont changé d’affectation au cours du temps, transformés en parcs de dressage canin ou en campings, lesquels n’acceptent pas souvent les nomades. «Sur les places officielles, on nous demande parfois de laisser la place aux étrangers, c’est blessant car nous sommes des citoyens suisses, poursuit Sylvie.
Ce terrain-ci n’est pas parfait, mais il est calme, en pleine nature, ce qui répond aux besoins des Yéniches, lesquels ne veulent pas être placés au bord des autoroutes et voyagent en petits groupes. «Il en faudrait dix autres comme celui-ci, mais on est débrouillard, on téléphone de gauche à droite pour s’organiser et on trouve toujours des places.», dit Sylvie. Qui regrette que de plus en plus de paysans, mis sous pression par les voisins, renoncent à leur louer des terrains. «Heureusement, la situation est moins tendue en Suisse allemande et nous y passons une partie de la saison.»
Le problème, c’est l’eau, souligne Sylvie. «Ici, on paie 10 francs par jour mais on doit aller chercher de l’eau au cimetière. Certains villages nous refusent l’accès et nous traitent de voleurs. Les fontaines publiques disparaissent à cause des économies d’eau. C’est un comble, à une époque où on parle du droit à l’eau dans le tiers monde!»

Méfiance et discrétion

Autre souci: la mauvaise image qui colle à la peau, la montée de l’intolérance envers les minorités et les étrangers, mais aussi la peur. «Nous essuyons beaucoup d’injures, voire des tirs, des attaques de skinheads, raconte Sylvie. Et la jalousie: la première chose qu’on nous demande, c’est comment on paye nos véhicules. Mais c’est tout ce qu’on a.»
Traditionnellement, les Yéniches se méfient des autorités. Notamment suite à la campagne de sédentarisation forcée menée par la Confédération de 1926 à 1973 pour lutter contre le «vagabondage». «Vis-à-vis de l’Etat, nous devons reconstruire une confiance qui a été mise à mal. Nous avons de la peine à confier nos enfants à l’école. Moi-même, je suis partie en 5e primaire parce que j’étais maltraitée.
En pratiquant le colportage, les gens du voyage entretiennent des liens réguliers avec leur clientèle, mais restent discrets: «Les gens ne savent pas qui on est parce qu’on ne le leur dit pas. De toutes façons, ça ne se voit pas, on ressemble à tout le monde».
Le cinquième peuple de Suisse reste profondément attaché à sa culture, conclut la présidente de Yénisch Suisse: «Les liens familiaux restent forts, même chez ceux qui se sédentarisent. Chacun peut décider de reprendre la route n’importe quand. Le plus difficile, c’est que nous devons toujours choisir entre notre culture et le travail. Mais quand les hirondelles arrivent, nous, on a besoin de partir.»
En attendant, le froid va arriver. Après avoir voyagé depuis mars dans toute la Suisse, Patrick, Nicole et ses parents vont bientôt retrouver leurs quartiers d’hiver, dans un appartement à Cudrefin.

Isabelle Eichenberger,Yvonand pour swissinfo.ch

vendredi 25 novembre 2011

Guatemala: Tecun Uman, antichambre du cauchemar mexicain pour les clandestins

Au moment où le crépuscule vient obscurcir les artères poussiéreuses du village guatémaltèque de Tecun Uman, Javier Castillo, un Salvadorien de 17 ans, se prépare discrètement à passer la frontière mexicaine pour poursuivre son périlleux voyage vers l'eldorado américain.

tecun uman

"Plusieurs membres de ma famille se trouvent aux Etats-Unis, ils m'ont aidé à financer le voyage. Maintenant, vu comme les choses se présentent, ça risque ne ne pas être évident d'y arriver", admet Javier, lucide quant aux multiples périls qui le guettent. Sur la rive du large fleuve Suchiate, qui marque la frontière entre les deux pays, les contrebandiers locaux facturent 10 quetzals (environ un euro) la traversée sur des barques de fortune faites de pneumatiques et de troncs d'arbre. Les "capitaines" consentent souvent à surcharger leurs embarcations pour limiter les voyages et augmenter leur bénéfice, s'exposant à un chavirage et au comité d'accueil de douaniers mexicains peu scrupuleux mais gourmands sur le rivage d'en face, à Ciudad Hidalgo.

Mais cette traversée n'est qu'un avant-goût des dangers à venir pour les quelque 140.000 clandestins qui tentent chaque année de gagner la frontière mexico-américaine, selon les estimations des autorités de Mexico. Parmi ces aventuriers, un sur sept tombe aux mains du crime organisé, affirme la Commission nationale mexicaine des droits de l'Homme. Au début, les cartels mexicains se contentaient de dépouiller les clandestins, mais plus récemment, les "narcos" ont trouvé le moyen d'obtenir des rançons de milliers de dollars auprès des familles des clandestins résidant aux Etats-Unis, ou à transformer leurs proies en "mules" pour convoyer de la drogue. D'autres encore moins chanceux sont vendus comme esclaves, les femmes étant en général forcées à se prostituer les hommes à travailler dans les champs. Il peut aussi arriver que certaines organisations, comme le cartel des "Zetas" aillent jusqu'à exécuter ceux qui refusent de rejoindre leurs rangs.

Si Javier ne tombe pas dans leurs mailles, ce seront probablement des propriétaires terriens sans scrupules ou des policiers corrompus qui se chargeront de les détrousser avant - au mieux - de les livrer aux autorités qui les expulseront. Aussi, avant d'entamer ce long périple à travers le Mexique, nombre d'entre eux reprennent leur souffle à Tecun Uman, un village chaud et humide d'apparence tranquille, qui porte le nom d'un héros national maya tué par les Espagnols au XVIe siècle.

Mais cette bourgade du nord-ouest du Guatemala recèle aussi de nombreuses menaces, car ces migrants sont mal vus par la population et se voient déjà exposés au crime organisé mexicain, dont les ramifications s'étendent dans toute l'Amérique centrale. "Tecun Uman est un petit village mais aussi un enfer. Ici les sans-papiers souffrent d'humiliations, sont attaqués, maltraités, frappés...", affirme à l'AFP le père Ademar Barilli, qui dirige un refuge pour clandestins ayant déjà abrité, depuis 1994, plusieurs dizaines de milliers d'entre eux, principalement des Salvadoriens et Honduriens.

Les "droits humains fondamentaux sont bafoués comme jamais et aucun responsable ne prend cette situation au sérieux. Une grand permissivité règne, c'est lamentable!", affirme le père Barilli, qui a déjà reçu plusieurs menaces d'organisations qui exploitent les clandestins. Son refuge représente une forme de havre de paix pour Edmundo Lopez, un Hondurien qui tente l'aventure pour la troisième fois... à l'âge de 65 ans. Pour lui, c'est "la nécessité (qui l')oblige à s'aventurer à tenter d'atteindre les Etats-Unis", faute de perspectives dans son pays frappé par la pauvreté et le chômage. "Les risques existent partout, et je ne crains pas qu'il m'arrive quoi que ce soit de grave au Mexique", assure celui qui vient du pays au taux d'homicide le plus élevé au monde. Cette nuit, Javier et Edmundo tenteront l'aventure ensemble, loin de l'oasis du père Barilli.

AFP

mercredi 23 novembre 2011

La parole aux aumôniers

Dans le film «Vol spécial», les aumôniers sont un peu oubliés. Pourtant, il jouent un rôle essentiel auprès des requérants d'asile.

Depuis quatre ans, Anne-Madeleine Reinmann se partage entre l'Aumônerie genevoise œcuménique auprès des requérants d'asile et des réfugiés (AGORA), l'accueil œcuménique de l'aéroport de Genève et des visites aux détenus du centre de détention administrative de Frambois. Un travail difficile tant les situations des détenus sont parfois dramatiques.

Dans son documentaire «Vol spécial», le réalisateur Fernand Melgar montre le quotidien du personnel de Frambois et des étrangers en situation irrégulière, mais n'aborde pas celui des aumôniers. «Chaque semaine, nous passons beaucoup de temps à écouter les détenus. Nous avons quelquefois des discussions profondes alors que, d'autre fois, ils ont juste besoin de dire leur ras-le-bol», explique Anne-Madeleine Reinmann.

Ecouter et mettre en contact

Les aumôniers sont, avant tout, à l'écoute des requérants d'asile, que ce soit à Frambois ou à l'aéroport: «Nous répondons à leurs besoins en leur achetant par exemple une carte téléphonique. Nous les mettons souvent en contact avec d'autres organismes, comme l'association ELISA-asile, avec laquelle nous collaborons beaucoup. Elle leur apporte une aide juridique en leur expliquant comment présenter leur situation», précise l'aumônier.

La demande pour un accompagnement spirituel est forte, relève Anne-Madeleine Reinmann: «La plupart ont un grand besoin de vivre leur foi. J'achète des bibles à leur demande. Ce n'est pas toujours facile selon leur langue! J'en cherchais une en tigrigna. J'ai contacté un prêtre arrivé comme requérant il y a trois ans. Il a réussi à en faire venir une directement d'Erythrée, que j'ai pu offrir au requérant. Des détenus comparent leur histoire personnelle avec celle de personnages bibliques.»

L'aumônier s'adapte aux besoins de chacun: «Je prie pour ceux qui le souhaitent et avec ceux qui en font la demande. Ils me disent que c'est précieux. Nous prions ensemble lors de cultes ou en petit comité, ce qui correspond mieux à leur spiritualité. Les musulmans sont ouverts sur le fait que je sois une femme et chrétienne. Cela n'a jamais posé de problème.»

Son travail d'aumônier n'est pas toujours facile à vivre. «C'est gratifiant mais il faut aussi pas mal d'humilité. Cela m'inquiète beaucoup de ne pas savoir ce qui arrive aux personnes expulsées, parfois volées voire emprisonnées dès leur arrivée. Quelquefois, le sentiment d'impuissance est insupportable. Il faut vivre avec le fait de ne rien pouvoir faire d'autre qu'offrir un accompagnement qui les aide à tenir le coup. Ma foi est importante, tout autant que le fait de la partager», conclut Anne-Madeleine Reinmann.

Bonne Nouvelle

mardi 1 novembre 2011

«Même si on enlève sabots et foulards,les gens flairent que l’on est différent»

La hausse spectaculaire des cambriolages à Genève et Vaud est souvent imputée aux gens du voyage de France voisine. Rencontre avec cette communauté appauvrie par la crise.

