Schwarzenbach: les années noires de la politique migratoire suisse
Paru le Mardi 27 Octobre 2009ÉCONOMIE - Entre les années soixante et septante, les initiatives de James Schwarzenbach embrasent l'opinion. Retour sur un discours xénophobe qui continue de faire la fortune politique des tribuns populistes.
En 1968, James Schwarzenbach, conseiller national du parti xénophobe «l'Action Nationale», lance une série d'initiatives afin de réduire de 10% le taux d'étrangers en Suisse. Sa campagne met en garde les citoyens suisses contre le risque de surpopulation étrangère en se servant d'arguments tels que l'atteinte à l'identité culturelle suisse et la surchauffe économique. Mais pourquoi renvoyer les travailleurs immigrés dans leur pays alors que la Suisse est en pleine expansion économique? Selon l'instigateur des initiatives, le statut de saisonnier serait la solution au besoin de main-d'oeuvre croissant de la Confédération. Retour sur la politique migratoire suisse de la fin des années soixante. La Suisse, dès la fin de la seconde guerre mondiale, est en pleine expansion économique et son développement implique un besoin de main-d'oeuvre étrangère toujours croissant. L'Italie, avec qui la Confédération entretient des accords depuis la fin du XIXe siècle est une source sûre – à l'époque, on se méfie des pays trop éloignés, comme la Grèce, la Turquie ou la Yougoslavie – et un gisement de travailleurs. La péninsule italique s'accommode par ailleurs de ce transfert de migrants qui lui permet, en maintenant dans son territoire une certaine stabilité sociale et économique, de prévenir la menace communiste.
Les «accords» de la colère
Mais à partir de 1960, l'Italie, qui voit la demande suisse croître d'année en année, exige une révision des accords de 1948 afin d'améliorer le statut des travailleurs italiens. Ne pouvant se passer de cette main-d'oeuvre, la Confédération est obligée d'entrer en matière. En 1964, un nouvel accord est signé: une autorisation de séjour annuelle est accordée aux travailleurs saisonniers après cinq ans, ainsi que la possibilité de changer de lieu de travail après le même nombre d'années pour les détenteurs d'un permis de séjour. Enfin, pour ces derniers, le délai d'attente pour une demande de regroupement familial passe de 36 à 18 mois.
Ces nouveaux accords déclenchent une réaction violente auprès des partis xénophobes qui traitent le gouvernement fédéral de «marionnette du gouvernement italien». L'«Überfremdung» est le mot-clé de leur campagne par laquelle ils dénoncent la trop grande pression des étrangers sur la vie économique, intellectuelle et spirituelle de la Suisse. Le travailleur migrant non seulement contribue à la surchauffe économique en consommant les biens et les logements des Suisses, mais menace de porter atteinte à l'identité culturelle helvétique. Le Conseil fédéral, en réponse à ces attaques, instaure deux mesures de «double plafonnement» afin de réduire de 5% le personnel étranger. Les travailleurs immigrés doivent par ailleurs demander une autorisation de séjour depuis leur propre pays. Mais ces mesures ne sont pas adaptées à l'économie du pays et freinent le développement des entreprises. Elles sont abandonnées en 1967.
Surenchère xénophobe
C'est alors que survient la première initiative xénophobe contre la pénétration étrangère menée par le Parti démocrate du canton de Zurich. Cette initiative propose un article plafonnant le nombre d'étrangers à 10% de la population. Le Conseil fédéral invite le peuple à rejeter la proposition allant à l'encontre des besoins de l'économie suisse et lance un contre-projet afin de réduire malgré tout l'effectif des travailleurs étrangers. L'initiative ayant subit un échec est retirée en mars 1968.
En 1969, le conseiller national James Schwarzenbach entre en scène et lance la seconde initiative avec son parti «Action nationale contre la pénétration étrangère». Dans tous les cantons, à part Genève, la population immigrée ne devra dépasser les 10% et les entreprises ne pourront plus licencier de travailleurs suisses. Cette nouvelle proposition, qui implique une réduction d'environ 200 000 travailleurs, met à nouveau le Conseil fédéral dans une situation économiquement et diplomatiquement dangereuse. Ce dernier tente à nouveau d'éviter l'initiative qui gagne du terrain auprès de l'opinion publique en proposant un contre-projet. L'initiative est rejetée à 54% avec un record de participation. Le Conseil fédéral doit néanmoins réduire l'immigration qui atteint son premier million en 1970 avec 50% d'Italiens.
