samedi 8 janvier 2011

Le nouveau visage de la migration

femme migranteLes femmes représentent désormais la moitié de la population migrante. Droits des travailleurs domestiques, transfert de capital social, protection des enfants, cette nouvelle donne pose bien des questions.

Le 2 décembre dernier, les Nations Unies ont adopté dans la Convention de 1990 sur les travailleurs migrants de nouvelles directives concernant les travailleurs domestiques, qui sont en majorité des femmes. Au même moment, plus de cent experts de quelque cinquante pays se réunissaient au Sénégal pour une conférence intitulée «La face féminine de la migration», organisée par Caritas Internationalis. Pendant longtemps, la migration a été considérée comme une question purement masculine. Or, on constate aujourd'hui une croissance du nombre de femmes s'établissant seules, sans leur famille, dans diverses régions du monde – elles représentent la moitié des 214 millions de migrants, selon l'Organisation internationale pour les migrations (OIM). Ce phénomène soulève des problématiques encore inexplorées, auxquelles les politiques de migrations sont appelées à faire face. Martina Liebsch, directrice des politiques de Caritas Internationalis, rentre de Saly, au Sénégal. Après une année passée à organiser la conférence, elle porte un regard positif sur ces trois jours. Entretien.
Pourquoi Caritas a-t-elle organisé
cette conférence?
Martina Liebsch: De plus en plus de femmes migrent seules, souvent pour soutenir leur famille qui reste dans les pays d'origine. Dans les secteurs dominés par les femmes, comme le ménage ou les soins de santé, la demande de travailleurs dans les pays de destination est en hausse. Or, les politiques de migration négligent cette réalité. Les femmes migrantes sont confrontées à des risques et à des défis spécifiques et se retrouvent souvent dans des situations de vulnérabilité.
En quoi la migration féminine est-elle différente de la masculine?
De manière générale, les femmes ont tendance à être considérées plutôt comme un objet que comme un sujet de droit. Elles vivent souvent une double discrimination: dans leur pays d'origine, le contexte est parfois déjà difficile en raison d'une inégalité des droits. Elles décident de partir chercher une vie meilleure, ajoutant à leur statut de femme celui de migrante. En outre, le voyage dans des conditions irrégulières les vulnérabilise davantage. La problématique de la migration féminine débouche sur bien d'autres questions, comme la traite des femmes et des enfants, les familles «transnationales», mais aussi le transfert du capital social.
Qu'entendez-vous par «transfert du capital social»? Peut-on y voir un aspect positif de la migration féminine?
Oui. L'un des buts de notre conférence était aussi de mettre en relief les aspects positifs de cette migration spécifique. Pensons à l'apport des femmes migrantes aux communautés d'accueil en termes de compétences sociales. Dans leur pays d'origine, il arrive qu'elles rentrent chez elles enrichies de leurs expériences et élaborent un réseau transnational spécifique aux femmes, créant des associations pour les femmes migrantes. Malheureusement, il reste toujours des zones d'ombre: les femmes émigrées qui aident financièrement leurs familles restées au pays ont-elles le pouvoir d'administrer ces fonds et d'en assurer leur bonne utilisation? Dans certains contextes de division sociale, comment le mari gère-t-il la situation? Si l'argent envoyé permet un accès à une meilleure éducation, l'enfant vivant dans une famille monoparentale ou avec ses grands-parents, souvent dépassés, sera-t-il finalement réellement mieux éduqué? Nous sommes face à un cercle vicieux.
Que pensez-vous des nouvelles directives onusiennes adoptées en décembre dernier?
Ces nouvelles recommandations représentent un bon pas en avant. Caritas a travaillé avec le comité des travailleurs migrants, qui veille à l'application de la Convention de 1990. Il faut savoir que le travail à domicile n'est règlementé que dans dix-neuf pays. En Inde, par exemple, aucune loi ne concerne ce sujet. Dans bien des pays, il n'est même pas reconnu comme travail salarié. Des conditions de travail correctes, un nombre maximum d'heures de travail, un jour de congé par semaine, la liberté de se plaindre – dans beaucoup de pays, cela n'existe pas. Bien des femmes souffrent de situations précaires ou de mauvais traitements, deviennent victimes de trafic humain et ne bénéficient d'aucune protection. La Convention des travailleurs migrants fait partie des traités sur les droits de l'homme, droits qui s'adressent également aux domestiques. C'est ce que soulignent ces nouvelles directives.