Un bout de terrain à l’entrée du village médiéval d’Yvoire. La famille de Marcelle, des Tziganes, a posé là ses caravanes depuis plusieurs décennies. La parcelle agricole à l’époque ne coûtait pas cher. Le grand-père a acheté. Pas de toilettes, pas d’eau, la famille se débrouille. «Mais on paie les impôts locaux», lance Marcelle. Sa maman a grandi dans le milieu du cirque. Son papa faisait les fêtes foraines. Des gens du voyage aujourd’hui semi-sédentarisés mais qui ont gardé «l’âme errante».

Marcelle semble attendre la «fameuse» question: sommes-nous des voleurs? Elle est au courant des accusations suisses qui ces derniers mois – encore plus que dans le passé – pèsent contre les Tziganes. Vingt à trente cambriolages chaque jour dans le canton de Genève. On dépasse parfois les 40.

La hausse est constante depuis trois ans. Le quotidien 24 heures rapportait récemment qu’entre le 5 et le 12 septembre la police faisait état de 90 nouveaux cambriolages dans le canton de Vaud, dont 30 à Lausanne, contre respectivement 57 et 17 en 2010. Le gang dit «des Géorgiens» partiellement démantelé en 2009 à Genève semble s’être remis au travail; des Maghrébins tenteraient également de s’implanter sur ce réseau. Mais les gens du voyage seraient les plus actifs.

Jean-François Cintas, un policier genevois en charge de la Brigade des cambriolages, confiait au Temps du 25 juin que le facteur le plus important était l’augmentation du prix de l’or. La spécialité, affirme-t-il, des gens du voyage. «Dans n’importe quel appartement, on trouve 25 à 30 grammes d’or sous forme de chaînettes, gourmettes ou autres. Les Tziganes trient tout sur place. Même les enfants savent le faire», expliquait le policier. Les auteurs viendraient de Haute-Savoie, mais aussi de Lyon, Grenoble voire Paris.

Marcelle sourit et se dit «tellement habituée à tout cela». Elle affirme qu’il n’est pas besoin d’aller jusqu’en Suisse pour être accusé «de tout et n’importe quoi». «Quand il y a un vol dans le coin, la police vient systématiquement chez nous, elle nous interroge, elle fait des recherches d’ADN», dit-elle.

Arrive Marvin, l’un de ses enfants. Il a 22 ans, travaille dans le rempaillage et le ferraillage, «comme le papa». Il raconte les bagarres de jadis dans les cours de récréation à cause du mot manouche et de l’adjectif insultant qui va avec. Il raconte aussi ce récent larcin dans une entreprise dans laquelle il a brièvement travaillé: «La première personne interrogée c’était moi, trois années après! Je suis allé voir mon ancien patron pour lui demander pourquoi il avait donné mon nom, moi qui ne lui ai jamais causé de problème. Il n’était pas fier.»

Marcelle dit qu’elle est suivie dans les magasins, que tout cela ne change pas. «Mon père nous a appris à nous comporter mieux que les autres, à enlever les sabots et les foulards, mais les gens flairent que l’on est différent.»

Jean-Marc Bouvet, chef de service pour le secteur gens du voyage à l’Alap, association qui défend leurs droits en partenariat avec la Préfecture de Haute-Savoie, n’observe pas d’augmentation des délits mais retient que le département est celui qui, en France, draine le plus de gens du voyage après la région parisienne. «La Haute-Savoie est riche, son économie est dynamique avec les marchés et les foires qui attirent les commerçants ambulants, et puis il y a la Suisse tout à côté», argue-t-il.

Ceci expliquerait-il cela? «Il y a des brebis galeuses dans chaque communauté, tempère un policier annécien, une minorité est impliquée dans les délits, moins de 10%.»

Déléguée nationale à l’Union française des associations tsiganes (UFAT), Francine Schutt-Jacob raconte: «Nos parents qui faisaient les marchés se fournissaient dans les usines du nord. Aujourd’hui, tout le monde passe par des grossistes car tout est fabriqué en Chine, cela revient beaucoup plus cher.»

Jean-Marc Bouvet enchaîne: «Cette population est fortement précarisée, beaucoup travaillaient par exemple dans le décolletage dans la vallée de l’Arve, secteur qui a subi de plein fouet la crise, ils ont été souvent les premiers licenciés.»

Francine Schutt-Jacob arpente le département à la rencontre des familles confrontées à des difficultés d’autorité. Elle mise sur la culture traditionnelle pour mieux encadrer les jeunes et n’omet jamais de rappeler certains acquis comme la loi Besson du 5 juillet 2000, qui oblige les communes françaises de plus de 5000 habitants à mettre à la disposition des gens du voyage des aires d’accueil.

«C’est une avancée, même si souvent l’eau et l’électricité sont coupées à l’approche de l’hiver, ce qui oblige les familles à errer ou fuir vers le sud de la France», indique-t-elle. La déléguée de l’UFAT conteste l’appellation administrative «gens du voyage» qui mêle les Roms français, les Roms venus d’Europe de l’Est, les Sintés, les Yéniches, Gitans «et qui crée des amalgames»: «Nous sommes essentiellement des Français qui depuis 1912 devons faire signer tous les trois mois nos carnets de circulation dans les gendarmeries.»

L’UFAT réclame l’abrogation de ce carnet «pour rétablir une vraie citoyenneté». La lutte contre la délinquance passerait aussi par là. Pas facile de dire cela à Elvire, qui vit dans sa vieille caravane à Anthy, près de Thonon. Des inscriptions racistes ont été écrites sur la route près du campement, elle parle de jets de pierres la nuit, et le maire veut la reloger à Evian.

«Mes grands-parents sont enterrés ici et on veut nous installer dans un cimetière, je suis allée et j’ai vu, c’est comme un camp de concentration, avec des barbelés, vous savez ce que ce que les camps de concentration nous rappellent à nous Tziganes? Allez après cela dire à nos hommes de ne pas faire des c…».

Christian Lecomte dans le Temps

lundi 31 octobre 2011

Un néonazi repenti efface ses tatouages

tatoo nn effacé Bryon Widner, ancien leader d’un groupement prônant la suprématie de la race blanche, a subi vingt-cinq opérations chirurgicales pour faire enlever les inscriptions qui lui couvraient le visage.

Bryon Widner était un Américain extrêmement violent, redouté pour ses actes racistes. Il affichait fièrement son visage recouvert de tatouages nazis. Mais devenir père l’a transformé. Sa femme Julie et lui ont alors quitté les mouvements racistes prônant la suprématie de la race blanche auxquels ils appartenaient. Ses idées avaient totalement changé, mais son corps ne reflétait pas son nouvel état d'esprit. Il ne supportait plus ses nombreux tatouages néonazis. Un rasoir imbibé de sang, des croix gammées ou les lettres du mot «haine» sur chacune de ses phalanges le dégoûtaient de sa propre enveloppe corporelle. Les gens voyaient en lui un voyou menaçant, et non un père de famille aimant.

Il songe à brûler son visage avec de l’acide

D'importants tatouages faciaux comme ceux qu’arborait Bryon sont extrêmement rares et les opérations pour les enlever restent hors de prix. Désespéré, il songea à se brûler le visage avec de l’acide. Julie fit alors quelque chose qui lui aurait paru impensable quelques mois plus tôt: elle contacta un homme de couleur, Daryle Lamont Jenkins, qui se battait contre le racisme. «Je n’ai pas pensé à ce qu’elle avait pu faire auparavant, j’ai simplement vu une femme et une mère prête à faire n’importe quoi pour sauver sa famille», déclara ce dernier au quotidien «Daily Mail». Par l’intermédiaire de Daryle, Julie et Bryon font la connaissance de T.J. Leyden, un ancien néonazi qui se bat désormais pour la tolérance.

Bryon prit son courage à deux mains et suivit le conseil de ses nouvelles connaissances: il contacta le Southern Poverty Law Center (SPLC), une association qui lutte contre le racisme, traquant les groupes auxquels Bryon appartenait autrefois. Joe Roy, inspecteur en chef pour le SPLC, connaissait bien Bryon Widner du temps où celui-ci était actif dans ces derniers. «Les gens qui quittent réellement ces mouvements sont extrêmement rares, explique-t-il. La plupart traversent une crise, mais y retournent par la suite.» Après plusieurs semaines de discussion avec les époux Widner, Joe Roy fut convaincu du changement qui s’était opéré au sein du couple. Bryon collabora avec le SPLC, expliquant de quelle manière fonctionnaient les groupes néonazis, comment ils recrutaient de nouveaux membres, leur façon de se rassembler. La famille reçut de nombreuses menaces de mort de la part de leurs anciennes connaissances.

Des douleurs inimaginables

Touché par le sort de Bryon, Joe Roy finit par trouver un donateur capable d’assurer le financement des opérations chirurgicales nécessaires pour enlever définitivement ses tatouages. Les frais pour les vingt-cinq opérations s’élevèrent à 35'000 dollars. Durant les interventions, réalisées au laser, Bryon souffrait d’une douleur incommensurable: il fallut alors l’anesthésier totalement lors de chaque séance. Plus de vingt opérations en seize mois furent nécessaires pour venir à bout de ces tatouages haineux. Bryon vécut cela comme une épreuve de pénitence. Il donna son accord pour être suivi par une équipe de télévision, afin «d’empêcher d’autres jeunes de commettre les mêmes erreurs que moi».

Le début d’une vie nouvelle

Les bras et le torse de Bryon sont encore couverts de tatouages. Peu à peu, afin de les dissimuler, il les recouvre d’encre. Son cou et ses mains ont subi quelques dommages dus aux pigments, il souffre fréquemment de migraines et ne peut s'exposer au soleil. Mais, dit-il, «c'est un petit prix à payer pour être devenu un nouvel être humain».  Le documentaire «Erasing Hate» consacré à Bryon Widmer peut être visionné sur le site Huffington Post.

20minutes.ch

lundi 10 octobre 2011

Le grand retour des Portugais

Industrie à l’agonie, chômage, cures d’austérité. Depuis 2008, le Portugal est en crise. Et ses ressortissants viennent à nouveau chercher du travail en Suisse.

