samedi 29 janvier 2011

La traversée la plus dangereuse au monde

L’année passée, 20.000 clandestins venus d’Amérique centrale ont été enlevés par des narcotrafiquants tandis qu’ils traversaient le Mexique.

Ils l'appellent "la Bête". Ces dernières années, ce train de marchandises qui parcourt le Mexique terrorise les candidats à l’immigration clandestine aux Etats-Unis. Au bout du trajet, pour les uns, le rêve américain. Pour les autres, un cauchemar. Tout au long du voyage, les migrants sont la cible du crime organisé mexicain… et des autorités. Ils sont attaqués, frappés, dépouillés, enlevés en masse, torturés, violés… Avec toujours le même objectif : leur soutirer un numéro de téléphone pour rançonner les familles restées au pays. "Ils se sont rendu compte que les pauvres aussi pouvaient rapporter gros", explique le prêtre Alejandro Solalinde, fondateur d’une auberge qui accueille les migrants dans l’Etat d’Oaxaca. Avec une rançon de 2.000 euros en moyenne, le bénéfice peut atteindre 40 millions d’euros par an.

"Le train a été arrêté par des hommes armés. Ils ont enlevé une quarantaine d’hommes et de femmes." Ce témoignage d’un jeune migrant centraméricain date du 16 décembre dernier. Comme des milliers d’autres, il tentait d’entrer aux Etats-Unis par le Mexique, effectuant ce qu’Amnesty International appelle "la traversée la plus dangereuse du monde".

"Ils nous frappaient avec un morceau de bois très lourd"

Selon l’ONG britannique, 20.000 enlèvements de migrants surviennent chaque année, soit plus de cinquante par jour. Le trafic est d’autant plus juteux qu’il jouit d’une impunité absolue. "Ils sont illégaux et craignent d’être renvoyés dans leur pays d’origine, ils ne portent donc pas plainte, précise le prêtre. Personne ne s’en préoccupe." Tout au moins jusqu’à ces derniers mois: deux scandales ont obligé le gouvernement mexicain à reconnaître, du bout des lèvres, la gravité de la situation. Le 23 août 2010, dans un ranch de San Fernando, près de la frontière avec les Etats-Unis, l’armée découvre les corps de 72 migrants, la plupart originaires d’Amérique centrale. D’après le témoignage d’un survivant, le groupe aurait été enlevé par les Zetas, un des cartels les plus violents du Mexique, et ses membres exécutés après avoir refusé de s’enrôler comme passeurs de drogue ou tueurs.

En décembre dernier, dans le sud du Mexique, c’est un groupe de 40 migrants qui est à son tour enlevé par des hommes armés. Les gouvernements du Salvador, du Guatemala et du Honduras tapent enfin du poing sur la table. Ils dénoncent les constantes violations des droits de l’homme dont les migrants sont victimes et exigent du Mexique une enquête. Un mois plus tard, toujours aucune nouvelle des 40 migrants. La hautcommissaire des Nations unies aux droits de l’homme Navi Pillay s’est dite, la semaine dernière, "profondément préoccupée" par leur sort ainsi que "par les menaces de mort reçues par un éminent défenseur des droits de l’homme mexicain", le père Solalinde. Elle exhorte les autorités mexicaines à "une enquête approfondie et transparente sur les circonstances entourant l’enlèvement et sur les allégations de mauvais traitements et d’abus de la part de la police et des agents de migration".

Pour le père Solalinde, comme pour plusieurs associations de défense des droits de l’homme, les responsabilités sont évidentes: "Il s’agit des Zetas et de fonctionnaires corrompus." L’équipe de l’auberge a précieusement archivé des centaines de témoignages filmés. Les méthodes, les lieux, les agresseurs… sont les mêmes dans des dizaines de récits. "Ils me demandaient le numéro de mes parents. Comme je n’ai pas voulu le leur donner, ils ont dit qu’ils allaient s’amuser avec moi…", raconte Daniel, un adolescent de 15 ans. Guillermo porte, lui, les marques de son long passage à tabac, le bas de son dos, ses fesses et ses cuisses ne sont qu’un énorme hématome. "On avait les mains et les pieds attachés, ils nous laissaient sans manger, sans boire, sans dormir. Ils nous frappaient avec un morceau de bois très lourd." Membres des cartels ou policiers, les criminels sont identifiés. Mais le discours officiel tente de reléguer ces enlèvements à un problème entre migrants centraméricains. "Ils cherchent à cacher que les chefs de ce négoce sont mexicains et que ce sont des hauts fonctionnaires", dénonce le prêtre qui, la semaine dernière, a rencontré le ministre de la Sécurité publique. "Il a beaucoup parlé, pour exposer des chiffres qui n’ont rien à voir avec la réalité. Je suis sorti de l’entretien en me demandant de quel côté il était."