Le Courrier

Cachez ce voile qu'on ne saurait entendre

Tiens, une nouvelle polémique liée au voile islamique... Cette fois, ce sont les médias du service public qui sont au coeur du débat. L'affaire a été révélée par la Tribune de Genève. Une Neuchâteloise portant le hidjab, le foulard islamique qui enserre le visage, brigue un poste de journaliste à la Radio suisse romande, mettant la SSR en émoi. Le voile est-il compatible avec le devoir de neutralité religieuse de l'institution étatique? Celle-ci est empruntée, car elle n'a pas de directives sur le port de symboles religieux. Elle devra donc rapidement trancher.

Mais déjà les preux défenseurs de la laïcité, à gauche comme à droite, émettent l'avis selon lequel aucune exception ne saurait être admise. Une belle bande d'hypocrites, tant le principe, en Suisse, semble valable uniquement lorsqu'il s'agit de l'islam. Pour preuve: depuis belle lurette, la SSR sous-traite aux Eglises ses émissions d'actualité religieuse, à la radio comme à la télévision. Ce lien entre Eglises et Etat, même s'il est moins visible qu'un bout de tissu, est solidement institutionnalisé. En théorie, la relation incestueuse, avec le risque d'un prosélytisme conscient ou inconscient, est beaucoup plus flagrante que l'engagement d'une journaliste voilée. Mais personne n'a jamais trouvé à y redire.

Et à raison: nos confrères, engagés par les Eglises catholique et protestante, prouvent jour après jour qu'ils sont d'abord des professionnels des médias avant d'être des employés d'Eglise. Avec tact, ils parviennent à garder la distance professionnelle requise entre les actualités religieuses qu'ils couvrent et leur employeur, ainsi que leurs appartenances et convictions religieuses. Reste que les moyens médiatiques engagés par les Eglises ne sont pas anodins: le but est de faire vivre la Parole. Avec l'aide, donc, du service public. Vous avez dit laïcité?

S'agissant d'une musulmane voilée, tout se gâte: elle serait forcément suspecte, incapable de distance critique. Le garde-fou des Devoirs et droits du journaliste ne serait plus valable. Le constat est désolant: tels les taureaux dans l'arène, nos braves politiciens ne voient que le fichu sur la tête, pas ce qu'il y a dedans. Pourtant, la jeune femme a déjà effectué un stage de deux mois à la Radio romande. Croyez-le ou non, elle a même pu interroger des interlocuteurs sans créer d'émeutes!

Quant aux auditeurs, une longue réflexion permet de constater qu'ils ne devraient pas être gênés par un voile qu'ils ne verront jamais. Reste que la question de l'image véhiculée par le service public mérite de poser des jalons clairs. Et justement, à la télévision, une présentatrice, ou même une journaliste, ne doit pas arborer de signes religieux. Mais l'atteinte à la liberté religieuse ne saurait aller beaucoup plus loin.
Le comble, c'est l'émoi que l'on constate chez certains journalistes par ce qu'ils considèrent comme une intolérable atteinte à la séparation des sphères. Venant d'une profession qui pratique sans sourciller la navette entre le monde politique et celui censé l'observer, cela mérite d'être relevé. L'avantage du voile, c'est peut-être qu'il permet d'afficher la couleur...

Edito de Rachad Armanios dans le Courrier

«Dénoncer des enfants? Un effrayant retour en arrière!»

Le Conseil fédéral veut lutter contre l’immigration clandestine. Mais obliger les enseignants à dénoncer des élèves clandestins va à l’encontre de tous les principes. Tollé.

«Si on oblige les enseignants à dénoncer des enfants, je ne vois qu’une solution: la désobéissance civile!» Le ton est donné. Georges Pasquier, président du Syndicat des enseignants romands, n’entre pas en matière une seule seconde sur l’idée émanant du Conseil fédéral de passer par les salles de classe pour débusquer les élèves sans papiers, et donc leurs parents.

Le Conseil fédéral touche là à l’école, dont le devoir est de délivrer un enseignement gratuit, sans discrimination. Il s’en prend à l’enfant, dont l’éducation est un droit qui n’est pas lié à son statut. Et évidemment à l’enseignant, dont le rôle est d’accompagner ses élèves sur le chemin du savoir… et non du retour forcé.