Marre d’enchaîner les contrats précaires, de pointer au chômage, de crouler sous les dettes. Entre 50 000 et 100 000 Portugais fuient chaque année un pays sinistré, lessivé par la crise et en pleine récession. Nombre d’entre eux mettent le cap sur la Suisse, attirés par les bons salaires et la qualité de vie. Cette histoire n’est pas nouvelle. Elle nous rappelle les années 80, où des milliers de Portugais, les fameux saisonniers, débarquaient en Suisse pour servir de main-d’œuvre dans les exploitations agricoles ou l’hôtellerie.

Trente ans plus tard, la Suisse reste cette terre d’immigration pour les natifs de Faro ou de Porto. Même si le profil des chercheurs d’emploi a évolué. Depuis 2002 et l’accord sur la libre circulation, le nombre d’immigrés portugais a pris l’ascenseur. Avec un pic en 2007-2008, après l’abandon des contingents. Et l’afflux se poursuit. De mai 2010 à mai 2011, la communauté portugaise en Suisse a crû de 8467 personnes, soit la plus forte augmentation après les Kosovars et les Allemands. Et l’exode ne devrait pas faiblir, tant les nouvelles sont mauvaises du côté de Lisbonne.

L’exode des universitaires

On vient en Suisse – de préférence sur l’arc lémanique, en Valais, à Fribourg, dans les Grisons ou à Zurich – par le bouche-à-oreille. Chacun connaît un beau-frère ou une cousine installée de longue date. C’est le cas de Cristina Simões. «Pour vivre une vie décente», cette quadragénaire a rejoint sa sœur à Lausanne en février dernier. Elle a quitté un boulot d’employée d’administration au Portugal pour un job de femme de chambre à Epalinges. En abordant les rives vaudoises du Léman, elle a ainsi rejoint la plus grande communauté lusitanienne de Suisse (48 000 personnes), alors que 34 000 Portugais vivent à Genève.

«Presque tous les jours, des compatriotes m’appellent pour savoir s’il y a du travail ici», explique Manuel Fazendeiro, secrétaire syndical portugais chez Unia Genève, qui observe depuis le début de l’année un afflux de Portugais à la recherche d’un emploi. Une tendance confirmée chez Manpower. Qui sont ces migrants? «On voit deux nouveaux types de population, observe Manuel Fazendeiro. Des anciens immigrés qui étaient retournés au pays et reviennent en Suisse, poussés par la crise. Et les jeunes, qui sortent des études, bien formés, mais ne trouvent pas de boulot là-bas.»

Au final, jeunes et moins jeunes décrochent souvent un premier emploi précaire: ils nettoient, travaillent dans les métiers du bâtiment ou de l’hôtellerie-restauration. «Ces travailleurs sont très mobiles», précise Thierry Bösiger, responsable du secteur bâtiment dans les filiales vaudoises et valaisannes de Manpower. Certains sont prêts à trimer pour des salaires de misère. Fin septembre, Unia dénonçait un chantier à Aclens, où les ouvriers étaient payés 3,15 euros de l’heure. Parmi ces récents migrants également attirés par le franc fort, beaucoup d’hommes jeunes qui viennent seuls. Mais pas seulement. A Lausanne, le nombre d’élèves portugais dans les classes d’accueil est en nette augmentation depuis trois ans, constituant le quart des effectifs.

Le rêve du retour

Resteront-ils sur les bords du Léman ou retourneront-ils sur les rives du Tage? Entre 1996 et 2010, malgré le nombre élevé d’arrivées en Suisse, celui des Portugais qui quittaient notre pays était plus important encore. En Suisse romande, la tendance s’est nettement inversée. Fin connaisseur de la communauté lusitanienne et prof à l’Université de Lausanne, Antonio Da Cunha observe: «Les jeunes urbains qui émigrent aujourd’hui s’adaptent mieux que leurs aînés, peu formés, qui avaient souvent quitté les zones rurales du centre du pays. Mais je vois une constante dans les comportements migratoires de mes compatriotes: il y a toujours ce rêve du retour, une fois que la situation se sera améliorée au pays.»

Martine Clerc dans 24 Heures

jorge fernandes photo

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samedi 8 octobre 2011

L’histoire de l’immigration tend un miroir aux institutions suisses

Silvia Arlettaz, professeur à l’université de Fribourg, nous rappelle que l’immigration est aussi une clef pour comprendre les courants idéologiques qui ont façonné la Suisse.

L’attitude de la Suisse à l’égard des étrangers puise ses racines dans une histoire relativement complexe faite d’évolutions et de ruptures notables. Nous avons tendu le micro à Silvia Arlettaz, professeur d’histoire à l’Université de Fribourg et coauteur d’un ouvrage traitant de cette problématique 1.

Si l’on prend en compte les deux cents dernières années, la politique suisse en matière d’immigration se distingue-t-elle plutôt par une constante ou observe-t-on des changements de cap notables?

Silvia Arlettaz: Sur le long terme, on distingue principalement deux grandes périodes: celle qui va de 1848 aux années trente. Et un second cycle qui conduit à nos jours. Ensuite, on peut diviser ces deux époques en sous-groupes avec des césures. Par exemple, la Première Guerre mondiale marque clairement une rupture.

Quelles sont les caractéristiques de la première période qui va de la naissance de la Suisse moderne à l’entre-deux-guerres?

C’est une période où la société est dominée par des conceptions libérales. Entrer en Suisse est alors beaucoup plus facile. La Confédération met peu d’entraves et les cantons sont compétents pour le séjour, l’établissement et les prises d’emploi. Dans de nombreuses législations cantonales, les étrangers sont assimilés à des Confédérés établis hors de leur canton d’origine. A la veille de la Première Guerre mondiale, 99% de l’immigration provient des Etats voisins, avec lesquels la Suisse a conclu des accords bilatéraux.

Quelle politique met-on alors en œuvre?

Le but de l’Etat fédéral est alors d’accroître la prospérité et d’intégrer la Suisse dans un marché européen en construction. On se rend bien compte qu’il s’agit de répondre aux besoins du marché du travail. La Suisse est fortement demandeuse en la matière. Son solde migratoire est négatif à partir du milieu de la seconde moitié du XIXe siècle.

A quel moment, assiste-t-on à l’émergence d’une politique en matière d’immigration au niveau fédéral?

Ce rôle, inauguré par l’article 34 de la Constitution de 1874, est étendu avec l’adoption en 1890 d’un article 34 bis qui place dans la compétence fédérale l’introduction de l’assurance en cas de maladie et d’accident. Les réformes envisagées concernent en premier lieu les Confédérés, mais elles touchent également les étrangers qui sont à la fois objet et enjeu du discours.

A partir de cette révision constitutionnelle de 1874, les compétences de la Confédération s’accroissent. Pour une raison assez simple: les effets de l’industrialisation, des migrations, de la prolétarisation, se font sentir. La paupérisation s’accroît, ce qui oblige l’Etat à intervenir.

Quand la question des étrangers devient-elle politique?

A partir de 1898 et plus particulièrement entre 1909 et la Première Guerre mondiale, le courant en faveur d’une intégration libérale des étrangers étend son influence. La «question des étrangers», d’abord circonscrite à certains cantons acquiert progressivement une dimension nationale. La naturalisation apparaît comme la solution politique et juridique. Pour l’élite libérale et républicaine, les périls ne sont pas attribués aux fondements du système politique suisse. Au contraire, c’est à travers l’exercice des droits politiques que l’étranger est amené à s’intéresser à la vie nationale et aux institutions suisses.

Cette conception d’une assimilation civile et civique des étrangers à la vie politique suisse s’accompagne d’une vision culturaliste de la société. En effet, les protagonistes de l’assimilation des étrangers par la naturalisation postulent que les valeurs suisses constituent la mesure de l’intégration et qu’elles sont par elles-mêmes en mesure d’effectuer.

En quoi la Première Guerre mondiale marque-t-elle une rupture?

En 1917 naît ainsi la Police des étrangers, avec l’ordonnance du Conseil fédéral en vertu des pleins pouvoirs qui instaure l’Office central de police des étrangers le 21 novembre 1917. La mise sur pied d’un appareil centralisé de contrôle de l’établissement et du séjour permet de conduire une nouvelle politique d’immigration fondée sur des bases protectionnistes. C’est cet appareil qui va prendre l’initiative des mesures jugées nécessaires à la lutte contre la «surpopulation étrangère».

Du fait des mobilisations, nombre d’étrangers vont quitter la Suisse. Et ils vont être remplacés par des réfractaires, des déserteurs des puissances en conflit. Ce qui indispose tant la France que l’Allemagne, qui protestent. Ces gens sont plus politisés, plus revendicatifs et mieux organisés. La grève générale de 1918 sera un vrai traumatisme et vue comme un danger pour la cohésion sociale.

Dès la fin de 1917 et tout au long de l’année 1918, la notion de sécurité prend un sens nouveau; c’est désormais le système social qui est en cause. La grève générale de novembre 1918 exacerbe les passions dans un conflit dont la droite entend restreindre la signification aux «influences étrangères».

L’image de l’étranger change: il est vu comme indésirable, un facteur de trouble. La réponse du pouvoir politique évolue alors: on passe d’une catégorie sociale qu’il s’agit d’assimiler à une population qu’il faut contrôler. La naturalisation devient non plus le chemin de l’intégration mais une sorte de consécration pour une personne d’ores et déjà assimilée. A l’inverse, on parle dès lors de «Papierschweizer», le Suisse qui n’en aurait que la nationalité mais insuffisamment intégrée. Et l’on assiste à la construction du concept d’«Ueberfremdung» (la dénonciation d’une présence étrangère vue comme posant problème en terme sociaux, culturels ou linguistiques, ndlr).

Cette vision nationaliste se maintient-elle après la Seconde Guerre mondiale?

Après la Seconde Guerre mondiale, on peut distinguer deux grandes périodes. La première porte jusqu’au début des années soixante, la seconde nous mène à nos jours. Lors de la première séquence, ce sont véritablement les besoins de l’économie qui priment. La politique de l’Etat obéit surtout à des considérations d’ordre sécuritaire, identitaire et économique. On maintient une politique de rotation forte de cette main d’œuvre, en limitant les durées de séjour. Ce qui permet de maintenir une forme de précarité qui arrange bien les entreprises. Le terme utilisé «Gastarbeiter» [travailleurs invités] est en soit révélateur. L’étranger est davantage considéré comme un invité que comme quelqu’un susceptible de rester.