Léonore Mahieux, correspondante à Mexico pour Le Journal du Dimanche

Un Ticket pour se glisser dans la peau d'un clandestin

Avec Ticket, le public est invité à vivre une expérience théâtrale hors du commun. Le spectateur se retrouve au coeur de la réalité des migrants clandestins qui cherchent à fuir leur pays. Déconseillé aux personnes cardiaques, aux femmes enceintes et aux moins de 16 ans, Ticket embarque 80 spectateurs pour un voyage à hauts risques dont ils ne ressortiront pas indemnes, le regard radicalement changé sur ces hommes et ces femmes qu'on nomme les clandestins.

ticket

Ticket raconte de manière hyperréaliste le calvaire des migrants clandestins. Ouest-France

Quatre séances sont organisées, les 9 et 10 février. La première, à 20 h le mercredi, affiche déjà complet. Le public a rendez-vous à l'Embarcadère, avant de suivre les comédiens de la compagnie Intérieur Brut vers un endroit tenu secret où ils embarqueront pour 45 minutes de docu-fiction théâtral. Une expérience inédite où le spectateur devient acteur d'une réalité le plus souvent inhumaine. Entassés, dans le noir, la peur au ventre, telle est la réalité des migrants clandestins, prêts à tout pour rejoindre cette vieille Europe qu'ils considèrent comme leur Eldorado. Passeur, hommes en armes et supplications de ceux qui n'ont plus ni papiers ni identité, rendent l'atmosphère irrespirable.

Présenté au festival d'Avignon en 2009, côté off, Ticket n'a laissé indifférent ni le public ni les critiques. « Expérience à vivre d'urgence », « électrochoc », « acte citoyen », la presse s'est largement fait l'écho de ce moment unique où la réalité se vit l'espace d'une petite heure.

Pour mettre au point Ticket, Jack Souvent, le metteur en scène, a longuement enquêté à Calais auprès de personnes venues clandestinement d'Afrique. Il est aussi allé à la rencontre de ceux qui ont échoué et a travaillé avec un sociologue. Il en a tiré plusieurs heures de sons radiophoniques dont des extraits seront diffusés lors du spectacle. « On n'a qu'un seul but, dit-il : Provoquer une prise de conscience. » Alors, oserez-vous le voyage ?

Mercredi 9 et jeudi 10 février, à 20 h et à 21 h, à l'Embarcadère. Réservations au service culturel (tél. 02 40 80 86 05) ou sur le site de la ville (www.saintsebastien.fr).

Les incohérences de la politique d'asile en ligne de mire

La conseillère fédérale veut que la Suisse renoue avec sa tradition humanitaire et promet une plus grande collaboration avec le HCR. Mais elle juge aussi nécessaire de raccourcir les procédures et de faciliter les renvois.

Elle veut travailler plus étroitement avec le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et serait prête à renouer avec la tradition des contingents, abandonnée en 1996. Mais Simonetta Sommaruga entend aussi raccourcir les procédures d’asile, faciliter les renvois et remédier au fait que seuls 20% des réfugiés reconnus ont un travail, ce qui dénote un problème d’intégration. «Car la Suisse a besoin d’une politique d’asile crédible», dit-elle.

C ’est ce qu’elle a souligné, très clairement, le 20 janvier à Berne, à l’occasion du quatrième symposium sur l’asile. La responsable du Département de justice et police (DFJP) donnera mardi une conférence de presse sur ses 100 premiers jours au Conseil fédéral. Mais elle n’a pas attendu cet évènement pour dévoiler ses premières impulsions en matière de politique d’asile et des étrangers.

Elle devra aussi rapidement empoigner le dossier des sans-papiers, casse-tête fédéral depuis des années. Lors de sa séance du 22 décembre, le Conseil fédéral a évoqué l’idée d’obliger les maîtres d’école à dénoncer les enfants sans papiers. L’idée a très vite provoqué une levée de boucliers. Un groupe de travail, chargé de réfléchir à toute une série de mesures pour régler le problème des clandestins, est censé se pencher sur la question. Il livrera ses conclusions avant la fin de l’année. Il compte aussi s’attaquer au problème des personnes sans statut légal qui cotisent à l’AVS, situation qu’Eveline Widmer-Schlumpf avait qualifiée d’«intolérable» devant le National en mars 2010.