Enfin, la dernière initiative Schwarzenbach «contre l'emprise étrangère et le surpeuplement de la Suisse» ordonne le départ de 500 000 travailleurs étrangers avant la fin de l'année 1977. Elle sera évincée par 65,8% des voix. Il est intéressant de noter que les trois initiatives xénophobes qui ont été lancées dans le courant des années 1960-70 ne visaient pas une transformation du statut des saisonniers, ces derniers étant admis en Suisse sans aucune limitation. Chaque printemps, ce sont des milliers de saisonniers qui arrivent quotidiennement en Suisse, laissant leur famille, leurs enfants afin d'apporter leur force de travail en échange d'un salaire. Ils resteront jusqu'au début de l'hiver.
A l'écart de la société
Les travailleurs saisonniers, par définition, ne s'installent jamais sur le territoire suisse. Leur durée de travail est de neuf mois (elle se prolongera dans de nombreux cas jusqu'à onze mois et demi) et leur contrat est renouvelable d'année en année. Pendant l'hiver, ils ont l'obligation de rentrer dans leur pays. C'est l'occasion pour ces travailleurs de retrouver leur famille dont ils ont dû se séparer durant presque une année. En Suisse, les travailleurs saisonniers vivent à l'écart de la société, dans des baraquements à la périphérie des centres urbains. Devant assumer un loyer, et des impôts, et en raison d'un salaire peu élevé (environ 3 fr. 50 de l'heure), le strict minimum est dépensé durant le séjour en Suisse et le maximum est envoyé à la famille restée au pays.
Certains travailleurs viennent accompagnés de leurs femmes, à condition que celles-ci soient également en possession d'un contrat de travail. Les enfants issus de cette union doivent par contre rester au pays, et souffriront pendant de longs mois l'absence de leurs parents. S'ils naissent en Suisse, ils sont immédiatement rapatriés. Mais combien de femmes ont travaillé jusqu'au dernier jour en cachant leur grossesse? Combien d'enfants italiens sont nés sur le territoire suisse et ont vécu cachés dans le silence, en attendant leurs parents?
Certaines familles ayant leur villa aux abords des baraquements de travailleurs se plaignent de cette population essentiellement masculine, marginalisée et sans famille, à l'aspect souvent négligé (économies obligent), qui ne maîtrise pas parfaitement la langue. I
Note : *Historienne
LE PRINCIPE DE ROTATION DE MAIN-D'OEUVRE
Les initiatives Schwarzenbach ne s'appliquent pas aux travailleurs saisonniers. Le principe de rotation de main-d'oeuvre est préféré pour son caractère réversible et transitoire et cela par crainte d'un retournement conjoncturel. Les différentes restrictions adoptées par la Suisse (ci-contre) cherchent à couper dès la racine toute volonté d'établissement en Suisse, ou toute possibilité d'intégration. En outre, cette forme de main-d'oeuvre offre des avantages économiques non négligeables, car le gouvernement suisse n'a à prendre en charge aucune dépense sociale.
Les lois définissant le statut même du saisonnier ne laissent pas de possibilité de développement professionnel ou personnel ou aucun moyen pour ce dernier de se créer une place dans la société. Le saisonnier est une force de travail. A la douane, il doit obligatoirement procéder à la visite médicale. Est-ce par souci pandémique, ou pour s'assurer de la pleine forme des ouvriers qui bâtiront la Suisse de l'avenir? Le statut de saisonnier fut aboli en 2002 seulement, par la signature des accords bilatéraux avec l'Union européenne. Aujourd'hui, les travailleurs italiens sont pour la plupart naturalisés. Les autres ont obtenu un permis d'établissement.
Un long chemin a été parcouru jusqu'à la reconnaissance de ces travailleurs. Il en fut de même pour les Espagnols puis pour les Portugais. Actuellement, la conjoncture à changé et l'Europe enchaîne les crises économiques. Or, la Suisse devra toujours faire appel à la main-d'oeuvre étrangère, n'en déplaise aux partis xénophobes qui attribuent au travailleur étranger ou frontalier tous les maux de la Suisse. Reste toutefois le cas des travailleurs de l'ombre, les clandestins: si le statut de saisonnier à bel et bien disparu légalement, on peut se demander si la Suisse ne continue pas à profiter d'une force de travail dont elle ignore la charge. En refusant de reconnaître l'apport économique du travail des personnes sans statut légal, le gouvernement suisse n'est-il pas à nouveau en train d'exploiter une forme de main-d'oeuvre sans avoir à en assumer les frais? PCT