Qu’est-ce qui va infléchir ces pratiques?

Entre 1963 et, disons, 1973, l’économie suisse est en surchauffe. Ce qui influe sur la politique menée à l’égard des étrangers. Peu à peu se fait jour l’idée que la précarité dans laquelle on maintient cette main-d’œuvre est aussi un oreiller de paresse pour l’économie. La facilité qu’il y a à puiser dans ce réservoir bloque les initiatives et les idées pour moderniser l’appareil de production.

L’attitude de la Suisse évolue alors vers une politique à trois piliers visant à contenir l’immigration mais aussi à la stabiliser et à sélectionner les nouveaux arrivants.

Sur le terrain quel impact aura cette évolution?

Le nombre de personnes avec un statut fixe augmente alors de manière substantielle: en 1960, 25% de la population résident étrangère est au bénéfice d’un permis C, contre 75% à la fin des années 1990.

Après la crise des années septante, qu’est-ce qui va changer?

Dans les années quatre-vingts, l’économie démarre de nouveau avec vigueur. L’élément clef de ces dernières décennies – qui imprègne aussi les débats actuels – est l’amalgame qui est fait entre immigrants et réfugiés. Cette confusion était bien sûr déjà présente auparavant et explique aussi que la Suisse ait imparfaitement joué son rôle de refuge durant la Seconde Guerre mondiale. Car immigrants et réfugiés relèvent de démarches séparées. Ainsi, les communards, les Polonais ou, après-guerre, les Hongrois n’avaient pas suscité de tels débats.

Le 6 octobre 1986, le Conseil fédéral promulgue une ordonnance limitant le nombre des étrangers et qui reprend les points incontestés du précédent projet de loi. Les étrangers désireux d’exercer un emploi doivent provenir en premier lieu des régions traditionnelles – Europe occidentale, Yougoslavie incluse, Etats-Unis et Canada –, des pays «où les valeurs culturelles, religieuses et sociales correspondent aux nôtres». L’image des faux réfugiés devient alors très populaire et très utilisée par les partis politiques.

La Suisse se retrouve dans la forteresse Europe?

Elle externalise en quelque sorte ses frontières au sein d’un espace plus large. La Suisse s’ouvre sur l’Europe mais se ferme davantage à tout ce qui est extra européen ou plutôt, on assiste au concept des deux ou trois cercles avec une approche culturaliste sous-jacente.

La Suisse reste donc un pays frileux en matière d’immigration?

Le Conseil fédéral annonce clairement en 1991 qu’il ne souhaite pas que la Suisse soit une terre d’immigration attractive. Dans son rapport de 1991, il affine les critères de sélection des immigrants et propose le «modèle des trois cercles» auquel il associe une politique de recrutement spécifique.

Propos recueillis par Philippe Bach pour le Courrier

Bibliographie

Pour aller plus loin 1 Silvia et Gérald Arlettaz, Les étrangers en Suisse. L’immigration et le développement de la formation nationale 1848-1933. Lausanne, Hist.ch, Antipodes & SHSR, 2004 [2e édition 2010]. 167 p. Ainsi que Citoyens et étrangers sous la République Helvétique 1798-1803. Genève, Georg, 2005, 440 p.

vendredi 16 septembre 2011

Un avenir suisse ?

Plusieurs des détenus apparaissant dans Vol spécial étaient présents lors de la projection de jeudi à Lausanne. Certains en hommes libres, d’autres en clandestins. Le Kosovar Jeton Idrizi, 26 ans, était très ému: «C’était dur de voir ce film, de voir ma femme pleurer. Mais il faut toujours penser aux autres, ceux qui viendront après. J’espère que les gens vont changer d’avis après avoir vu le film, qu’ils ne vont plus voter comme ça.»

Plusieurs des détenus apparaissant dans Vol spécial étaient présents lors de la projection de jeudi à Lausanne. Certains en hommes libres, d’autres en clandestins. Le Kosovar Jeton Idrizi, 26 ans, était très ému: «C’était dur de voir ce film, de voir ma femme pleurer. Mais il faut toujours penser aux autres, ceux qui viendront après. J’espère que les gens vont changer d’avis après avoir vu le film, qu’ils ne vont plus voter comme ça.»

Après le décès survenu lors d’une expulsion à Zurich, les vols spéciaux ont été suspendus et Jeton Idrizi a été libéré: «Je suis resté à Payerne sans papiers, chez ma femme, nous avons eu un enfant. Jeudi matin, j’ai reçu un permis F (ndlr: admission provisoire). J’ai la possibilité de travailler, de vivre en Suisse.»

Le Camerounais Elvis Enow, 23 ans, a été choqué de revivre les moments douloureux de son expulsion: «C’est la loi, mais ce n’est pas une raison pour nous attacher comme des animaux. J’ai pris l’avion ligoté sur une chaise.» Un voyage via le Nigeria et le Congo l’a emmené jusqu’à Yaoundé. «Quand nous sommes arrivés, le consul de Suisse est venu nous accueillir, mais nos autorités n’ont pas vu comment nous étions traités. J’ai passé une semaine au Cameroun à voir ma famille. Et puis je suis revenu en Suisse.» Père de jumeaux depuis le 24 août, Elvis Enow vit à Lausanne, sans papiers. «Je dois travailler pour éduquer mes enfants, pour qu’ils aient un avenir. Je regarde devant moi, j’espère qu’il y a une place pour moi ici. Les Suisses doivent voir ce film, surtout ceux qui votent UDC.»

Tribune de Genève

mercredi 14 septembre 2011

Geordry, expulsé et en danger au Cameroun à cause d’une fuite de documents suisses

Un Camerounais de 26 ans, renvoyé de Suisse, a été emprisonné à Yaoundé. Il vit aujourd’hui caché. Des documents liés à sa procédure d’asile ont abouti en mains camerounaises. Malaise à Berne.

Il a été expulsé de force et s’est retrouvé quelques mois plus tard en prison. Geordry, un Camerounais de 26 ans, est un des protagonistes du documentaire Vol spécial de Fernand Melgar, tourné dans le centre de détention administrative de Frambois. Aujourd’hui, après cinq mois passés derrière des barreaux camerounais, il vit caché à Yaoundé. Car il craint d’être à nouveau arrêté par la police pour le seul fait d’avoir demandé l’asile en Suisse. Inquiet, Fernand Melgar est intervenu auprès de Simonetta Sommaruga.

Cette affaire met en exergue la problématique des requérants emprisonnés dans leur pays pour avoir tenté de trouver refuge ailleurs (lire ci-dessous). Mais dans le cas de Geordry, l’affaire se corse: des documents confidentiels qui n’auraient jamais dû quitter la Suisse ont été retrouvés au Cameroun. Et c’est sur la base de ces documents que les autorités locales le poursuivent. Explications.

Geordry a déposé une demande d’asile à Vallorbe le 10 avril 2006. Débouté par l’Office fédéral des migrations (ODM), il a été incarcéré le 22 octobre 2009 à Frambois. Le 4 mars 2010 au petit matin, il est expulsé de force, par vol spécial, vers le Cameroun. Ligoté, menotté, avec un casque sur la tête. Le 20 mars, il se rend au commissariat du 16e arrondissement de Yaoundé pour établir une nouvelle carte d’identité. Et c’est là que les ennuis commencent. Il apprend qu’il est recherché. Et que la police détient des documents prouvant qu’il a demandé l’asile en Suisse.

Geordry ne peut pas nier longtemps. Il dit aux policiers qu’il l’a fait «parce que je mourais de faim». Relâché après deux jours, il est à nouveau convoqué le 25 décembre 2010. Ce jour-là, il est emmené de force à la prison Kondengui, où il croupira avec 14 détenus dans une cellule insalubre de 4 m2. Il est libéré le 26 mai 2011, mais dois rester à la disposition de la justice. Le 27 juillet, il reçoit une convocation pour le 3 août, pour «détention de documents douteux». Il panique, craint d’être à nouveau emprisonné. Il ne se rend pas à la convocation et vit depuis caché.

Un rapport de la police camerounaise du 20 mars 2010, que Le Temps a vu, fait état de l’interpellation de Geordry, «détenteur d’un ensemble de documents dont les origines nous paraissent douteuses». La police liste un laissez-passer établi par l’ambassade du Cameroun à Berne, qu’elle considère comme faux, sa fiche signalétique de Frambois avec son numéro d’écrou et son «titre de séjour VD 4211445», en fait son livret N de requérant d’asile. Le rapport mentionne aussi le PV d’une audition menée par l’ODM. «C’est faux», assure Geordry, joint par téléphone. «Ils ne sont pas venus m’arrêter, c’est moi qui suis allé au poste de police pour ma carte d’identité. Et c’est eux qui avaient les documents. Je n’avais que le laissez-passer. Ils m’ont montré ce jour-là ma carte d’écrou de Frambois. En voyant ça, je suis tombé dans les pommes. Plus tard, j’ai appris qu’ils avaient d’autres documents.»

Des documents qui, quoi qu’il en soit, n’auraient jamais dû se retrouver au Cameroun. Seule la présence du laissez-passer est justifiée: il s’agit du document dont l’ODM a besoin pour livrer les expulsés de vols spéciaux aux autorités locales. Geordry l’a reçu à l’aéroport. Il affirme n’avoir jamais eu les autres documents. Celui de Frambois est un document interne. Et son permis N, il l’avait déposé au Service de la population vaudois (SPOP) avant son arrestation pour Frambois.

Interrogé, l’ODM assure que les Etats d’origine «ne reçoivent, de la part des autorités suisses, aucune information sur le fait que la personne renvoyée a suivi une procédure d’asile en Suisse.» «Il n’y a aucun échange de documents concernant la procédure. Lors des renvois forcés, ce sont les autorités cantonales qui contrôlent que les personnes renvoyées ne sont pas en possession des documents de procédure d’asile», précise le porte-parole Michael Glauser.