A la marge

Simonetta Sommaruga aurait-elle pu elle-même mettre sur le tapis la chasse aux enfants clandestins? Certains le pensent. Très pragmatique, elle s’est souvent démarquée sur ces questions du courant majoritaire du PS. Au parlement, elle a approuvé le contre-projet sur le renvoi des étrangers criminels, une fois le chapitre sur l’intégration ajouté, et après avoir tenté d’invalider l’initiative de l’UDC, en l’assumant. Alors que la plupart de ses collègues socialistes l’ont fait en se pinçant le nez.

C’est aussi elle qui, dans ses thèses consignées dans le livre Für eine moderne Schweiz, rédigé en 2005 avec Rudolf Strahm, relevait que le PS a réagi avec dix ans de retard sur les questions migratoires. Et qu’il a trop longtemps ignoré la problématique des étrangers mal intégrés. En 2001, elle avait, dans le provocant Manifeste du Gurten, été jusqu’à prôner une «limitation de l’immigration».

Simonetta Sommaruga, résolue à résoudre les incohérences de l’asile pour éviter que la droite dure n’en profite pour se profiler, ose donc aborder des questions jugées iconoclastes dans son parti. Et se montrer dure avec les étrangers qui ne devraient pas rester en Suisse. Mais des proches assurent que la Bernoise est tout à fait contre l’idée de s’en prendre aux enfants sans papiers. Et qu’elle ne croit pas qu’elle puisse être applicable. Voilà qui rassure son camp. Selon nos informations, c’est Ueli Maurer qui a demandé au DFJP d’étudier cette option controversée.

Les contingents de réfugiés? Ces dernières années, le HCR a régulièrement demandé à la Suisse d’accueillir des groupes de réfugiés qui ne peuvent ni rentrer chez eux ni trouver la protection nécessaire dans le premier pays d’accueil. Sans succès. En 2009, l’instance onusienne a même publié un livre-plaidoyer (LT du 16.02.2009), envoyé aux conseillers fédéraux et aux parlementaires. La porte semble désormais se rouvrir avec Simonetta Sommaruga. «Même si aucune promesse n’a été formulée, nous avons senti une certaine ouverture de sa part», confirme Susin Park, la responsable du Bureau suisse du HCR.

Fermeture progressive

Lors des événements de Hongrie en 1956 ou ceux de Tchécoslovaquie en 1968 par exemple, le Conseil fédéral avait accepté des groupes importants de réfugiés, sans les faire passer par la case «procédure individuelle». Puis la hausse des demandes d’asile individuelles en provenance des Balkans a mis fin à la pratique. Depuis 2005, la Suisse accepte des petits groupes de réfugiés proposés par le HCR. Mais en 2005 par exemple, il ne s’agissait que de dix Ouzbeks.

En 2007, Micheline Calmy-Rey, alors présidente, avait défendu au Conseil fédéral l’idée d’accueillir 500 Irakiens. En vain. Malgré cela, la Commission fédérale pour les questions de migration continue d’exiger que la Suisse accueille 200 à 300 réfugiés du HCR par an.

Ce sera un test pour Simonetta Sommaruga. Saura-t-elle se montrer convaincante? Si elle veut éviter une claque devant le Conseil fédéral, elle pourra toujours décider d’accueillir un groupe inférieur à 100 individus. Car en dessous de ce seuil, elle peut agir sans l’aval de ses collègues.

Valérie de Graffenried dans le Temps

«Le racisme est désolant de connerie humaine»

Dany Boon (à droite) et Benoît Poelvoorde, sur le tournage;  le premier a écrit le film en pensant au second. PATHEDany Boon a vécu l'exclusion dans son enfance. Il en fait le sujet de sa nouvelle comédie, «Rien à déclarer».

Depuis le triomphal «Bienvenue chez les Ch'tis», tout le monde se l'arrache. Chaque média en veut une miette, chaque région réclame son avant-première «en présence de». C'est donc un véritable marathon promotionnel que Dany Boon a engagé pour «Rien à déclarer», son nouveau et très attendu long métrage.

Le jour de son passage à Genève, il s'est endormi entre deux interviews. Epuisé, certes, mais, une fois réveillé, attentif et disponible. Prêt à déclarer plein de choses sur ce film, très proche des «Ch'tis» dans la mesure où il y est à nouveau question de préjugés, de racisme plus précisément.

Son enfance explique pourquoi ces questions le préoccupent tant. «Mon père venait de Kabylie, ma mère était du Nord. Quand ils se sont connus, ma mère était mineure, elle est tombée enceinte de moi à 18 ans. Ç'a fait toute une histoire et une partie de ma famille, dont mon grand-père, a rejeté ma mère - entre autres à cause des origines de mon père - puis les enfants.»

