samedi 8 octobre 2011

Chiasso, quand la frontière devient psychose

Dans cette ville née du trafic frontalier, c’est le pire du populisme tessinois qui s’exprime, raconte l’épicier Marco Ferrazzini. Ancien maire adjoint de Chiasso, il critique avec des mots durs les partis politiques, qui enveniment le climat, sans sens des responsabilités.

Chiasso, pour beaucoup, c’est une grande gare et des douanes, infrastructures grâce auxquelles la ville doit son essor à partir de 1850. Aujourd’hui, c’est aussi un centre pour réfugiés, et des dizaines, voire des centaines d’immigrés qui tentent chaque mois de pénétrer clandestinement au Tessin. Ce sont des milliers de frontaliers qui entrent chaque jour en toute légalité pour «envahir» le canton – dixit la Lega.

Délaissant le centre pour le nord-ouest de la ville, nous traversons les voies ferrées, errons dans des espaces fantomatiques parsemés de hangars et de vieilles fabriques, pour arriver soudain dans un quartier d’habitation populaire, au charme désuet, parsemé de jardinets: le quartier de la Via Soldini, où nous dénichons non sans peine le magasin d’alimentation avec bar de Marco Ferrazzini.

Cela fait soixante et un ans qu’il vit ici, et 37 ans qu’il tient le négoce paternel. Le temps semble s’être immobilisé, le monde s’être figé dans ce petit univers qui nous ramène 30 ans en arrière. Son propriétaire y accueille politiciens, artistes et intellectuels, aux côtés des petits vieux ou des balayeurs du quartier, pour échanger potins et idées devant un verre de vin. Pipe à la bouche, regard malicieux, cet ancien politicien de gauche est lui-même ce qu’on appelle un personnage dans la région.

Les angoisses des Tessinois face à la frontière? «Quelles angoisses?» demande-t-il, provocateur. Les immigrés? On rencontre ici et là en ville de Chiasso de petits groupes d’Africains avec une bière en main, mais ils ne se jettent pas sur les passants. «Certes, avec l’arrivée des immigrés maghrébins, des cas de petite délinquance se sont produits, mais à l’intérieur du centre d’enregistrement pour la plupart.»

La polémique enfle pourtant à Chiasso, et la peur semble s’être insinuée dans la population: vols à la tire, avec deux agressions, rixes entre réfugiés, alcoolisme. Le fait que des réfugiés aient soulagé leur vessie contre le mur d’une église a mis le feu aux poudres. La municipalité somme la Confédération de déplacer le centre hors de la ville.

Pour Marco Ferrazzini, qui fut par le passé maire adjoint de Chiasso, le vrai problème est ailleurs: «Les politiciens, et même la presse, créent la psychose.» Quand un maire (PLR) affirme lors d’un débat télévisé que les requérants du centre de Chiasso sont tous des soûlards et des canailles, quel exemple d’équilibre et de bon sens donne-t-il à la population, se demande le retraité. Quand un député (Lega) au Grand Conseil interpelle le gouvernement cantonal sur une «onde de violence et de peur», quel signal lance-t-il?

«A Chiasso, on retrouve la variante la plus fruste de la Lega.» La Lega, responsable d’une dérive vers la droite populiste dans tout le canton, n’a fait qu’exploiter «la pire part des Tessinois», le côté arriéré, peu cultivé, juge Marco Ferrazzini. En vingt ans, les habitants de Chiasso ont quant à eux perdu l’ouverture d’esprit qui en faisait des citoyens de la frontière. En quête du consensus électoral, les autres partis «se laissent conditionner par une politique du paraître et de l’éphémère».

Les frontaliers – dont le nombre a dépassé les 51 000 dans le canton – sont un autre sujet chaud au sud des Alpes. Dans les (rares) usines ou fabriques de Chiasso, les ouvriers viennent presque tous de la Péninsule. «Plus aucun Tessinois ne veut y travailler», lance Marco Ferrazzini. Les locaux vivent surtout du commerce et des banques. Les CFF n’occupent plus que 300 personnes, contre encore 1500 il y a 30 ans. Les rancœurs contre «les Baillis de Berne» – expression de la Lega faisant allusion à la douloureuse période où le Tessin était un bailliage de la Confédération – sont habilement alimentées par la politique tessinoise, critique notre interlocuteur. «Mais si Berne décidait vraiment de fermer les robinets au Tessin, ce serait notre ruine.»

Barbara Knopf, Chiasso, dans le Temps

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