En d’autres termes: Geordry ne pouvait pas avoir sur lui ces documents, dont Le Temps a pu voir des photocopies. Le fait qu’ils proviennent à la fois de l’ODM, de Frambois et du SPOP est troublant. Jean-Michel Claude, le directeur de Frambois, ne cache pas son malaise à propos du bulletin d’écrou. «C’est un document interne. Les requérants n’y ont pas accès», confirme-t-il. «Avant leur expulsion, ils sont à la fois fouillés par notre personnel et par la police pour être sûr qu’ils n’ont aucun document sur eux». Jean-Michel Claude précise surtout que ce document était avant transmis à la police «à des fins d’identification» des expulsés. «Mais depuis que cette fuite nous a été signalée à propos de Geordry, nous avons changé de pratique. Et nous ne transmettons plus ces documents à la police», admet-il du bout des lèvres.

Du côté du SPOP, Erich Dürst, chef de la division asile, confirme que le permis N est retiré aux requérants lorsqu’une décision de rejet et de renvoi entre en force et devient exécutoire. Et qu’il n’est «jamais transmis» aux autorités du pays d’origine. Mais dans le cas de Geordry, il dit «ne pas être en mesure de confirmer que l’intéressé aurait remis son permis N échu aux autorités cantonales.»

Pour Fernand Melgar, la situation est grave: «Geordry est en danger. La Suisse doit le protéger». Il a été le voir avec son équipe en juin à Yaoundé. Geordry a raconté les tortures subies en prison pour avoir «sali l’image de son pays à l’étranger.». Et pour qu’il avoue ses motifs d’asile. «Il a de nombreuses séquelles physiques et psychologiques», commente le cinéaste.

Le 2 août, le Service d’aide juridique aux exilés a demandé à l’ODM de l’autoriser d’entrer en Suisse «pour la conduite de la procédure d’asile ordinaire». L’Office, qui d’habitude ne s’exprime pas sur des cas particuliers, précise qu’une enquête, à laquelle participe l’ambassade de Suisse au Cameroun, a été lancée. En attendant, Geordry vit toujours dans la peur. «J’essaie de tenir le coup. Mais c’est dur», dit-il.

Valérie de Graffenried dans le Temps

mercredi 31 août 2011

La fin du ramadan dans l’intimité d’une famille musulmane d’Yverdon

Après trente jours de jeûne diurne, la communauté islamique vaudoise célèbre l’Aïd-el-fitr. Reportage lundi soir.

«Pour commencer, un café turc avec de la cardamome!» lance Gian, dans son bel appartement du quartier des Chaînettes, à Yverdon. Le café, avant de manger? «C’est comme votre apéro», explique sa sœur, Pery, la cinquantaine fringante, installée en Suisse depuis trente-deux ans, membre de l’association des Paysannes vaudoises et animatrice dans un EMS.

Sur la table, pour ce repas qui marque la fin du ramadan (iftar ), des mets de toutes les couleurs: olives noires, vertes, mauves, chaussons à la viande, riz, poulet, salades, fruits. Et dans la carafe: du yoghourt dilué dans de l’eau salée.

Le menu est copieux, mais sans commune mesure avec l’iftar gargantuesque que Gian aurait fait mijoter en Irak, son pays d’origine: «Normalement, tout le monde s’active dans tous les sens une semaine avant. C’est l’ébullition. On fait les achats durant plusieurs jours et on s’habille de neuf.»

A Yverdon, seule la petite Tara, 10 ans, a eu droit à une robe neuve. «On garde nos mœurs, certes, mais on se fond dans la masse», explique Pery, qui a recouvré le goût du ramadan depuis que sa sœur l’a rejointe en Suisse il y a trois ans. «Mais en trente ans, j’ai perdu la capacité de jeûner totalement», avoue celle qui a épousé un Yverdonnois en 1980.

La petite Tara et sa sœur, Raya, se sont vu glisser une pièce dans la poche par les adultes. Elles iront faire un tour de manège et s’achèteront des bonbons. Gian et son mari, Mohamed, ont fait le tour des étages pour distribuer des kleecha (pâtisseries aux dattes et aux noix) aux voisins de l’immeuble. Justement, la voisine de palier sonne à la porte avec un bouquet, pour les remercier.

De la joie, non sans pincement au cœur: «On serait là-bas, la fête serait frénétique», dit Gian. «Tu parles! C’est un vrai bain de sang», renchérit son mari, en montrant les images des chaînes arabes qui tournent sur l’écran du salon. «Allez, allez! Ici, ce sera bientôt Noël», tente de consoler Pery. «Chez nous, on fête aussi Noël. Une fête de plus vaut toujours mieux qu’une fête de moins !»

Marion Moussadek dans 24 Heures

mardi 16 août 2011

L'odyssée (in)humaine de dix réfugiés

Ils n'en ont pas le statut officiel, mais le sont pourtant corps et âme. Réfugiés en France pour fuir la persécution en Serbie, ces dix Roms devaient être expulsés la semaine dernière. Mais le tribunal de Lille leur a offert un sursis inespéré.

Ces voyages-là, d’habitude, sont sans retour. Arrêtée mercredi matin, à l’aube, à Clermont-Ferrand, la famille Ajeti-Hassani, dix Roms du Kosovo, devait être renvoyée dans son pays putatif, la Serbie.

Vendredi, un juge du tribunal administratif de Lille, où ils avaient été transférés, en a pourtant décidé autrement. Les motifs du jugement n’ont pas encore été notifiés, ni à la famille, ni à la préfecture du Puy-de-Dôme. Difficile donc de tracer des perspectives pour l’avenir, même à très court terme.

Menacés en Serbie

Seule certitude, à compter d’aujourd’hui, quatre adultes et six enfants, âgés de deux à onze ans, seront à nouveau à la rue. La solution trouvée pour les abriter ce week-end, un camping dans la campagne auvergnate, ne peut s’éterniser.

Pour eux, c’est un nouveau saut dans le vide, où ils sont à peu près sûrs d’être rejetés de Charybde en Scylla. Mais comparée à l’odyssée qui les a menés jusque-là, cette ultime péripétie ne saurait constituer un écueil majeur. Ils semblent avoir en eux une volonté monolithique d’aller de l’avant.

1999. La guerre fait rage dans leur pays, le Kosovo. Vendeurs de vêtements sur les marchés, ils fuient vers la Serbie, où on leur interdit d’exercer leur métier. D’autres persécutions suivront. Les propos racistes destinés à Arben, 7 ans à l’époque, par sa première maîtresse d’école. Son frère aîné, Kadri, la vingtaine, obligé, sous la menace d’un fusil, de charger les corps de ses amis dans un camion destiné au charnier. La Serbie, comme le Kosovo, sont pourtant considérés comme des pays « sûrs » par la communauté internationale.

Après dix ans de calvaire, la famille Ajeti-Hassani choisira de fuir. Direction, la France, en février 2011.Là, ils réclament le statut de réfugiés qui leur est refusé en première instance par L’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra).

Selon la famille et les bénévoles qui les entourent, un appel serait en cours devant la Commission nationale du droit d’asile (CNDA). La préfecture, elle, affirme que cette instance a déjà tranché. Avis défavorable pour les dix Roms.

Même si un recours est également déposé devant le tribunal administratif de Clermont-Ferrand, le préfet décide, le 10 août dernier, de prendre un arrêté de reconduite à la frontière. Ce jour-là, à 7 heures du matin à peine, Kadri et son épouse, Arben, ses parents et ses frères et soeurs sont arrêtés dans l’hôtel qu’ils occupent à Clermont-Ferrand. Quelques jours à peine après l’annonce par le ministre de l’Intérieur du nouvel objectif de 30.000 expulsions pour l’année 2011.

Pas le temps de prendre leurs habits

Dans sa chambre, Arben, dix ans désormais, veut récupérer ses habits. « Ils nous ont dit : “Non. Vite, vite, vite”. ». Ils sont emmenés de force, sans rien comprendre à ce qui leur arrive. « Les enfants ont été traumatisés, ils étaient en pleurs », raconte Kadri. La famille échappe juste à l’humiliation des menottes. Pas besoin. Selon la préfecture, l’interpellation de la famille par les quinze policiers s’est déroulée « sans heurt ».

Dans un bus de tourisme, spécialement affrété pour l’occasion, la famille Azeti-Hassani est transférée au centre de rétention de Lille. « Une cage, une prison », mime Salih, le père de famille, les deux mains jointes sur des barreaux imaginaires. Lorsqu’ils sont relâchés, vendredi, la police se contente de les déposer sur un quai de gare. Sans argent ni billet de train. Clandestins sous contrainte. « Par rapport au voyage tout frais payé de l’aller, le contraste est saisissant », ironise une bénévole.

Malgré la peur de se faire coincer, ils parviendront à rejoindre Clermont-Ferrand, à minuit, épuisé. Après tout ça, on se demande encore comment les parents trouvent la force de sourire, de se réconforter. Comment les enfants peuvent-ils jouer au football, en toute innocence. Quel sentiment les meut ?

En la matière, la barrière de la langue ôte toute certitude. On tranche par élimination. Cette sarabande n’est pas une façon d’oublier, vu qu’ils savent leur sort suspendu au moindre aléa. Ce n’est plus tout à fait de l’espoir. Trop de portes se sont refermées. « On veut habiter en France, que nos enfants grandissent ici, aillent à l’école », explique Salih. L’envie de vivre. Toujours.

Sébastien Dubois pour la Montagne

dimanche 14 août 2011

La « Bête », le train des clandestins vers les Etats-Unis

On l'appelle la « Bête ». C'est le train de marchandises mexicain qui transporte également les clandestins latino-américains qui veulent tenter leur chance aux Etats-Unis : un « train de la mort [qui] dévore des milliers de voyageurs en provenance d'Amérique centrale et du Sud ». Fragments de vie glanés par notre partenaire Global Voices Online sur les réseaux sociaux latino-américains.

Le 1er août, le blog Espacio Perdido a mis en ligne un billet qui retraçait l'histoire du voyage en train au Mexique :

« En 1999, la gare de Buenavista a fermé définitivement. Au fil du temps, d'autres gares, ailleurs dans le pays, ont également fermé. Avec ses fermetures de gares disparaissait l'une des plus grandes réalisations du XXe siècle au Mexique : le transport de passagers par train.

Il n'existe plus désormais que quelques trains de transport de fret… Ces trains transportent des marchandises mais aussi, hélas, des passagers.