Souvenir de mariage

Dany a vu son grand-père une seule fois, le temps de se faire claquer la porte au nez. Il se souvient d'une scène marquante. «Je devais avoir 6 ans et mon frère 3. J'étais bien habillé, mon frère aussi, ma mère aussi. On allait au mariage du jeune frère de ma mère et on n'avait pas le droit de rentrer dans l'église. On était en face, sur le parking. J'ai cette image très précise dans ma tête, on regardait ma famille jeter le riz à la sortie de l'église, nous, on était de l'autre côté de la rue. Je tenais la main de ma mère et elle pleurait? Elle était exclue, paria.»

La maman de Dany Boon vit le succès comme «une réparation». Aujourd'hui, comme par hasard, certains membres de la famille sont revenus vers celui qu'ils avaient rejeté. «Je ne suis pas dupe», sourit-il. Dany n'en veut pas à ce grand-père, cet «étranger» aujourd'hui décédé. «Ce qui est dommage, c'est que chaque moment de vie est précieux et qu'il est gâché par la névrose et par le fait que mon grand-père, totalement buté, est victime de sa propre connerie. Même s'il a fait du mal à ma mère et à ses petits-enfants, je le vois comme une victime.»

Clandestins suisses

Le réalisateur, qui lui-même a «accepté des étrangers dans (sa) propre famille, des clandestins suisses (n.d.l.r.: son épouse Yaël est suissesse, leurs enfants binationaux)», s'inquiète des replis communautaires actuellement constatés un peu partout. «C'est important de revendiquer son identité, ses origines, sa culture, mais dans un but d'échange avec l'autre; j'ai grandi dans cette idée-là. Aujourd'hui, on se radicalise?»

Parce que le rire est son arme, Dany Boon l'utilise pour démontrer l'absurdité du rejet de l'autre. Mais le clown ne se fait pas d'illusions. «Sur le côté pratique, le raciste peut changer; sur le plan théorique, il ne change jamais. C'est ça le grand drame.» Alors essayons d'en rire pour ne pas en pleurer.

Manuela Giroud dans le Nouvelliste

Un grain de sable dans la machine à renvois

Il aura fallu la menace d'une condamnation en justice pour que la Suisse obtempère. Mercredi, les autorités fédérales ont annoncé le gel partiel des renvois de requérants d'asile en Grèce.

Un Afghan transféré de force vers Athènes par la Belgique venait d'obtenir gain de cause auprès de la Cour européenne des droits de l'homme. Un arrêt qui introduit un grain de sable dans le système Dublin. Désormais, les Etats sont tenus d'examiner les demandes d'asile de migrants arrivés par la Grèce. Ils ne peuvent plus se reposer sur la règle selon laquelle c'est au premier pays d'arrivée de s'en charger. En Grèce, les requérants d'asile sont placés en détention, parfois dans des conditions inhumaines. Y déposer une demande d'asile relève du parcours d'obstacles. En décembre 2009 déjà, le Haut commissariat aux réfugiés réclamait la suspension des renvois vers ce pays. Mais la conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf avait rétorqué qu'il n'y avait «aucun indice concret permettant de conclure que la Grèce ne respecte pas ses obligations de droit international». Seules les personnes considérées comme vulnérables ont échappé à l'expulsion. Cette attitude à la Ponce Pilate a permis aux autorités fédérales de jeter encore cinquante personnes dans l'enfer grec en 2010. Tardive, la décision suisse est aussi insuffisante. Les requérants qui ont eu accès à la procédure d'asile en Grèce et y disposaient d'un hébergement pourront toujours être renvoyés. Une dérobade inacceptable, sachant que moins de 0,1% des demandes d'asile y trouvent grâce. Mais la République hellénique n'est pas seule en cause. L'Italie pratique des refoulements en série vers la Libye, et laisse nombre de migrants – y compris avec le statut de réfugié – dans la rue. A Malte, les requérants sont emprisonnés durant la procédure d'asile. C'est donc la machine Dublin qu'il s'agit de mettre hors-service. Un système inique, puisqu'il permet aux Etats du Nord et de l'Ouest de l'Europe – souvent les plus prospères – de sous-traiter l'application du droit d'asile aux pays du Sud et de l'Est. Ces derniers se retrouvent dépassés par l'ampleur de la tâche. Et réagissent par des mesures brutales, comme l'édification d'un mur à la frontière turque par la Grèce et le refoulement des boat people vers la Libye par les garde-côtes italiens. Là encore, il s'agit d'une systématique: avec l'agence Frontex, l'Union européenne s'est dotée d'un dispositif de lutte anti-immigration déployé jusque sur le continent africain. C'est le droit d'asile lui-même que l'Europe met à la porte.

Editorial de Michaël Rodriguez dans le Courrier