Contre tous les principes

Un groupe de travail de l’administration est actuellement chargé d’examiner la faisabilité de cette mesure lancée parmi d’autres pour lutter contre l’immigration clandestine (lire ci-dessous). Mais obliger les enseignants à la délation irait à l’encontre de tous les principes défendus actuellement.

La scolarisation des enfants sans papiers n’est plus une revendication de militants depuis une vingtaine d’années. Il s’agit d’un acquis, intégré dans des conventions internationales, lois fédérales et cantonales, directives. «Le remettre en cause revient à vouloir retirer le droit de vote aux femmes», explose Tania Ogay, professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Fribourg.

En Suisse, on estime le nombre de sans-papiers entre 100 000 et 300 000. Par déduction, le nombre d’enfants concernés pourrait s’élever à quelques milliers. Neuchâtel recense environ 80 cas par an. Le canton le sait car il rembourse les frais de scolarité aux communes scolarisant des enfants de parents clandestins, soit 250 francs par élève et par an. Des données qui ne sont en aucun cas utilisées pour déloger les parents.

Pas forcément au courant
De leur côté, les enseignants ne sont pas forcément informés du statut de leurs élèves. «Nous le découvrons par hasard», explique Brigitte Roth, enseignante à Renens (VD), qui se souvient du parcours d’une fillette latino. «Lorsqu’elle est arrivée, elle n’avait aucune notion acquise. Elle avait vécu en Allemagne, en Italie. On a pu l’intégrer dans une classe spéciale. Si tel n’avait pas été le cas, la famille serait partie une nouvelle fois.» Pour Brigitte Roth, ce ne sont pas ces enfants qui posent le plus de problèmes, mais ceux dont les parents ne s’occupent pas, suisses ou étrangers.

Directeur du Cycle d’orientation de Pérolles, à Fribourg, Marcel Jaquier aime les belles histoires, celles d’enfants qui ont gravi les échelons en partant d’un statut de sans-papiers. «J’ai accueilli une élève albanaise qui est actuellement en train de finir son doctorat!» Aujourd’hui, il se dit effaré par l’idée de demander aux enseignants de dénoncer ces enfants. «C’est dans l’air du temps, malheureusement», déplore-t-il. «Mais c’est aussi un terrifiant retour en arrière. Cela fait vingt ans que je suis directeur d’école, et jamais on n’a osé remettre en question un acquis, pour lequel je m’engagerais à 150% s’il fallait de nouveau le défendre», poursuit-il.

Les années Schwarzenbach
Si Marcel Jaquier réagit aussi vivement, c’est qu’il a vécu les années Schwarzenbach, du nom de ce conseiller national qui, dans les années 1970, a lancé une série d’initiatives contre les étrangers. Tout un climat qu’a également connu Raymond Durous, ancien enseignant à Lausanne, auteur de plusieurs ouvrages sur la question. «Un jour, ma maîtresse m’a traité de sale Italien, raconte-t-il. En apprenant ce qui se tramait à Berne, je me suis demandé si ce que nous avions vécu pouvait se répéter.»

Georges Pasquier reconnaît que certains enseignants pourraient accepter de dénoncer des élèves. «Il y a certains que l’illégalité dérange», estime-t-il. Et le conseiller national UDC valaisan Oskar Freysinger, enseignant à Sion, ne s’en cache pas: il le ferait. «Pour un enfant, vivre dans l’illégalité est aussi très dommageable psychologiquement. Il ne s’agit pas d’épurer l’école, mais de définir le statut des gens. Soit ces enfants et leurs parents ont de bonnes raisons d’être en Suisse et ils peuvent rester, soit ce n’est pas le cas et il faut les renvoyer.»

Est-ce aussi simple? Enseignant à Leytron (VS), David Evéquoz est pour sa part convaincu de l’effet inverse: «Les parents n’oseront plus envoyer leurs enfants à l’école. C’est la clandestinité qu’on renforce!»


L’IDÉE VIENT D’UN CONSEILLER FÉDÉRAL ET PAS DE L’ADMINISTRATION

UN GESTE POLITIQUE
Le projet d’obliger les enseignants ou leur direction à dénoncer les enfants sans papiers aux autorités n’est pour l’instant qu’une piste de réflexion, mais une piste qui remonte à une décision politique. «Cette proposition ne vient pas de l’administration mais fait suite à une procédure de corapport au sein du Conseil fédéral», fait savoir Dieter Biedermann, porte-parole de l’Office fédéral de la justice.