De la ville de Ciudad Hidalgo, au Sud, près de la frontière avec le Guatemala, jusqu'aux grandes villes du Nord, court l'une des plus grandes ignominies du pays. “La Bête”, ou le train de la mort, dévore des milliers de voyageurs en provenance d'Amérique centrale et du Sud, des gens qui voyagent sur le toit des wagons ou entre les wagons et s'exposent ainsi à une série de dangers, dont le plus important d'entre eux : l'homme. »

Le blogueur Eduardo Barraza, qui écrit pour le journal citoyen en ligne Barriozona, jette une lumière crue sur la situation de ces trains de fret vieillissants qui empruntent cette route périlleuse et transportent des passagers qui ne savent jamais s'ils vont arriver à destination ou pas :

« Aux Etats-unis, ces passagers sont qualifiés péjorativement d'“illégaux” par bon nombre de gens. Mais au cœur de l'Amérique centrale, ils représentent des hommes et des femmes sans ressources mais prêts à tout pour quitter leur pays dans l'espoir de réussir aux Etats-unis.

Parce qu'ils ne peuvent s'offrir un autre moyen de transport et cherchent à éviter la police des frontières mexicaines, des milliers de ressortissants de pays comme le Salvador, le Guatemala, le Honduras ou le Nicaragua bravent tous les dangers et montent sur le toit de trains qui partent du sud du Mexique pour les villes du Nord, situées le long de la frontière avec les Etats-unis. »

Il est frappant que les deux blogs, Espacio Perdido et Barriozona, fassent état non seulement de l'histoire récente de la région mais aussi d'une œuvre culturelle inspirée de ces événements : un documentaire qui emprunte son titre au sinistre nom donné aux trains de transport de marchandises par ces voyageurs migrants qui risquent leur vie ou leurs membres en y embarquant.

Avec la Bête, le risque d'être attaqué, volé, racketté ou tué

Le documentaire tourné par Pedro Ultreras, « La Bestia » (« La Bête »), sorti en 2010, raconte le voyage du réalisateur avec ces voyageurs migrants sur le toit des trains de marchandises.

Véritable archive culturelle, ce film raconte un voyage parmi tant d'autres, entrepris chaque jour dans des conditions périlleuses par ces gens désespérés et sans ressources qui s'en vont chercher du travail et de meilleures conditions de vie pour eux-mêmes et leurs familles.

Il offre un témoignage en images de cette situation qui continue d'être peu ou pas traitée dans les grands médias. (Voir la vidéo)

 

 

Le documentaire a été projeté cet été dans les villes et villages situés le long du trajet de la caravane « Paso a Paso hacia la Paz » (Marche pas à pas vers la paix), une marche rassemblant plusieurs centaines d'immigrés sans-papiers et leurs familles ainsi que des militants des droits de l'homme, pour protester contre les violations des droits des immigrés et réclamer justice et protection pour cette population vulnérable.

Les réactions au film, à en juger par celles exprimées sur Twitter, ont été positives et favorables. Georgina Cobos a signalé la projection du documentaire au Sénat mexicain. Jessica Ramirez, étudiante en communication à l'université nationale autonome du Mexique (Unam), a exhorté ses suiveurs à aller voir le film :

« Nous devrions tous aller le voir. Le réalisateur l'a tourné avec SES propres fonds, on doit soutenir “La Bestia”. »

Dans son essai intitulé « Migrants as targets of security policies » (« Les Immigrés, cibles des politiques de sécurité »), Christine Kovic, blogueuse et professeur d'anthropologie à l'université de Houston (Texas), fait état d'un groupe d'immigrés kidnappés le 23 juin dernier alors qu'ils tentaient de passer aux Etats-unis sur un train de marchandises :

« Les autorités ne peuvent nier la souffrance et la vulnérabilité extrêmes des migrants qui traversent le Mexique en provenance de l'Amérique centrale.

Ne pouvant payer les “polleros” [les passeurs, ndlr] et cherchant à éviter les contrôles à la frontière, des milliers de migrants voyagent sur le toit des trains ou s'accrochent sur les côtés et s'exposent à la pluie, à la chaleur, à la déshydratation et à l'électrocution. Beaucoup d'entre eux ont perdu la vie ou des membres en tombant des trains.

Voyageant de manière clandestine, les immigrés sont susceptibles d'être attaqués, volés, rackettés ou tués. »

On dispose désormais d'images puissantes du calvaire vécu par les personnes qui risquent leur vie sur le dangereux « sentier du migrant », mais il faut sans doute replacer ces terribles images de « La Bestia » dans une perspective géopolitique plus large.

« Un bouclier autour de l'Alena »

Dans son billet, Christine Kovic souligne que les opérations de police menées pour empêcher le passage des immigrés vers les Etats-unis – quel qu'en soit le coût humain – ont également lieu désormais à la frontière sud du Mexique :

« Les mesures visant à décourager l'immigration sont aussi maintenant mises en œuvre dans le Sud, où les autorités en charge ont renforcé les mesures de sécurité, notamment le long de l'isthme de Tehuantepec, le point de passage le plus étroit du Mexique.

Ces mesures sont soutenues par les Etats-unis pour limiter l'immigration en provenance de l'Amérique centrale. Le plan de coopération en matière de sécurité conclu entre le Mexique et les Etats-unis, connu aussi sous le nom de “initiative de Merida”, apporte au Mexique les fonds nécessaires “à la conception et à la mise en œuvre des mesures contre le trafic de drogue, pour la lutte antiterroriste et la sécurité aux frontières”.

Comme l'a déclaré en 2008 le sous-secrétaire d'Etat américain Thomas Shannon, “d'une certaine manière, nous mettons un bouclier autour de l'Alena” [Alliance de libre échange nord-américain, traité entré en vigueur en 1994 instituant une zone de libre-échange entre les Etats-unis, le Canada et le Mexique, ndlr].

Mais ce que ne dit pas M. Shannon, c'est que ce “bouclier” laisse sans protection les migrants et les travailleurs pauvres. Pire : il en fait des cibles. »

Au mois de juin dernier, la ministre la Justice mexicaine, Marisela Morales, a affirmé que la protection de la frontière sud du Mexique était une question de sécurité nationale, car pour elle :

« Le flux de personnes et de marchandises qui entre illégalement au Mexique et la délinquance que cela génère appelle une coordination renforcée au niveau institutionnel afin d'améliorer la vigilance, la sécurité et le respect des droits de l'homme. »

« Les droits des migrants continuent d'être violés »

Mais Christine Kovic explique ce qu'il faut entendre derrière les mots de la ministre :

« Dire que les immigrés sans-papiers qui passent par la région font partie d'un “flux illégal”, c'est considérer qu'ils n'ont pas de droits, c'est les voir principalement comme des délinquants.

Cette vision des choses explique en partie pourquoi les actions menées par les Etats-unis, le Mexique et les gouvernements des Etats de l'Amérique centrale conduisent à des violations des droits de l'homme.

Ces gouvernements, ainsi que les multinationales, créent les conditions qui poussent les gens à l'émigration clandestine. Les mesures de sécurité, c'est-à-dire les points de contrôle sur les autoroutes ainsi que le long de la frontière entre le Mexique et les Etats-unis, conduisent les gens à voyager dans des conditions extrêmement dangereuses, ce qui crée un marché pour les passeurs.

Et au final, comme les responsables de ces actes ne sont jamais poursuivis, les droits des migrants continuent d'être violés. »

Deborah Esch, traduit par Ange Pambou en partenariat avec Global Voices sur Rue89

samedi 13 août 2011

De Tripoli à Calais: des Libyens racontent leur exil

"Je souhaite vivre en France en paix", explique Hassan, un Libyen de 25 ans qui a fui son pays en guerre et trouvé refuge à Calais, comme plusieurs de ses compatriotes, dans l'espoir de se reconstruire.

Après avoir pensé rallier l'Angleterre, il s'est ravisé sur les conseils de l'antenne calaisienne du HCR (agence des nations unies pour les réfugiés) et a entamé des démarches pour demander l'asile en France. Ce jeune homme chétif à la peau d'ébène explique calmement avoir fui la Libye après avoir été enrôlé de force dans l'armée. "Je suis contre la guerre, contre tuer des innocents", explique-t-il. Lorsque la compagnie pétrolière britannique qui l'employait comme ingénieur a été attaquée par "des jeunes ou des rebelles libyens", il a dû ramener un des véhicules de l'entreprise à Tripoli. Il a alors été contrôlé par l'armée, "présente partout", puis enrôlé contre son gré.

Quelques semaines plus tard, il a profité d'une permission pour déserter et embarquer clandestinement pour les côtes italiennes, d'où il a rejoint Rome, puis Marseille, Lyon et enfin Lille, en train. "Si j'avais refusé de rejoindre l'armée, je serais sous terre. On ne peut pas dire: +non, je n'irai pas dans l'armée de Kadhafi, c'est impossible+", explique-t-il. "Je n'aurais jamais imaginé quitter mon pays un jour. Je déteste Kadhafi, mais comme tout le monde, je m'étais un peu habitué à la situation".

Hébergé depuis quelques semaines dans un foyer à Lens, il regarde, dubitatif, une pelleteuse éventrer les vestiges de l'usine désaffectée qui a été son premier refuge à Calais. Ce squatt baptisé "African house" par les dizaines de migrants de passage sera bientôt un quartier d'habitations. En raison du manque de places en hébergement d'urgence, de nombreux migrants sont contrairement à Hassan sans domicile fixe et subissent "une pression policière importante avec des contrôles répétés de leur identité", selon Mathilde Tiberghien, du HCR.

"J'ai vécu toute ma vie illégalement, la police me suit partout, j'espère trouver une solution", explique d'ailleurs Idriss, 30 ans, qui a également fui la Libye, mais avant la guerre, en raison de son opposition au régime. Comme Hassan, il a déposé une demande d'asile. Il se souvient d'une manifestation, à Londres, où il vivait encore il y a quelques mois. "Nous avons essayé d'écraser l'ambassade libyenne, mais nous avons été repoussés par les policiers britanniques. Au vu de la répression, on ne pouvait pas agir dans la demi-mesure", s'excuse-t-il presque. Il est alors contrôlé, et, sans papiers, renvoyé vers la France. Il souhaitait retourner chez lui, ne serait-ce que pour avoir des nouvelles de sa famille, dont il ne savait même pas si elle avait survécu, mais les autorités britanniques ont refusé de le renvoyer en Libye: "trop dangereux". Pour lui, "la guerre de l'Otan est insuffisante: tant qu'il n'y aura pas d'opération à terre, ça ne pourra pas marcher".

En attendant que la situation se stabilise, il a décidé de se reconstruire en France, où il se verrait bien reprendre ses études de journalisme. Hassan, lui, espère apprendre le français et obtenir le statut de réfugié, pour faire venir sa femme, restée au pays.

Nicolas Guibert pour l’AFP

mercredi 10 août 2011

Le terrible ‘Vol spécial’ de Fernand Melgar

Trois ans après «La Forteresse», le réalisateur suisse Fernand Melgar revient à Locarno avec un documentaire sur les renvois forcés d’étrangers en situation irrégulière. Son film, «Vol spécial», est en lice pour le Léopard d’or. Entretien.

En Suisse, chaque année, des milliers d’hommes et de femmes sont privés de leur liberté, sans procès, ni condamnation. Elles et ils sont étrangers, en situation irrégulière, clandestins et requérants d’asile pour la plupart, et enfermés dans l’un des 28 centres de détention administrative du pays, en attente d’être expulsés. Une attente qui peut parfois se prolonger et aller jusqu’à deux ans.
Avec Vol spécial, Fernand Melgar nous fait pénétrer dans l’enceinte de  Frambois, dans le canton de Genève, pour découvrir le dernier maillon de la chaîne migratoire en Suisse. Suivant le parcours de six migrants, le réalisateur lève le voile sur les mois d’attente, d’espoir et d’exaspération. L’œuvre du cinéaste romand donne ainsi un visage humain aux agents de surveillance et met en relief la cruauté des renvois forcés.
La loi fédérale sur l’asile prévoit que des vols spéciaux peuvent être affrétés pour des étrangers frappés d’une décision d’expulsion et qui refusent de rentrer volontairement dans leur pays. Liés et menottés, ils sont embarqués de force à bord de l’appareil qui doit les ramener «à la maison». Une patrie de laquelle ils ont fui pour sauver leur vie ou simplement pour tenter une vie meilleure.
Le documentaire de Fernand Melgar sort un mois après la reprise des vols spéciaux en question, suspendus l’an dernier après la mort d’un citoyen nigérian. Présenté en première mondiale, Vol spécial est l’un des trois opus helvétiques en lice pour le Léopard d’or, qui couronnera la 64e édition du Festival international du film de Locarno dans quelques jours.

swissinfo.ch : Trois ans après La Forteresse, vous revenez à Locarno avec un nouveau documentaire sur le drame de l’immigration. D’où vous vient ce besoin de raconter des histoires de vie?

vs1 Fernand Melgar:  Je suis convaincu que les réalisateurs ne choisissent pas les thèmes de leurs films mais que bien souvent, c’est le contraire qui se produit. Je suis arrivé à Frambois par hasard, grâce à mon lien d’amitié avec Fahad, l’un des protagonistes de La Forteresse. Fahad avait été emprisonné après s’être vu refuser l’asile.
Lorsque je suis allé le trouver, j’ai été frappé parce que je ne savais pas que de telles choses pouvaient se produire. C’est ce qui m’a poussé à enquêter et c’est de là qu’est né le projet de Vol spécial.
Dans ces centres, on trouve des gens dont la seule faute a été d’être clandestins. Ils attendent d’être rapatriés, mais dans la majeure partie des cas, ils ne peuvent ou ne veulent pas rentrer chez eux parce qu’ils risquent leur vie, ou encore parce qu’ils séjournent en Suisse depuis de nombreuses années, et partir reviendrait à tout abandonner, femme et enfants compris.

swissinfo.ch: Comment êtes-vous gagné la confiance des détenus et des gardiens?

F.M.: Dans tous mes documentaires, j’ai toujours établi un contrat moral avec les personnes, un contrat fondé sur la transparence et la sincérité. Pour Vol spécial, le temps a été notre meilleur allié. Pour les six mois du tournage, nous sommes allés à Frambois, nous avons parlé avec ces personnes, cherché à comprendre leurs intentions et gagné ainsi leur confiance.
Le 80% des fonctionnaires a accepté de se laisser filmer à visage découvert et cela, c’était vraiment important. Quant aux détenus, le fait de pouvoir raconter leur histoire a été pour eux un moyen de ne pas se sentir oubliés du monde, presque un cri de désespoir...

swissinfo.ch: Et vous, qu’avez-vous ressenti et retenu de ces moments passés à Frambois?

vs2F.M.: Sur le plan émotionnel, être habité par un sentiment d’injustice en voyant  des détenus innocents a été  pénible. Pour moi, être sans papiers, c’est une circonstance de la vie et non un crime. C’est une grande hypocrisie: aujourd’hui, la Suisse compte quelque 150'000 sans-papiers qui travaillent et, navré pour l’Union démocratique du centre (UDC), mais ils ne sont pas tous des dealers.
Au cours des dernières années, le citoyen étranger a été dépeint comme un animal. D’abord comme un mouton noir, puis comme un corbeau et même comme un rat. Je ne suis pas militant; avec mes films, je tente seulement d’inviter les spectateurs à la réflexion, à les pousser à s’interroger. Savez-vous que vous parlez de traite d’êtres humains? De familles anéanties? De personnes en danger qui sont venues chercher la protection dans un pays qui, jusqu’à preuve du contraire, est dépositaire des Conventions de Genève?

swissinfo.ch : Plus d’une année s’est écoulée depuis la réalisation de ce documentaire. Qu’est-il advenu de ces clandestins expulsés?

F.M.: Lorsque nous avons terminé le tournage de Vol spécial, nous nous sommes sentis orphelins. Et c’est ainsi que nous avons décidé de suivre la trajectoire de certains d’entre eux et que nous avons découvert des choses effrayantes.
Un seul exemple: Geordry, un Camerounais rapatrié de force, puis incarcéré et torturé durant cinq mois pour le seul fait d’avoir demandé l’asile en Suisse. Ce n’est  pas lui qui a informé les autorités africaines de sa situation, mais elles l’ont appris dans des circonstances pour le moins étranges. Disons qu’elles sont entrées en possession de certains documents sur son dossier d’asile… Je n’irai pas plus loin.
Nous nous sommes rendus au Kosovo, au Cameroun et dans d’autres pays et, avec le matériel rassemblé, nous allons réaliser un documentaire web. Il sera présenté dans les salles et disponible sur Internet, et accompagné d’une documentation qui permettra à ceux qui le souhaitent de découvrir ce que sont devenus les protagonistes de Vol spécial, de comprendre les conséquences concrètes que les lois helvétiques ont sur la vie des sans-papiers et des demandeurs d’asile.

swissinfo.ch: Vous ne vous définissez pas comme un militant et pourtant, vos films ont un fort contenu politique. Qu’attendez-vous du gouvernement suisse?

F.M. : Je ne fais pas des films politiques. A chacun son travail. Je suis réalisateur et non politicien. Je suis témoin de la réalité. Mon travail est celui de montrer des faits. Chacun doit assumer ses propres responsabilités et faire un examen de conscience. C’est à nos ministres qu’il faudrait demander ce qu’ils pensent de ce film...
Ce que je voudrais, c’est une prise de conscience, mais pour cela, je n’ai pas besoin de lancer de message politique. Le film parle de lui-même. Lors des débats qui ont succédé à la projection de La Forteresse, j’ai été frappé par la vision que les jeunes avaient des demandeurs d’asile. Ils les voyaient comme des délinquants et l’asile comme une forme d’abus social. C’est incroyable à quel point la politique de ces dernières années est parvenue à changer les mentalités en Suisse, pays qui, jusqu’à il y a quelques dizaines d’années, était encore ouvert.
Aujourd’hui, le Parlement est appelé à se prononcer sur une proposition de loi du Département fédéral de Justice et Police qui demande aux enseignants de dénoncer la présence d’enfants sans-papiers dans leurs classes. Savez-vous à quand remonte la dernière fois que nous avons demandé à des instituteurs de dénoncer des enfants «différents»? Pensez-y....

swissinfo.ch: Pendant la seconde Guerre mondiale?

F.M. : C’est exactement ça. Et cela devrait nous faire réfléchir, vous ne croyez pas?

Stefania Summermatter, swissinfo.ch, Locarno, traduction de l’italien: Nicole della Pietra

samedi 6 août 2011

Fernand Melgar, un «Vol spécial» qui domine la compétition

Le réalisateur vaudois est en compétition officielle au festival de Locarno. Impression à la sortie de la première projection de presse de son nouveau documentaire «Vol spécial».

fernand melgar locarno

Fernand Melgar en terrain connu. Et conquis, a-t-on envie d’ajouter à la sortie de la première projection de presse de son film, «Vol spécial». C’est en 2008 que le cinéaste vaudois avait séduit Locarno avec «La Forteresse», étourdissant documentaire sur l’accueil des requérants d’asile en Suisse. Léopard d’or de la section «Cinéastes du présent». Mérité, indiscutable.

Avec «Vol spécial», il se retrouve cette fois en compétition officielle. Une marche supplémentaire, peut-être. Et, premier constat, l’effet Melgar se répète. Cette fois, c’est à Frambois, centre de détention administrative sis à Vernier, donc Genève, qu’il plante sa caméra. Une caméra qui va vite se faire oublier - et c’est bien le premier miracle d’un documentaire une fois de plus limpide dans sa capacité à capter la vérité des choses.

C’est à Frambois que le sort des requérants d’asile se joue, et que leur destin se noue. Fernand Melgar filme en somme la fin d’un processus qu’il dénonçait dans «La Forteresse». Sauf que dénoncer n’est pas tout à fait le mot, tant cette immersion à hauteur d’hommes privilégie le facteur humain, aussi bien au niveau des demandeurs d’asile qu’à celui des employés du centre, des gardiens. Chaque trajectoire est un drame, une tragédie, qu’il s’agit de raconter, d’établir, en présence d’une équipe technique invisible.