C’est donc sur proposition d’un ministre que, lors de sa séance du 22 décembre 2010, le Conseil fédéral a intégré «la chasse aux enfants clandestins» au mandat plus large d’évaluation de mesures pour traquer les sans-papiers. Un mandat qui incombe désormais à un groupe de travail composé de fonctionnaires, qui va évaluer, d’ici à la fin de l’année, la faisabilité de la mesure, notamment en regard de la Convention internationale des droits de l’enfant.

Confidentialité des affaires du Conseil fédéral oblige, il est difficile de savoir lequel des sept ministres a demandé au Département de justice et police de Simonetta Sommaruga d’examiner s’il était envisageable d’appeler les enseignants à la délation. Beaucoup imaginent mal que cette proposition choc vienne du camp bourgeois, quand bien même les libéraux-radicaux proposaient cette semaine encore de fermer davantage le robinet de l’immigration. Tous les regards se tournent donc vers le seul UDC du gouvernement, Ueli Maurer. Son parti thématise depuis plusieurs mois les conditions-cadres de l’école et répétait dans un communiqué de presse paru le 20 décembre son rigorisme en matière d’immigration illégale. La chasse aux sans-papiers figure même en bonne place du nouveau programme politique de l’UDC, adopté sur la paille de Coinsins (VD) par les délégués.


L’AVIS DE L’EXPERT DOMINIQUE FÖLLMI
Ancien conseiller d’Etat genevois (PDC), il avait fait accepter la scolarisation des clandestins à la fin des années 1980

Dominique Föllmi, vous êtes resté dans les mémoires parce qu’en 1986 le conseiller d’Etat que vous étiez avait accompagné une petite clandestine turque à l’école, pour éviter que la police ne l’arrête. Comment réagissez-vous à l’idée qu’on puisse reprendre la traque?
Je suis scandalisé et je promets de monter au créneau pour qu’on abandonne tout de suite cette réflexion. Je vais prendre des contacts avec les politiciens fédéraux et avec la direction du PDC. Bien sûr, pour l’instant, ce n’est qu’un embryon de proposition, mais que l’on ose seulement penser à cette mesure est quelque chose de condamnable et de choquant. C’est un retour en arrière. On remet en question 25 ans de réflexion pour intégrer ces enfants à l’école.

Quelles étaient les circonstances de votre geste en 1986?
Quelqu’un m’avait appelé pour me signaler le cas d’une famille turque qui avait été arrêtée par la police. Le père avait été renvoyé par avion et la mère mise en garde à vue car on ne pouvait pas l’expulser puisqu’on ne savait pas où était sa fille. Elle était en colonie de vacances. Des amis de la famille l’avaient cachée quelque temps. A la rentrée des classes, j’ai décidé d’aller la chercher et de l’accompagner à l’école car j’étais certain que la police viendrait l’arrêter. Cette enfant avait finalement pu terminer son année scolaire, mais, moi, j’avais passé un mauvais quart d’heure dans mon canton et j’avais même été convoqué à Berne par le ministre de Justice et Police de l’époque, Arnold Koller.

Quelles furent les conséquences?
A l’époque se posait le problème des saisonniers, qui n’avaient pas droit au regroupement familial et qui étaient quand même rejoints par leur famille. Le canton de Genève a finalement reconnu le droit de ces enfants à être scolarisés en 1989 et la mesure a fait tache d’huile. Tous les cantons ont fini par suivre.

Le ton se durcit de nouveau dans le domaine de l’immigration. Pensez-vous que cette proposition ait une chance dans le contexte actuel?

C’est tout simplement impensable que les enseignants puissent obtempérer si cette idée devait se concrétiser. Aucun d’entre eux ne peut accepter moralement de faire de la délation. Cela va contre leur éthique, contre leur métier qui est de former, et pas de dénoncer. L’UDC parle beaucoup d’école et d’étrangers, c’est le moment ou jamais avec ce sujet de se saisir du problème et de dire stop. J’ai l’espoir que les Suisses vont réagir. Ils ne peuvent pas rester insensibles au sort de ces enfants.

Article signé Magali Goumaz et Stéphanie Germanier dans le Matin