Presque en retrait - Melgar ne juge pas, ne plaque pas de voix off sur ses images -, le cinéaste transforme cette discrétion extrême en un processus d’écriture au sens propre. Si le travail du documentariste fait parfois penser à Depardon, par cette manière de s’implanter dans un monde sans le perturber, il parvient à son but supposé, celui de donner à voir un processus au fond dégueulasse et inhumain au terme duquel certains individus se trouvent broyés ou niés. L’émotion que dégage «Vol spécial» est ainsi palpable, réel. Melgar nous place avec lui à l’intérieur du centre de détention, en empathie avec tous ceux qu’il filme. Unique documentaire de la compétition 2011, il risque bien de se retrouver aussi au palmarès. Et en salles dès le 21 septembre.

Pascal Gavillet dans la Tribune de Genève

Fernand Melgar donne un visage aux sans-papiers de Frambois

Le cinéaste lausannois avait filmé les réfugiés du centre de Vallorbe dans «La Forteresse», Léopard d’or à Locarno en 2008. Son nouveau documentaire, présenté au festival, et les photographies de son chef-opérateur Denis Jutzeler dénoncent aujourd’hui le sort des requérants emprisonnés à Genève dans l’attente insoutenable d’un renvoi.

vol spécial photo

Au centre de détention administrative de Frambois, dans la banlieue genevoise, Ragib apprend que son renvoi au Kosovo est prévu pour le lendemain sur un vol de ligne. Cet ancien saisonnier, qui depuis vingt ans travaille, paie ses impôts et cotise aux assurances sociales en Suisse, où vivent aussi sa femme et ses trois enfants, est accompagné par la police à l’aéroport. Ayant refusé de monter dans l’avion, le voilà
reconduit au centre. La prochaine fois, il sera embarqué – menotté et ligoté – pour un «vol spécial».
C’est ainsi que débute le nouveau documentaire de Fernand Melgar, projeté cet après-midi en compétition au Festival de Locarno et sur les écrans romands dès le 21 septembre. D’emblée, on est frappé par l’absurdité de ce «faux départ», par cet inexorable drame en deux actes qu’auront à endurer la grande majorité des sans-papiers et des requérants d’asile déboutés incarcérés dans la perspective d’un retour imposé dans leur pays d’origine, contraints de partir – de gré ou de force.
Comme La Forteresse, tourné dans le centre pour réfugiés de Vallorbe et salué par un Léopard d’or en 2008 à Locarno, Vol spécial prend la forme d’un huis clos carcéral, d’une immersion (sans interviews ni commentaires) derrière les murs d’une drôle de prison, dont les détenus n’ont commis aucun crime. Les jours s’écoulent «tranquillement» à Frambois, où les détenus sont libres de sortir de leur cellule de 8 h à 21 h, où les relations entre eux et avec les gardiens sont empreintes de compréhension et de respect mutuels.

Rires et larmes
Evitant tout manichéisme, Fernand Melgar filme les uns et les autres avec la même attention, et décrit le quotidien du lieu avec un réel souci d’objectivité – qui ne signifie pas «neutralité»: son documentaire fait souvent sourire, mais il est aussi rythmé par le passage des avions, rappel glaçant d’un destin funeste. Et si le pire reste hors champ, puisque le cinéaste n’a pas obtenu le droit de filmer les embarquements forcés (lire l’interview parue dans notre édition du 23 juillet dernier), la menace diffuse d’un renvoi – qui peut se concrétiser à tout moment – est toujours présente à l’esprit. L’intrusion des images du téléjournal relatant la mort d’un Nigérian à l’aéroport de Zurich en mars 2010 n’en est que plus brutale et rend au drame sa dimension humaine.
Fernand Melgar ne cherche pas pour autant à tirer sur la corde sensible, il saisit les moments d’émotion quand ils surviennent sans en rajouter. Il a raison, car c’est moins le sort – évidemment révoltant – réservé aux sans-papiers que la posture ambiguë du personnel de Frambois qui éclaire le mieux les conséquences dramatiques des incessants durcissements des lois sur l’asile et les étrangers.
Nouant au fil des mois des rapports d’amitié avec ceux qu’ils devront un jour envoyer vers un avenir incertain, ces employés au profil plus social que policier sont dans une situation intenable, obligés d’appliquer une législation dont ils ne peuvent que constater le caractère profondément inique. Le malaise se résume parfois à un mot, lorsque l’un d’entre eux souligne qu’il préfère parler de «pensionnaires» plutôt que de «détenus», ou chaque fois que ces derniers sont invités à quitter la Suisse «en homme libre» (!) plutôt que dans les conditions humiliantes d’un vol spécial.
S’en aller dans la dignité, voilà en effet – à moins d’une improbable régularisation in extremis – le seul réconfort auquel peuvent prétendre ces «indésirables». Si dans La Forteresse l’espoir était encore permis, Vol spécial est ainsi dominé par un intolérable sentiment de fatalité, mais aussi d’injustice et d’indignation.

Mathieu Loewer dans le Courrier

 

«Je leur ai demandé de se confier librement à l’image»

En février 2010, Fernand Melgar me confie l’image du film documentaire Vol spécial. Avec l’équipe de tournage, je me suis immergé durant deux mois dans un univers carcéral singulier: Frambois. C’est un centre de détention administrative situé depuis 2004 dans la banlieue industrielle de Genève, à proximité de l’aéroport, à l’abri des regards et dans une relative indifférence. Parmi les vingt-huit pénitenciers cantonaux qui pratiquent, en plus du pénal, la détention administrative, Frambois est un cas à part. Les détenus sont tous des réfugiés demandeurs d’asile déboutés, en attente d’un retour forcé dans leur pays d’origine par «vol spécial».

Frambois est le premier établissement en Suisse entièrement dévolu aux mesures de contrainte. Se fondant sur le principe de non-cohabitation entre détenus pénaux et administratifs décrété par le Tribunal fédéral, les trois cantons concordataires (Vaud, Genève, Neuchâtel) ont essayé de créer un régime de détention plus souple, en favorisant une circulation à l’intérieur des murs.

Le lieu, pourtant, ne trompe pas. Ceint de grillages, de fils barbelés et truffé de caméras, il est sous haute surveillance. Cellules, portes fermées à clé, fenêtre barrées, lieux de fouille. Voilà à quoi ressemble l’univers de Frambois. A l’intérieur, dans les vingt-deux cellules individuelles et les espaces communs, les détenus, invisibles pour la société civile, attendent leur renvoi. Les personnes qui y sont incarcérées ont un statut étrange. Elles sont en prison, mais leur détention n’a aucun motif pénal. Elle est uniquement administrative. La loi fédérale sur les mesures de contrainte permet d’emprisonner une étrangère ou un étranger en situation irrégulière dès l’âge de 15 ans, pour une durée allant jusqu’à vingt-quatre mois, dans l’attente de son renvoi de Suisse. En vertu de cette loi, n’importe quel étranger sans statut légal, soit environ deux cent mille personnes, peut être incarcéré à tout moment sans avoir commis d’autre infraction. La détention administrative n’a jamais pour but de punir, mais uniquement de garantir un renvoi. Si elle a un statut de détention pénale, elle est par certains aspects plus dure.

Lors d’une condamnation pénale, chaque jour est un pas vers la liberté. Ce n’est pas le cas ici. Les détenus n’ont aucune perspective, ni remise de peine, ni libération conditionnelle. Dans bien des cas, l’incarcération a de graves conséquences: dépression, automutilation, grève de la faim, tentative de suicide. Ici, il n’y a pas de «libération». Les deux uniques possibilités de sortir sont, selon la curieuse terminologie en vigueur, soit l’expulsion par «vol spécial», soit la «mise au trottoir». Au moment de l’expulsion par vol spécial, le stress, la peur et le désespoir du détenu engendrent parfois des mesures violentes: bâillonnement, piqûre, immobilisation forcée. Des violences policières avec coups et blessures ont été constatées. Deux hommes sont déjà morts en Suisse.

Exceptionnellement, au terme de longs mois d’incarcération, certains détenus ne peuvent être expulsés, faute d’accord de réadmission avec leur pays d’origine. Ils sont «mis au trottoir», terme administratif pour désigner une sorte d’abandon. Avec comme unique consigne de quitter la Suisse dans les quarante-huit heures. Une fois dehors, ne sachant pas où aller, sans argent, bien peu partiront de Suisse. Sans statut légal, ils n’ont aucune chance de s’en sortir. Alors que certains tenteront de survivre tant bien que mal, d’autres tomberont inévitablement dans la délinquance. A chaque instant, ils peuvent à nouveau être arrêtés et, comble de l’absurde, remis en mesure de contrainte.

Au cours de ces deux mois passés à filmer le quotidien des détenus, j’ai noué des liens avec eux. Ils me confient leur peur du retour. Leur biographie est unique. Ils ont ici en Suisse des amis, une famille, des projets de vie. Mais ils appréhendent aussi tous ce moment sans date, sans aucun avertissement ni signe précurseur, où ils se verront signifier que le vol spécial est là, maintenant, tout de suite. Alors, sans se dire au revoir, ils disparaîtront. J’ai ressenti tout au long du tournage une profonde injustice, une honte à l’égard du traitement que ces hommes subissent dans un silence terrible et dans une indifférence générale. Une honte mais aussi la conscience d’une tâche: donner à voir ce lieu et ces visages, comprendre ce qu’implique un enfermement alors qu’aucun délit n’a été commis; et cela sans la possibilité pour la personne incarcérée de connaître la durée de sa détention.

En fin de tournage, je propose à ceux qui me l’autorisent de les photographier. Il m’était revenu en mémoire, pour avoir filmé dans les prisons de pays en conflit, au Caucase, en ex-Yougoslavie, au Rwanda, que les détenus nous remerciaient de leur accorder, en filmant, notre attention, de leur donner une identité et presque une garantie de vie: ils ont un corps, des visages, ils existent. Je voulais prendre le temps de leur dire au revoir et leur témoigner un regard personnel, silencieux, au-delà des mots. Garder une trace de leur peur, de leur colère, de leur dignité et de leur espoir, malgré tout. Sans artifice, dans l’éclairage naturel, je leur ai demandé de se confier librement à l’image. Une fois de retour chez eux, ils garderont en mémoire leur incarcération, la honte qu’elle représente. Ils se souviendront de leur séjour en détention comme une injustice ineffaçable.

Ces visages nous fixent, non pas pour nous juger, mais pour exprimer ce qui se vit silencieusement, dans les vingt-huit prisons administratives en Suisse.

Denis Jutzeler, chef-opérateur sur Vol Spécial, dans le Courrier